VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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Le Roy rend le combat si inégal en faisant désarmer les tigres, parce qu'il craint pour ses élé-
phants qui lui coûtent fort cher, et qui sont la principale force de son royaume. Je crois en effet que
l'éléphant malgré sa grosseur énorme se tireroit mal du combat à cause de la légèreté du tigre.
En voyant tous ces éléphants rangés en ligne, j'ai fait réflexion que ces prétendues forces du
Royaume sont bien peu de chose ; toutes ces grosses masses ne résisteraient pas longtemps à notre
artillerie, et ces animaux sont plus propres à nuire à ceux qui les emploient qu'à les défendre contre des
ennemis qui les attaqueroient.
Tous les soldats qui bordoient l'isle étoient les troupes choisies de la Cochinchine. Ils étoient
au nombre de mille de diverses compagnies. Mais j'ose assurer que 50 européens les eussent bientost
mis en déroute. Ces pauvres soldats meurent de faim par l'avarice du Roy, et sont si exténués qu'ils ne
peuvent se soutenir.
J'étois allé au palais pour terminer mes affaires, mais ce combat les a encore différé ; j'ai atten-
du jusqu'au retour du Roy, j’ai parlé pendant la nuit au nègre favori qui m'a encore demandé mille
quans. J'ai été obligé après bien des excuses et des contestations de les lui donner encore. Il m'a promis
moyennant ces mille quans de finir toutes mes affaires et de m'obtenir une exemption de tout autre
droit quelconque. Je les lui ai accordés à prendre sur ce que le Roy nous doit sur nos marçhandises
qu'il a dans son palais ; je lui ai fait un nouveau billet pour ces mille quans et suis retourné dans l'espé-
rance de voir terminer toutes les difficultés, Y a-t-il rien de si indigne que la conduite de ce mandarin ?
Lui présent, le Roy m'a pardonné tous ses droits et ce misérable me demande aujourd'hui quatre mille
quans pour avoir la patente du Roy tant pour cette exemption que pour mes autres demandes. D'abord
il ne m'a demandé que deux mille cinq cens quans pour obtenir disait-il la seconde chappe, quoiqu'elle
fût comprise dans la condition que j'avois mise dans mon billet de deux mille cinq cens quans. Je lui ai
encore accordé cette nouvelle somme. Nouvelles assurances de la part de ce fourbe que toutes mes
affaires seroient finies le jour même. Aujourd'hui il faut encore ajouter mille quans. Quelle patience ne
faut-il pas pour traiter avec de pareilles gens ? Le malheur est que ce nègre ou ses gens gardent la
porte du palais et je ne puis parvenir jusqu'au Roy qu'avec la permission de ceux-ci ; quand même le
Roy me demanderait, le pauvre prince n'est pas le maître, parce que ces coquins le trompent et lui
donnent mille raisons pour l'empêcher de me voir et pour m'éloigner du palais. Si la mousson étoit
moins avancée je tenterais auprès de quelques autres mandarins pour me procurer une audience, mais
je suis si pressé de dépêcher le vaisseau et ces gens-ci sont si lents qu'il n'y a pas moyens de rien espé-
rer de ce côté là. D'ailleurs il y aurait tout lieu de craindre que l'autre mandarin auquel je m'adresserais
ne fût pas encore plus fripon, et ne s'accordât même avec celui-ci que tout le monde craint parce qu'il
est favori.
Ce que j'éprouve aujourd'hui me prouve la vérité de ce que m'ont souvent répété plusieurs
mandarins et surtout les missionnaires de ce pays-ci, scavoir que depuis quelques années le Roy livré à
ses plaisirs et abruti par la volupté a perdu le gouvernement réel de son Royaume qu'il a laissé en
proye aux plus voleurs d'entre les mandarins, de façon que ce n'est plus ici que pillages et friponneries
dont personne n'est exempt et que le Roy ignore seul. Sa grande avarice facilite d'ailleurs le désordre,
parce que les voleurs publics le satisfont en lui faisant part de leurs pillages, et par là s'entretiennent
dans leur crédit, ferment la porte du palais à la voix de la justice, et interdisent toute entrée à l'inno-
cence qu'ils oppriment. Avec un tel gouvernement je ne vois pas qu'il y ait désormais de l'agrément à
espérer pour les étrangers qui viendront commercer ici quand même le Roy leur accorderait les plus
beaux privilèges. Les Chinois et les Portugais qui viennent ici tous les ans éprouvent des vexations
inouïes ; ils les souffrent à cause du grand profit que leur donne le commerce de la toutenague, mais
on peut ajouter que malgré ces profits ils se ruineroient s'ils n'étoient aussi fins que ceux avec qui ils
négocient.
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Le 6. — Je suis retourné chez le Nègre comptant y trouver mes trois requestes signées du Roy.
Cet homme après m'avoir fait longtemps attendre à sa porte, m'a envoyé dire par le capitaine des
gardes son associé qu'outre les quatre milles quans que j'étois convenu de lui payer au cas qu'il obtint
mes demandes il faudrait encore compter sept cens cinquante quans pour le droit des trois examina-
teurs dont il m'avoit parlé cy-devant. Dans la dernière entrevue lorsque je lui fis mon billet de quatre
milles quans j'étais convenu avec lui que je serois exempt de ce droit. Cette nouvelle proposition m'eût
beaucoup étonné si j'avais eu moins d'expérience du peu de droiture de ces gens-ci. J'ai d'abord taché à
force de raisons de gagner quelque chose, mais voyant que je perdois mon tems, j'ai repris le plus tran-
quillement qu'il m'a été possible mes requestes et mes billets de ces jours passés, en lui disant que je
ne voulais plus aucune affaire avec lui. Alors le capitaine est allé consulter le Nègre et m'a rapporté
qu'il se contentait de cinq cens quans au lieu de sept cens cinquante qu'il demandait auparavant, c'est-
à-dire que je serois exempt de payer On caï bô, mais que pour eux ils vouloient être payés. Enfin après
beaucoup d'allées et de venues et beaucoup de contestation qui ont été poussées jusque bien avant dans
la nuit, je n'ai pu rabattre que cens quans et leur ai encore passé un billet de quatre cens quans moyen-
nant quoi on m'a promis que toutes mes requestes seroient signées demain. On m'a appris que la
somme qu'on nous avoit volée est bien-tost toute retrouvée : de mille deux cent vingt quans on en a
déjà découvert huit cents, mais je crains que ces derniers n'aient passé de la main d'un voleur dans
celles d'un autre.
Le 7. — J'ai passé la journée à attendre l’effet de la promesse de nos mandarins : mais ce soir
l'interprète m'écrit que mes affaires ne peuvent se terminer que demain : patience.
Il est arrivé aujourd'hui une histoire que je rapporterai pour vous faire connoître la voracité du
peuple de ce pays cy.
Il y a huit ou dix jours que le Roy perdit un de ses éléphants favoris lequel mourut. L'usage est
dans pareil cas qu'on abandonne l'animal au peuple qui le coupe par morceaux et en mange la chair
laquelle passe pour estre la plus délicate de toutes les viandes.
Comme le Roy avait beaucoup aimé cet éléphant il ne voulut pas que sa chair fut mangée,
mais il le fit enterrer avec honneur et se déliant de la voracité de ses sujets, qui malgré ses ordres eus-
sent déterré et mangé le favori, le prince plaça sur son tombeau une garde de soldats qui pendant huit
ou dix jours ont veillé à ce qu'il ne fût pas déterré. Les dix jours expirés le Roy a jugé son éléphant
d'autant mieux pourri que la pluie avoit été continuelle pendant tout ce tems là et par conséquent peu
capable de tenter ses voraces Cochinchinois ; il a fait enlever la garde et une heure après ses propres
soldats ont déterré l'animal, se sont coupés bras et jambes en voulant en arracher leur part à l'envi les
uns des autres et n'ont laissé que les os.
Ces misérables pour excuser leur voracité disent qu'ils meurent de faim. Cependant le pays
fournit abondamment à tous les besoins de la vie, et les vivres sont à très bon marché mais ils sont
obligés de servir le Roy et ne sont pas payés.
Le 8. — Ce matin j'ai reçu une nouvelle lettre de l'interprète qui m'apprend que le garde maga-
zin ayant été chargé de la part du Roy de taxer le prix des marchandises qui sont dans le palais, les a
taxées plus de la moitié au-dessous de leur prix, de façon qu'au lieu de cinq mille six cent soixante et
sept quans que le Roy nous devoit suivant notre facture, il ne nous doit plus suivant la sienne que deux
mille quans qui ne font pas le prix de l’achat en France. Cependant nous n'avons estimé nos marchan-
dises que ce qu'elles valent communément dans le pays, et ce que nous les eussions facilement ven-
dues aux particuliers si le Roy ne les avoit pas gardées dans le palais. Le garde magazin nous joue ce
tour là, m’écrit l’interprète, parce que j’ai oublié de lui présenter quelques centaines de quans.
De plus ce garde magazin me demande pour ses droits sur notre vaisseau quatre cents quans
qu'il faudra encore payer, dit toujours l'interprète, sans quoi rien ne finira. J'espère que demain il paroi-
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tra quelque nouvelle demande, car il y a encore cinq ou six voleurs dont l'office leur donne droit de
retirer une certaine somme des vaisseaux. Cependant, dans le premier accord que j'ai fait avec les
mandarins, en leur faisant d'abord un billet de trois mille quans, ensuite un autre de mille, puis un troi-
sième de quatre cents, j'ai mis pour condition que je serais exempt de tout autre droit.
J'ai trouvé ici l'arbre de Rocon dont on tire dans le pays une assez belle teinture rouge. J'en ai
fait ramasser quelques sacs de gousses pour l'Isle de France.
Le 9. — J'ai encore été obligé de passer un billet au garde magazin pour lui céder deux pièces
de drap qu'il a pris pour son compte sous le nom du Roy, et lui promettre de plus cent quans à condi-
tion qu'il n'abaissera pas le prix de nos marchandises au-dessous de cinq mille trois cents quans.
L'interprette m'a appris que le Roy avoit enfin signé ma première requeste par laquelle je de-
mande l'exemption de tout droit pour notre vaisseau de cette année. Cette requeste signée a été portée
chez On caï bô pour l'avertir que le Roy a tout pardonné et qu'il doit au plus tost envoyer quelqu'un
pour dépêcher nôtre vaisseau.
Le mandarin chargé de faire la recherche des deniers qui nous ont été volés est venu aujour-
d'hui m'avertir qu'on avait déjà recouvré huit cents quans et que j'étois sûr de ne presque
rien perdre, mais avec tout cela je ne vois point reparoitre ces derniers : ils me disent qu'ils n'oseroient
rien rendre que tout ne soit retrouvé.
J'ai encore passé la journée à attendre que le Roy m'accorde mes autres requestes et mon au-
dience de congé, car je suis déterminé à retourner avec tout le comptoir, vu le bouleversement total où
sont actuellement et le commerce et le gouvernement dans ce pays-ci.
Le 10. — Les mandarins entre les mains desquels je suis, m'ont encore appelé chez eux pour
finir mes affaires. Je m'y suis rendu et n'ai trouvé qu'un écrivain lequel m'a fait mille difficultés, et a
tellement embrouillé les choses que je n'ai rien pu comprendre que beaucoup de fourberies. Dans la
circonstance j'ai cru ne pouvoir prendre de meilleur parti que celui de dissimuler. Je suis convenu de
tout ce qu'on m'a proposé, et attaché moyennant cela d'obtenir une audience du Roy sous le prétexte de
prendre congé, les affaires étant comme finies vu mon consentement général à toutes leurs proposi-
tions. Mon vrai dessein étoit de me plaindre au Roy de toutes les coquineries de ses mandarins qui me
font beaucoup de tort en m'arrêtant ici contre ses ordres pour m'extorquer de l'argent et me voler en se
servant pour cela du nom du Roy.
Mais ma dissimulation n'a pas réussi. Ces gens-ci qui sont fins voleurs ont paré le coup en me
prévenant au Palais et m'ont empêché d'entrer en gagnant ceux qui auroient pu avertir le Roy que je
demandais audience. Tout ce que j'ai pu obtenir a été une promesse de me faire entrer demain, et il a
fallu acheter cette promesse.
Je suis constamment resté à la porte du palais quatre ou cinq heures pendant lesquels j'ai eu
tout le temps de faire mes réflexions sur le mauvais gouvernement de ce pays-cy, et sur les désordres
qu'occasionnent la mollesse du prince et son indifférence pour les affaires.
Je voyais les portes de ce palais ouvertes à une troupe de courtisanes et de fripons, fermées
pour tout un peuple de malheureux qui à la sueur de leur front fournissent à la magnificence et aux
plaisirs de leur maître sans que ces pauvres misérables puissent en retour de leurs services obtenir la
simple satisfaction de se plaindre à lui des tyrans qui les oppriment.
Je voyais à cette porte une affluence d'esclaves des deux, sexes qui entroient et sortoient, se
faisoit respecter de tout le monde à cause de la facilité qu'ils ont de parler au Prince ; je me voyais,
ainsi que les plus grands mandarins enfin obligé de mendier la protection de toute cette canaille pour
obtenir un moment d'audience. Toutes mes réflexions m'ont conduit à croire qu'un peuple seroit moins
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malheureux sous un, méchant Roy qui gouverneroit par lui-même que sous un Prince efféminé qui
abandonne le sort de ses sujets entre les mains de ceux qui favorisent ses plaisirs.
Le 11. — Je suis retourné au Palais pour voir l'effet de la promesse qui me fut faite hier ; on
m'a fait attendre cinq ou six heures pendant lesquelles je me suis amusé à considérer les dehors du
Palais.
Le Palais principal des Rois de Cochinchine nommé Phu-king est une grande enceinte de huit
cents pas de longueur sur six cents de largeur dans laquelle sont élevés sans ordre vingt ou trente bâti-
mens séparés les uns des autres par des cours et des jardins. Un mur de briques, maçonné avec de la
terre s'élève à sept pieds de hauteur sur deux d'épaisseur, et ferme presque toute l'enceinte. Mais le mur
manque en quelques endroits et laisse ouverte une partie des deux côtés du palais. Ce défaut de mur
est remplacé par une faible palissade de roseaux secs, et par une haie de bambous qui règne tout le tour
de l'enclos et forme une double enceinte, mais ces bambous paroissent être dans un terrain ingrat et
réussissent si mal qu'ils ont laissé libres partout les approches du mur et des palissades.
En dehors du mur et de la haie de bambou règne une longue galerie ou plutost une espèce de
halle qui forme les quatre faces extérieures du palais. Cette halle est une charpente légère d'environ
quatorze pouces de hauteur sur huit de largeur, couverte de tuiles et portée sur les deux faces les plus
longues par huit cents colonnes d'un bois fort dur. Tous les vides que laissent ces colonnes sont garnis
de canons dont le tiers est monté sur des affûts un peu légers mais très propres. Sur mille deux cents
pièces de canon que j'ai comptées dans cette halle tout le tour du palais, il y en a plus de huit cents de
belle fonte et presque tous du calibre de quatre livres, quelques uns de six et douze pièces de vingt-
quatre.
Ces dernières pièces sont magnifiques. On y voit les armes de Portugal, le nom du fondeur
portugais nommé Joan d'Acrus d'Acunha
1
et l'année à laquelle il fondait ces beaux ouvrages qui est
l'année mille six cent soixante et un (sic).
Les petites pièces sont presque toutes aux armes du Roy de Cambodge qui sont un coq, elles
sont également fondues par les Portugais anciennement établis à Athien, capitale alors du Cambodge.
Les canons de fer sont du calibre de six. Les pièces paroissent hollandaises et plusieurs ont la
marque de la compagnie d'Hollande. On dit que ces canons ont été trouvés sur le banc du Paracel où
les Cochinchinois vont tous les ans faire la pêche et ont souvent trouvé des débris de vaisseaux. On
voit encore sous cette halle des puits creusés de distance en distance, dont l'ouverture élevée de quatre
pieds au dessus de la terre est fermée de plusieurs cadenas. Ce sont là les coffres du Roy lequel y ren-
ferme ses deniers ; du moins les puits sont creusés pour cet usage.
L'extérieur du palais n'a rien d'ailleurs de remarquable que ses portes dont on en compte seize
principales, scavoir quatre sur chaque face. Chacune de ses portes s'annonce par un grand vestibule
élevé sur une terrasse bien maçonnée dont les degrés prennent sur le chemin public, et par un petit
ouvrage de charpente qui s'élève au dessus de tout le corps de bâtiment et ressemble assez à un colom-
bier quoique orné de diverses sculptures dans le goût du pays.
1
Ce Joan d'Acunha avait fait naufrage dans un vaisseau de Macao sur la côte de Cochinchine. Ses compagnons d'infortune parmi lesquels état le fameux Camoens se retirèrent dans le comptoir du Cambodge. Pour lui il se fixa en Cochinchine où il vécut à l'aide de son art et fondit tous ces canons, il est aujourd'hui adoré comme l'esprit inventeur de la fonte et tous les ans les plus grands mandarins d'armes sont obligés d'aller faire des sacrifices sur son tombeau qui est à Hué. Il avait formé plusieurs élèves, mais il ne reste plus ici aucun ouvrier capable de fondre un canon de quatre. (Note du journal.)
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Le Roy seul passe par ces portes et seulement lorsqu'il sort en cérémonie. Chaque porte est
gardée par trois ou quatre hommes qui ont à côté d'eux un râtelier garni de sabres, de lances, de
fourches et de bâtons (ce dernier instrument est plus d'usage que les autres).
A voir ce vaste palais environné d'une si grande quantité de pièces de canon, on s'imagineroit
que le Roy y entretient pour sa garde une garnison nombreuse, au moins suffisamment pour servir
tonte cette artillerie, mais on est bien surpris de ne voir autour du palais qu'une centaine d'hommes qui
font leur garde en élevant des coqs pour le Roy, et faisant de petits ouvrages de bambou pour le ser-
vice du palais. Ces canons annoncent une forteresse et une place de guerre, mais il n'y a presque per-
sonne qui sache les manier. Il n'y a point de munitions d'aucune espèce pour les faire servir dans le
besoin. On ne fabrique de la poudre qu'à mesure que le Prince en commande pour son divertissement.
Il est certain qu'une troupe de deux mille Européens s'empareroit sans résistance de ce palais, l'unique
forteresse du Royaume et seroit en état de le garder contre toutes les forces de son pays, tant le Roy de
Cochinchine est efféminé et ses soldats peu aguerris et mal disciplinés.
Après avoir examiné à loisir les dehors du palais, je suis revenu à la porte par laquelle j'ai cou-
tume d'entrer et après m'avoir attendu le reste du jour on m'a fait entrer aux flambeaux.
Le Roy étoit debout au milieu d'une cour en habits de cérémonie et environné de vingt ou
trente soldats. Le fils de la première concubine étoit à son côté avec le nègre favori, le capitaines des
eunuques et le capitaine des gardes, l'un des examinateurs de notre vaisseau. Après la révérence ordi-
naire, je me suis plaint de l'injustice des mandarins qui me demandent des droits que le Roy m'a par-
donnes. « Et quels droits vous demande-t-on, m'a dit le prince d'un ton railleur? J'ai seulement ordonné
de vous faire payer les droits des trois mandarins examinateurs, c'est-à-dire deux cent cinquante quans
pour chacun d'eux. » J'ai répondu que j'étais convenu de payer ce droit, mais qu'outre cela on me de-
mandait encore en son nom quatre mille quans, droit qui me paroissoit d'autant plus fort que nous
n'avions aucune marchandise, que le plus fort de notre cargaison étoit le présent que nous lui avions
apporté, et que d'ailleurs, il avait eu la bonté de m'accorder publiquement une exemption de tout droit.
« Qui est-ce qui vous demande ces quatre mille quans, a dit le Roy ? Je n'ai pas donné un tel ordre. —
C'est On doï tom qui est ici présent, c'est lui, ai-je dit, montrant le nègre favori, qui exige cette somme
en votre nom. » Le Roy se tournant du côté de On doï tom, lui a demandé pourquoi il exigeoit quatre
mille quans. Celui-ci a répondu que c'était pour le droit de dix pour cent sur nos marchandises. Le
prince a gardé quelque tems le silence, et a paru rêveur, embarrassé sans doute par l'obligation où il se
voyait de condamner son favori ou de manquer à la parole qu'il m'avoit tant de fois donnée publique-
ment. Enfin, l'amitié pour son nègre l'a emporté sur l'honneur et la justice qu'il devoit à des étrangers.
« Hé! quand vous payeriez, a-t-il repris, quatre mille quans, de quoi pouvez-vous vous plaindre? De
tous les étrangers qui sont venus jusqu'à présent dans mes ports, aucun n'en a été quitte à si bon mar-
ché. » Le capitaine des gardes appuyant aussitost le discours de son maître, a rapporté que nous avions
pour quatre vingt mille quans de marchandises et que, suivant la loi, nous devions huit mille quans. J'ai
nié que nous eussions des marchandises pour une telle somme. En effet, mettant à part notre argent qui
ne doit payer aucun droit, nous n'avons pas pour dix mille quans de marchandises. Le Roy a paru en-
core chancelant et incertain sur le parti qu'il devoit prendre, puis sans rien décider, il m'a dit en raillant.
« Eh, vous n'apportez ici que de la drogue et des marchandises qui ne valent rien, pour lesquels vous
demandez des prix exorbitants. Avez-vous jamais vu, a-t-il continué en interrogeant le capitaine des
eunuques, des mauvais draps comme ceux de ce vaisseau, à cinq et à six quans la cobe? Ces étrangers
viennent ici pour changer les colifichets de leur pays contre notre or. »
J'ai jugé par tous ces discours que le prince a été prévenu et indisposé contre nous par son fa-
vori. Je lui ai dit que j'avois été envoyé cette année-ci moins pour faire commerce que pour lui appor-
ter un présent et conclure avec lui, au nom de la nation françoise, un traité de commerce pour l'avenir ;
que lorsqu'on apprendroit en France la manière dont nous avons été reçus, on loueroit beaucoup la
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générosité du Roy, mais on seroit très mécontent de la façon dont les mandarins nous ont vexés ; qu'il
y avoit toute apparence qu'on ne se détermineroit pas à envoyer un second vaisseau, et qu'ainsi je de-
mandois la permission de retourner sans laisser ici personne.
Cette dernière proposition a surpris le Roy qui m'a dit beaucoup de choses pour m'engager à
rester avec le comptoir, mais voyant qu'il ne parloit point de me faire rendre les marchandises qu'il
avoit à nous, et qu'il ne vouloit rien décider sur les quatre mille quans exigés par le favori, j'ai insisté à
dire que les vexations des mandarins ne me permettoient pas de rester. «Eh! bien, je vous permets de
retourner, a dit le Roy, mais promettez-moi de revenir l'année prochaine. J'ai répondu que je ne pou-
vois pas le promettre, parce que ayant été vexé cette année-ci, je n'avois encore pu obtenir aucune
chappe qui nous donnât quelque espérance d'être mieux traités par la suite. Là-dessus le Roy a d'abord
promis que lorsque nous reviendrions, il nous accorderoit toutes sortes de privilèges, ajoutant que cette
année-ci, il ne vouloit encore donner aucune chappe, parce qu'il avoit déjà été trompé par le sieur Friel
et par le médecin anglois qui avoient obtenu de lui de belles chappes et de grands privilèges, et qui
n'étoient pas revenus, qu'il ne vouloit plus se mettre dans le cas de voir ses chappes méprisées et sa
signature inutile.
Je lui ai exposé que nous ne pouvions pas revenir si nous n'avions de sa part quelques assu-
rances d'être bien reçus, et de pouvoir avec liberté, faire notre commerce. J'ai ajouté à cela des pro-
messes de lui apporter des curiosités, si par la concession de privilèges convenables, il nous invitoit à
revenir. Cette promesse de lui apporter chaque année un présent l'a plus touché que toutes les autres
raisons que j'ai pu lui dire d'ailleurs et après m'avoir ordonné de lui abandonner pour ses droits de cette
année les marchandises qui sont dans le palais, apparemment pour satisfaire son favori, il m'a dit de
composer une nouvelle requête pour demander les conditions que je voudrois, excepté le privilège
d'apporter des deniers de toutenague, parce que ce privilège lui étoit trop contraire, et qu'il l'avoit déjà
refusé à son oncle et à la première concubine qui l'avoient sollicité pour des sommes chinoises. Il a
ensuite ajouté que tout ce qu'il pouvoit faire en ma faveur, étoit de m'accorder verbalement le privilège
de ces deniers de toutenague pour un voyage seulement, mais que si nous voulions, comme font
quelques Chinois, apporter les années suivantes des deniers cuivre, nous lui ferions plaisir.
Comme je prenois congé de lui, il m'a répété que j'eusse à faire promptement ma requeste et à
la lui envoyer, qu'il me la signeroit demain. Puis il a ajouté que puisque je prenois le parti de retourner,
il me demandoit dix ou douze jours pour avoir le temps d'écrire au Roy de France et lui envoyer
quelques présens pour lui témoigner le désir sincère où il était de voir ses sujets venir commercer dans
les ports de la Cochinchine, après quoi je me retirai. Le capitaine des gardes en m'accompagnant disait
à mon interprète, je l'avais bien dit à On doï tom, que si nous le laissions entrer, les quatre mille quans
étaient perdus pour nous. C'est lui (c'est-à-dire le nègre favori,) c'est lui qui l'a voulu. Ce discours lâ-
ché imprudemment ne me permet plus de douter du complot formé entre le nègre favori, le capitaine
des gardes et mon interprète pour me voler.
De retour à la maison, je me suis mis, avec l'aide d'un lettré de confiance, à composer une
nouvelle requeste. Comme suivant les apparences je ne reverrai plus ce prince avec lequel on m'a en-
voyé traiter et que je n'aurai plus occasion de parler de lui dans la suite de mon journal, je ne puis me
dispenser d'insérer ici son portrait.
Thieong, le huitième Roy de Cochinchine, de la famille des Dieongs, anciens maires du palais
du Tonquin, est le prince le plus puissant et le plus despotique qui ait commandé la nation cochinchi-
noise. Il règne depuis vingt ans quoiqu'il ne soit que dans la trente neuvième année de son âge. Il pa-
roît fort robuste et d'une bonne constitution. Il est homme de bonne taille et d'une mine avantageuse ;
la tête belle, les cheveux gris, mais longs, épais et bien entretenus ; le front large, les oreilles un peu
allongées, les yeux noirs bien fendus, les sourcils noirs, arqués et peu fournis ; le nez court mais sans
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difformité ; les moustaches noires.et bien garnies, la bouche proportionnée, le menton gros avec
quelques poils de barbe ; le col un peu épais, les épaules et la poitrine larges ; la main potelée, le
ventre gros, la taille massive, les jambes bien tournées et le pied grand. Lorsque ce prince est dans ses
habits de cérémonie, il a l'air noble et se fait aisément distinguer au milieu de tous ses mandarins dont
aucun n'a si bonne mine que lui. Il a le regard doux, le teint assez blanc, mais sujet à variation comme
tous les habitans des pays chauds, plus blancs ou plus bazanés suivant la situation de leur santé. Il se
défigure beaucoup lorsqu'il veut rire, parce qu'il ne lui reste plus dans la bouche que quelques dents
très noires et décharnées.
Jusqu'ici le portrait de ce prince ne lui est pas absolument désavantageux, il gagne même d'être
vu ; mais si on veut aller plus loin et connoître l'homme, le portrait de son cœur et des qualités de son
esprit ne sera plus à son avantage. Ce pauvre Roy est dominé par trois passions principales, passions
qui le remplissent de toutes sortes de mauvaises qualités : Il est avare, passionné pour les femmes et
pétri de vanité. Son avarice le rend cruel, injuste, tyran de son peuple et par conséquent odieux. Son
amour désordonné pour les femmes le rend inappliqué, indifférent pour les devoirs de sa place, mol et
incapable de travail. C'est un amour brutal qui ignore les délicatesses du sentiment, qui ne naît point de
l'estime et de l'affection et qui ne l'attache à aucun objet. Ce prince avare et voluptueux, partagé entre
son sérail et ses coffres-forts, passe sa vie au milieu d'une foule de femmes ramassées çà et là dans
toutes les provinces de son royaume, avec lesquelles il apprend à coudre et à broder, et au milieu d'une
troupe de voleurs publics qui partagent avec lui les dépouilles d'une pauvre nation et viennent avec une
partie de leur proye achetter le droit de voler encore plus impunément.
Ces deux premières passions sont les plus onéreuses pour le peuple qui se voit abandonné de
son Roy et cependant pillé et opprimé en son nom, elles rendent le Prince odieux. La vanité, sa troi-
sième passion, ne fait tort qu'à lui-même et le rend méprisable.
Ce fut dans l'ivresse de sa vanité qu'il osa se donner lui-même le nom de saint et vertueux
Thieong lorsqu'on 1744, il se déclara roi de Cochinchine avec un appareil et une magnificence conve-
nable à un souverain plus puissant que lui. Il donna à cette occasion un édit pour faire revivre dans son
Royaume les usages et surtout la façon de s'habiller de l'ancienne Chine. Il établit par là un luxe qui
flattoit sa vanité aux dépens de ses pauvres sujets, lesquels n'étoient pas en état de fournir à la dépense
qu'il leur ordonnoit de faire.
C'est par un même principe de vanité qu'abandonnant les palais simples de ses ancêtres, il a
fait construire le grand palais qu'il habite aujourd'huy, sur le modèle de celui du Pecquin et qu'il a fait
graver en caractères d'or, sur les portes de chaque appartement du palais, les fastueuses inscriptions
dont la vanité chinoise a honoré la demeure des empereurs. Et pour ne le céder en rien aux souverains
de la Chine, il n'hésite plus à se nommer lui-même le roi du Ciel. « Pourquoi, me dit-il un jour, ne
venez-vous pas plus souvent faire votre cour au Roy du Ciel ? » Ce misérable Prince se croit le plus
riche, le plus puissant, le plus accompli et peut-être le plus heureux de tous les souverains de l'univers.
Je pourrais entrer dans un plus grand détail pour rendre son portrait plus reconnaissable, mais
je crois l'avoir peint d'après nature en disant qu'il est avare, vain et voluptueux, et n'est rien de plus.
Les trois passions qui le dominent occupent si bien toute sa capacité et tout son estre qu'elles ne lui
permettent aucune autre qualité et pas même d'autres vices.
Le 12. — J'ai envoyé, suivant l'ordre que je reçus hier du Roy, l'interprète Miguel, avec une
nouvelle requeste et un état traduit en cochinchinois des marchandises que nous avons au palais
comme cy-dessous.
État des marchandises retenues par le Roy de la Cochinchine.
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SÇAVOIR
6 pièces draps de Mahon écarlatte, du ballot n° 6, tirant ensemble 97
au. 1/4, à. 17 1. l'aune ........................................................................ 16381. 2s. 3d.
8 pièces 5 aunes draps londrins dont on ignore l'aunage mais que
l'on estime valoir suivant la facture ................................................. 1373 » »
6 pièces étoffes de Rheims, id ............................................................... 1128 » »
4 chapeaux castors noirs, 2 dito, blancs.
6 chapeaux à 16 1 ............................................................................. 96 » »
10 couteaux n° 4 à deux lames, à 3 s. 3 d. ............... 4 2 6
3 dito n°5 à 1 lame, à 10 s. 1 d. ................... ............. 1 10 3
5 dito n°8, à 27 s. 6 d. .............................................. 6 17 10 ........... 12 10 3
6 paires cizeaux de Thiery fins à 9 s. 2 d. ................................................. 2 15 »
6 lunettes très fines montées en écaille à 55 s. .......................................... 16 10 »
6 dito plus communes avec étuits à ressorts, à 6 s. 3d. .............................. 1 18 6
93 piastres effectives par lui demandées pour montre des espèces dont nous
étions porteurs et qu'il a gardées, à 51. 2 s. 5 d. la piastre font .................. 476 4 9
12 barils de poudre à mousquet, pesant ensemble 1200 1. à 6 fan. la livre
font 300 pagodes qui font 960 R à 48 s. la R .............................................. 2304 » »
1 pièce guinée d'Yanaon. ................................... 7 6 s. »c.
1 pièce percale . ................................................ 1 20 32
font à raison de 320 R. pour 0/0 pag. et la R à 48s. ..................................... 69 18 »
---------------------
71381. 18s. 9d.
Je me vois avec peine obligé d'abandonner au Roy ces marchandises, mais il n'y a pas moyen
de les retirer. Pour dédommager la Compagnie je voudrois pouvoir recouvrer onze ballots de présents
destinés pour ce prince et pour ses mandarins, lesquels ballots sont encore à Touranne et n'ont pu être
jusqu'ici transportés à Hué soit par la négligence soit par la mauvaise volonté de On caï bo qui en est
chargé. Je n'ai rien négligé pour me remettre en possession de ces présens, mais j'ai affaire à gens qui
ne se dessaisissent pas facilement de ce qu'ils tiennent une fois. Cependant si les choses venoient à être
poussées à bout, nous pourrions fort bien les reprendre.
Dans la requeste que j'ai envoyé présenter au Roy par Miguel je demande la liberté de faire par
la suite notre commerce à notre volonté et l'exemption générale de tous les droits des mandarins qui
ont inspection sur les vaisseaux. Pour obtenir ce privilège j'offre au Roy la somme de quatre mille
quans par vaisseau, parce que je suis aujourd'hui plus que persuadé qu'il n'y a aucune liberté ni aucun
privilège à espérer pour notre commerce si le Roy n'y trouve pas son intérêt. Il a refusé de signer les
premières requestes que je lui ai présentées en me disant naturellement que dans ma demande il n'y
avoit point de profit pour lui.
L'interprette m'a rapporté la réponse favorable du Roy qui a promis de signer demain et de me
faire remettre la Chappe. Ainsi je me dispose à partir demain pour Faïfo.
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On est venu ici présenter deux jeunes princes cousins du Roy à l'évêque, pour être ses écoliers,
c'est-à-dire ses honnêtes domestiques. On ne voit dans cette capitale que des pauvres princes qui meu-
rent de faim, et sont obligés de faire toutes sortes de métiers pour vivre, tandis qu'on voit dans le palais
des esclaves et des nègres remplir les premières dignités et faire trembler la Cochinchine sous leur
authorité. Ce n'est que par cette politique singulière que le Roy inappliqué comme il est, réussit à se
soutenir.
L'envoyé du Roy de Cambodge a présenté aujourd'hui le tribut de son maître. Il n'est point en-
tré au palais ; le Roy était sur un thrône fort élevé dressé à la porte. Le pauvre envoyé à peine pouvoit-
il le voir. Il a fait ses prostrations au milieu du chemin et à plus de cent pas de distance du Roy. Il a
offert des dents d'éléphants, du bois d'aigle, de la cire et quelques curiosités renfermées dans une
grande boite de vernis. Le Roy a fait apporter ce tribut pour ses soldats et a congédié le cambodgien
sans daigner lui parler.
Ces ambassades des Roys et voisins tributaires ne contribuent pas peu à augmenter la vanité
du Roy. Toutes les années, il voit avec plaisir arriver les tributs du Cambodge, du Ciampa, des moï ou
sauvages et d'un petit roi de Laos. Ces quatre tributaires envoyent régulièrement rendre hommage au
Roy du Ciel.
Le 13. — J'ai fini mes comptes avec On caï bo qui m'a fait payer ses droits et ses dépenses
pour l'examen de notre vaisseau, comme il a voulu, c'est-à-dire fort cher. J'ai été obligé d'en passer par
là, pour ne pas m'attirer à dos ce mandarin qui peut beaucoup me nuire dans les circonstances où je me
trouve. D'ailleurs il est bien le maître de se payer malgré moi, car il a entre les mains les deniers qui
nous ont été volés et dont il a recouvré la meilleure partie.
Le Roy fait publier un édit par lequel il retranche la pension de tous les princes de son sang.
Cette pension n'était que d'environ cent quans par teste, mais vu la quantité prodigieuse de princes
cette somme étoit devenue un objet pour l'avarice du Roy. Il fait beaucoup crier contre lui par son
nouvel édit dans lequel il n'a pas ménagé son propre oncle que lui-même et tout son peuple respecte.
J'ai passé le reste de la journée à attendre l'effet de la promesse du Roy et de l'interprète ; mais
voyant la nuit arriver sans aucune réponse, je suis parti pour retourner à Faïfo dans le dessein d'obliger
par là cet interprette et les mandarins à terminer quelque chose. J'ai laissé à l'Evêque le soin de rece-
voir pour moi les bonnes et mauvaises nouvelles.
Ce bon Evêque et tous ses confrères les missionnaires français m'ont rendu mille services, et
m'ont aidé en tout ce qui a dépendu d'eux. L'Évêque m'a beaucoup témoigné de regret de me voir dé-
terminé à retourner avec tout le comptoir. Il n'a rien oublié pour m'engager à commencer ici un établis-
sement, qu'il assure ne pouvoir qu'estre par la suite très avantageux pour la Compagnie. Il seroit d'au-
tant plus charmé de nous voir rester ici, qu'il nous rend la justice que personne de notre vaisseau n'a
donné parmi les chrétiens le moindre scandale, bien différens en cela des Portugais qui se sont faits ici
une très-mauvaise réputation.
Le 14. — Après avoir descendu la rivière toute la nuit, je suis arrivée au point du jour au dé-
barquement et suis venu coucher au pied de la grande montagne de Haï.
Sur la route j'ai rencontré plus de deux cens jeunes paysans qui avoient la cangue au col et
qu'on conduisoit à Hué pour estre soldats. Le Roy ne peut avoir aujourd'hui de soldats qu'en usant de
violence. Toutes ses troupes désertent et fuyent dans le Donaï parce qu'elles ne sont point payées, et
meurent de faim. La désertion est d'autant plus ordinaire qu'elle n'est réprimée par aucun châtiment.
Lorsqu'on peut saisir un déserteur on ne le punit que par quelques coups de bâton.
Le 15. — J'ai traversé la montagne de Haï et suis arrivé à midi de l'autre côté à une anse qui
donne dans la baye de Touranne. J'y ai trouvé le canot du vaisseau et me suis rendu à bord où j'ai pris
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avec le capitaine les derniers arrangements pour notre petite cargaison et le retour du Comptoir. J'ai
mis à bord divers plants que j'ai apportés de Hué, entre autres de sapan et de rocou qui fournissent des
teintures rouges.
Le 16. — Je suis descendu à Touranne où j'ai passé une partie de la journée à retirer quelques
petites sommes qui nous sont dues et à visiter nos convalescents. J'ai vu avec chagrin nos malheureux
matelots à peine échappés des maladies les plus dangereuses se replonger dans l'ivrognerie et toutes
sortes de débauches, comme s'ils se repentoient d'avoir recouvré la santé. Des hommes semblables ne
seroient-ils pas plus heureux de n'avoir que l'instinct ; ils conserveroient au moins leur vie.
Je me suis rembarqué pour aller à Faïfo. J'ai eu occasion de considérer à loisir trois ou quatre
grands rochers élevés au milieu de la rivière et renommés dans toute la Cochinchine pour la bizarrerie
et la singularité de leur forme. Ils sont connus sur les cartes, sous le nom de Sera de Bougio ou mon-
tagne des Singes. Les rochers paroissent avoir été autrefois au milieu de la mer dont ils sont séparés
aujourd'hui par une grande plaine de sable. La pierre qui les compose est une espèce de marbre blanc
très beau. Ils sont couverts de petits arbustes dont les racines embrassent et réunissent une multitude
de grosses masses de rochers. On y voit des cavernes, des chemins et des petits logemens formés par la
nature. Ils sont habités par une grande multitude de singes.
Le goût cochinchinois et la superstition ont trouvé du merveilleux dans ces rochers, lesquels
ont fourni matière à plusieurs contes, de façon qu'on vient de toutes les provinces du royaume pour
voir ces rochers surprenants. Les histoires cochinchinoises rapportent qu'un Roy vint comme les autres
pour satisfaire sa curiosité et mourut subitement en considérant cet ouvrage de la nature, de sorte que
les Roys n'osent plus aujourd'hui en approcher. Ils racontent aussi que dans ces cavernes sont renfer-
més de grands thrésors et je ne sçai quelles pierres prétieuses. En un mot on est persuadé ici que le
destin du Royaume est renfermé dans ces rocailles et qu'un ennemi qui s'en empareroit seroit maître de
tout le pays. Cependant les rochers merveilleux ne sont gardés que par une pagode qui est bâtie au
pied et par plusieurs esprits que les Cochinchinois mettent partout, mais principalement dans ces lieux
extraordinaires.
Le 17. — Je suis arrivé au point du jour à Faïfo où j'ai trouvé tout le monde en bonne santé :
nous avons fait achat de quelques picqs de sucre.
Le 18. — Nous continuons à acheter du sucre. Comme la belle saison commence à revenir,
peut-être les marchands se détermineront-ils à nous apporter leurs marchandises.
J'ai acheté quelques catis de graine de la belle teinture de Diou pour en faire l'essai à l'Isle de France et
de la graine d'Indigo pour le même motif.
Le 19. — Depuis le commencement de ce mois-ci nous jouissons d’un beau printems ; et il
commence à faire très chaud. Nous avons reçu la visite de M. d'Azemat, procureur des missionnaires
français, qui m'a apporté divers plants entre autres des sapins qui viennent ici d'une belle hauteur et
sont fort estimés. On a eu bien de la peine à les tirer des montagnes où la nature les produit, et où le
Roy le fait conserver sous bonne garde parce qu'il estime beaucoup cette espèce de bois pour la mature
de ses galères. Pour avoir nos plants nous avons envoyé de pauvres gens qui n'avaient rien à perdre et
à risquer.
J'ai reçu la visite du mandarin qui a inspection sur les sommes chinoises. Cet homme suivant
la coutume des gens de son espèce, a employé le temps de sa visite â me faire mille demandes impor-
tunes.
Le 20. — Nous avons envoyé à bord un champan chargé de diverses marchandises. Nous ne
voyons plus paraître aucun marchand de sucre. Il y en a cependant encore beaucoup dans le pays.
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J'ai achetté quelques pièces de satin blanc d'une assez belle fabrique ; il est certain que ces
gens-ci fabriqueroient par la suite de très bonnes étoffes de soye si le commerce des Européens leur en
faisoit espérer le débit. Leur soye est d'une belle qualité. Le pays en fournit beaucoup et en fourniroit
davantage si les Cochinchinois en trouvoient le débouché. Aujourd'hui ils ne cultivent le mûrier et
n'élèvent de vers à soye qu'à proportion du débit qu'ils trouvent de cette marchandise.
Comme nous sommes venus ici dans l'arrière saison, nous avons trouvé les soyes consommées
et n'avons pu acheter que de petites parties de la seconde main, et chères par conséquent. Nous n'avons
pu en trouver que chez les ouvriers qui les avoient achetées pour leur fabrique à la quatrième lune,
tems de la récolte.
Si les Cochinchinois trouvoient le débit des soyes qu'ils pourroient tirer, ils s'y appliqueroient
d'autant plus volontiers que le mûrier n'occupe que les terres ingrates et incapables de produire autre
chose. Ils choisissent pour ces plantations des terrains sablonneux sur les bords de la mer et des ri-
vières. A la onzième lune sur la fin des pluies, ils coupent les branches des mûriers de l’année précé-
dente, les divisent en petits plants de cinq à six pouces de longueur et les enfoncent obliquement dans
la terre légèrement remuée. Ils les transplantent ainsi à peu près comme un jardinier qui transplante de
la laitue et dans moins de deux mois tous ces plants sont couverts de feuilles, et forment un coup d'oïl
agréable à peu près comme un vignoble. A la seconde lune, on les dépouille de leur verdure pour nour-
rir les vers, et tous les ans on recommence la nouvelle opération. Par là les Cochinchinois tirent plus
de feuilles et les ont plus tendres.
Le 21. — Nous avons achetté quelques picqs de très beau sucre à raison de quatorze quans
deux masses le picq cochinchinois de cent cinquante catis. Cette denrée est la plus abondante que
fournisse la Cochinchine. C'est dans la province de Cham, sur les bords de la rivière de Faïfo que sont
toutes les sucreries du royaume. Il n'y a pas longtemps que les Cochinchinois se sont appliqués à faire
une certaine quantité de sucre. Ci-devant ils n'en faisoient que pour la consommation du pays, mais les
marchands chinois leur ayant fourni un débouché, ils ont tellement multiplié les raffineries qu'ils sont
en état de charger aujourd'hui quatre-vingt sommes du superflu de la consommation qui s'en fait dans
le royaume.
Les sucreries occupent ici divers ouvriers. Les uns cultivent la canne. Les autres, après l'avoir
achetté de ceux-ci, la font passer au moulin, en expriment le vésou qu'ils réduisent en sirop par le
moyen de la première cuisson. Une troisième espèce d'ouvriers achète le sirop qui se vend par jarre, et
par de nouvelles cuissons lui font prendre la consistance du sel, le raffinent et le vendent au public.
Si une compagnie ou un riche particulier voulait s'emparer de tout le sucre de la Cochinchine,
il n'aurait dans le temps de la coupe des cannes, c'est-à-dire à la première lune, il n'aurait, dis-je, qu’à
donner aux paysans quelques caches de plus que le prix ordinaire par jarre, et il serait sûr d'avoir tout
le sucre du pays. Ce sirop se donne à très vil prix. La jarre vaut ordinairement deux masses moins
quelques caches, et elle rend jusqu'à vingt catis de sucre.
Toutes les opérations de la raffinerie sont simples et entièrement semblables pour le fond à
celles de nos sucreries d'Amérique. Ils n'ont point encore eu l'esprit de faire des moulins à eau ; ils
n'emploient que la force des buffles pour faire tourner leur passoir.
Le 22. — J'ai acheté aujourd'hui deux picqs de la graine de Diou ou fleur rouge. Je me suis in-
formé de la manière de semer cette graine et d'en cultiver la plante. Voici ce que m'a dit l'expert que
j'ai consulté.
Le Diou se sème au commencement du printemps, on le sème comme du riz ou du blé. On
choisit une bonne terre un peu sèche et où l'eau ne puisse jamais séjourner, car la pluie et l'humidité
nuisent à la plante. La plante est dix jours avant de lever ; au bout de cinquante jours la plante porte VOYAGE
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fleur ; d'abord elle est d'une couleur blanchâtre, le second jour elle rougit un peu, le troisième jour elle
est entièrement rouge. Le quatrième avant le lever du soleil on la cueille.
On choisit ce temp là pour se garantir des épines dont la plante est couverte et qui, étant mouil-
lées le matin par la rosée, sont molles et ne sauroient piquer. Dès que la fleur est ramassée dans des
paniers on les jette le soir dans des bacquets d'eau pour rendre les fleurs adhérentes les unes aux
autres, et empêcher par là que le vent ne les emporte lorsque le lendemain on les fait sécher sur des
clayes. Dès que les fleurs sont sèches, on les ferme avec soin dans des sacs pour les garantir des vers
qui s'y mettroient si elles n'étaient bien closes.
Cet inconvénient n'aurait peut-être pas lieu dans un autre pays que la Cochinchine, où il y a
une si grande quantité de vers qu'on ne sauroit rien conserver.
Cette fleur ainsi séchée est une des plus belles matières de teinture rouge qu'on puisse voir.
Les gens du pays en font beaucoup de cas, et les Chinois en enlèvent une grande quantité tous les ans.
Cette marchandise vaut quelquefois jusqu'à soixante et dix-sept quans le picq. Cette année elle ne vaut
que vingt à vingt-quatre quans. Comme nous avons eu le malheur d'arriver dans la saison des pluies, je
crains que la petite partie de cette marchandise, que nous avons achetée ne parvienne en très mauvais
état à la Compagnie, parce que nous l'avons achettée dans un temps où l'on ne peut rien faire sécher et
où les vers se mettent partout. Les Chinois, après avoir porté chez eux le Diou, en composent une pâte
sèche ou plutôt une espèce de farine rouge qu'ils rapportent et vendent en Cochinchine pour les tein-
tures.
Cette matière ainsi préparée coûte fort cher et vaut un quan la livre. C'est pour cela que les
étrangers sont fort surpris qu'on leur demande huit ou dix quans pour la teinture d'une pièce qui ne
vaut par elle-même que deux ou trois quans et cela pour une teinture provenant du pays.
Il faut avoir attention, lorsqu'on cueille la fleur, d'en laisser une certaine quantité pour avoir de
la graine l'année suivante.
On distingue aisément la première sorte de Diou parce qu'elle est plus rouge et a le coup d'œil
plus frais et plus vif. La seconde sorte est mêlée beaucoup plus de petits filets blanchâtres. C'est que la
fleur a été cueillie avant le tems. Le bon Diou étant mis à la bouche et mâché doit rendre la salive jau-
nâtre.
Le 23. — Nous avons reçu la visite de M. d'Azemat, missionnaire français, qui m'a procuré
une grande quantité de plants que je lui avois demandé pour la colonie de l'Isle de France. Il m'a entre
autres apporté des arbres de satin, des meuriers de la grande espèce, des arbres de résine, de vernis, de
teinture verte, des orangers et divers autres arbres particuliers à ce pays.
L'on m'a rapporté d'ailleurs des plants de poivrier, de cannelliers, de bois d'aigle, de rottins et
divers autres arbres dont le transport ne peut être que très utile à la colonie de l'Isle de France. On nous
a fait voir aujourd'hui quelques étoffes de soye du pays qui sont fortes et bien fabriquées.
Le 24, — J'ai fait transporter à bord les plants qui me furent apportés hier avec une partie de
notre ménage.
J'ai fait venir de la campagne des cocons de vers à soye pour en laisser éclore les papillons et
par là être plus sûr d'avoir de la graine fraîche pour transporter à l'Isle de France.
Comme je ne doute nullement que le ver à soye ne réunisse dans notre colonie, j'ai fait em-
plette d'un petit métier pour tirer les fils du cocon. L'ouvrage est un peu grossièrement travaillé mais
l'invention en est simple et paroît bonne. Le métier coûté un quan. C'est dans le même dessein de ser-
vir notre colonie que j'ai achetté deux petits moulins extrêmement commodes pour épailler le nély ou
riz en paille.
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J'ai reçu une lettre de l'Evêque par laquelle j'apprends que les présents qui nous étoient restés à
Touranne et dont je n'avois pu obtenir le transport pendant mon séjour à Hué, sont enfin arrivés, que le
Roy les a reçus et en a été fort content. La même lettre m'apprend que le Roy a disposé à sa fantaisie
des présents destinés pour les mandarins, c'est-à-dire qu'il en a gardé la meilleure partie.
Je suis bien fâché aujourd'hui de voir tous ces beaux présents entre les mains de gens qui les
méritent si peu, mais je n'ai pu l'empêcher.
Ce qui me fâche le plus c'est d'apprendre que le même bateau qui a transporté à la cour les pré-
sens y a également porté quelques articles de marchandises que nous avions laissé en dépôt à la
douane et que je n'avois pu encore retirer par la mauvaise volonté du mandarin On-caï-bo quoique le
Roy eût ordonné de me les rendre. C'est encore des marchandises perdues pour la Compagnie, car tout
ce qui va dans les magasins du Roy n'en sort plus.
Ce nouvel article joint à celui des marchandises qui étoient dans le palais fera une somme bien
considérable comme on peut voir par la facture ci-après. J'écris cependant à l'évêque de faire ses ef-
forts, pour retirer ces dernières mais je n'en espère rien.
État des marchandises qui ont été enlevées à la douane de Touranne
et transportées dans le magazin du Roy.
2614 m. de soufre en 4 bariques provenant de l'Isle de France
à 6 l. 10 s. 4 d. monnaie forte le quintal, faisant de .................................. 242 1. 4 s. 7 d.
29 sacs soufre de Pondichéry pesants 3500 1. à 18 pag. le bard,
131 pag. font, à raison de 320 roupies pour 0/0 (la roupie à 48 s.) ........... 1007 12 »
30 sacs de salpêtre pesant ensemble 3000 à 20 pagodes, 125 pag.
qui font argent de France ......................................................................... 960 » »
1 pompe de ville en cuivre rouge 360 pag.
faisant 960 roup. à 48 fr. la roupie ............................................................... 304 » »1
--------------------
4513 16s. 7d.
Cette pompe de ville nous avoit été donnée à Pondichéry par M. Dupleix pour ajouter aux pré-
sents du Roy, mais voyant la quantité des premiers présents plus que suffisante, j'avois voulu ménager
cette pompe pour une autre occasion. J'avois obtenu du mandarin un ordre pour me la faire rendre, et
avois écrit d'Hué à M. Laurens de la faire rembarquer. Ce monsieur m'a écrit que l'affaire étoit faite, de
façon que je suis aujourd'hui fort surpris d'apprendre que ce meuble est encore perdu pour la Compa-
gnie.
Le 25. — J'ai reçu une seconde lettre de monseigneur l'Evêque par laquelle ce prélat m'ap-
prend que M. Lidur, missionnaire françois, fut dernièrement appelé par ordre du Roy chez le secrétaire
d'Etat On-caï-an-tin pour faire la traduction d'une lettre que le prince Cochinchinois veut envoyer au
Roy de France, avec un catalogue de présents dont la lettre doit être accompagnée.
1
Note JPM : ici une erreur de Cordier, il faut lire : « faisant 960 roup. à 48 s. la roupie soit : 2304 l.
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Voici la copie de cette traduction fournie par l'autheur à l'Evêque qui me l'envoye aujourd'hui
dans sa lettre et m'assure que la traduction conserve scrupuleusement le sens de l'original.
Lettre du Roy de Cochinchine écrite au Roy de France
(traduite en français)
Le Roy de Cochinchine vénère très respectueusement le Roy de France. Votre Majesté saura
que par succession et obéissance à nos ancêtres, nous régnons avec douceur dans la partie méridionale
de la Chine, que dans notre royaume nous aimons tout notre peuple, et qu'en dehors de notre royaume
nous faisons amitié avec les royaumes voisins. Quoique tous les étrangers proches ou éloignés vien-
nent commercer pour faire du gain, nous leur faisons politesse avec douceur d'un même cœur. Est-ce
que nous faisons distinction de ceux qui viennent de ce port et de ceux qui viennent de cet autre ? Est-
ce que nous voulons que le royaume de Tân (autrefois Roy de Chine) soit maigre, ou le Royaume de
Viêt (autrefois aussi Roy de Chine) soit gras ? la partie de l'Occident et notre royaume sont des
royaumes éloignés des dizaines de milliers de lieues, séparés par le ciel d'un bout à l'autre, par la mer
blanche et les nuées vertes, il n'y a encore jamais eu de communication de lettre, ni d'allées et de ve-
nues ; et comme on y pensait le moins l'illustre royaume de France n'a pas été rebuté d'un voyage long
et difficile, des flots et des vents et a envoyé un homme intelligent et habile pour porter un paquet de
lettres avec des présents et par là faire connoître tout ce qu'il y a dans son cœur. Après avoir bien ré-
fléchi sur les grâces et les faveurs semblables aux montagnes élevées et aux eaux profondes dès à pré-
sent et à l'avenir nous conjurons et demandons que ce Royaume-ci avec le royaume de France soient
en joye et soient dorénavant comme un, affin que les deux Royaumes lient amitié et soient bien unis et
que les grandes faveurs que nous avons reçues soient imprimées longtemps et des milliers d'années
dans notre cœur. Nous pensons que l'illustre prince nous a déjà donné un présent comme le fruit qui
s'appelle Dao1
, mais nous ne savons que prendre pour rendre comme le fruit qui s'appelle li (ou pêche)
nous envoyons avec respect un vil présent afin qu'on se fie bien à notre cœur. Par cette présente, nous
respectons votre Majesté.
Catalogue des choses qui composent le présent.
Quatre dents d'éléphants,
Cinq pièces de bois
2
à fleurs,
Cinq cens livres de sucre candy,
Cinq cens livres de sucre en poudre,
Cinq pièces de bois d'ébène,
Vingt petits bâtons creux à fleurs.
Par la disposition du ciel l'an du serpent le 27 de la onzième lune, c'est-à-dire le 5e
de janvier
mil sept cent cinquante.
* * *
L'Evêque m'apprend dans sa lettre que le Roy presse beaucoup ses mandarins de nous expé-
dier. Il me conseille d'attendre encore jusqu'au vingt-cinquième de la lune
3
, temps auquel on ferme les
1
C'est un fruit rouge.
Cette expression fait allusion à une coutume qui est en Chine. Une personne donne un fruit appelé dao à quel-qu'un qui lui rend en reconnaissance un fruit appelé li et qui est de moindre prix que le dao, l'application est aisée à faire.
2
Note JPM : Probable erreur de transcription due à Cordier. On préférerait « soie »
3
C'est aujourd'hui le 18e de la lune qui est la 12e
.
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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sceaux, parce que si nos affaires ne sont pas terminées d'ici à ce temps-là, il nous faudroit ensuite at-
tendre plus d'un mois et demi pour laisser passer toutes les cérémonies de la nouvelle année. Je ne sçâi
que penser de tous ces délais. Je ne vois point encore paraître ce mandarin examinateur que le Roy m'a
cependant accordé depuis deux mois.
Le 26. — Depuis la pleine lune il pleut continuellement, cela ne nous a pas empêché d'acheter
encore quelques picqs de sucre. Le mandarin ne paroît pas encore et ce qu'il y a de fâcheux c'est que sa
présence est nécessaire pour que nous puissions embarquer nos marchandises ; du moins notre timide
interprette et les bateliers n'osent s'en charger avant l'arrivée du mandarin.
L'on nous apporte journellement beaucoup de pièces de soye, mais nous ne pouvons les achet-
ter quoiqu'on les laisse à très bon marché parce que ces pièces sont légères, étroites et de peu d'ou-
vrage. Les Cochinchinois ne portent que des étoffes légères, tant à cause de la chaleur du pays que par
pauvreté. Ils ne seraient pas état de mettre le prix à des étoffes d'une meilleure fabrique, mais si nous
avions du temps et des caches nous pourrions tirer d'ici des satins, des damas, des gourgonrans etc.
d'aussi
bonne fabrique que ceux qu'on tire de la Chine. Il faudroit pour cela les commander et y mettre
un bon prix pour encourager les ouvriers dans les commencemens et les accoutumer à fournir de bons
ouvrages. On nous a apporté aujourd'hui une pièce de soye croisée qui est forte, bonne, de grande leze
et très bien fabriquée. Cette pièce a voit été commandée, aussi a-t-elle coûté vingt quans, parce que
dans ce pays-ci comme ailleurs les ouvriers ne quittent pas leur routine sans y être poussés par un gain
supérieur à celui qu'ils font ordinairement. Ces essais des fabricants cochinchinois sont une preuve
qu'on pourroit par la suite tirer de leurs mains des ouvrages plus solides que ceux qu'ils ont coutume
de fournir. Je suis persuadé que les premiers Européens qui sont allés à la Chine n'en ont pas tiré les
beaux patissoyes et lampas qu'on en tire aujourd'huy.
Le 27. — Nous avons continué à achetter du sucre, les marchands commencent à s'accoutumer
à être plus raisonnables. On m'a apporté de l'indigo qui est beau et à bon marché, mais il n'est pas mar-
chand parce qu'il n'est pas sec. Les ouvriers le conservent liquide dans des jarres : ils le vendent de
même aux teinturiers. La jarre qui pèse cent livres se vent un quan cinq masses. Je suppose qu'en le
faisant sécher il se réduise à vingt-cinq livres, cette marchandise ne seroit pas chère. J'en ai acheté six
jarres pour essay ; dans la saison on pourroit trouver deux milles jarres et je crois qu'on viendroit à
bout d'accoutumer les ouvriers à le réduire en morceaux secs comme celui d'Amérique.
J’ai acheté un essay de différens rottins, le pays en produit abondamment. On en distingue
cinq ou six sortes qui ne diffèrent que par leur grosseur, et la distance de leurs nœuds. Tous ces rottins
sont d'un grand usage, mais ils ne valent pas celui de Malac qui a les nœuds plus séparés ; mais les
Chinois en apportent de là et le vendent ici préférablement à celui du pays.
Le 28. — Il s'est présenté plusieurs marchands de sucre mais ils ont tenté tant de ruses pour
nous tromper, que nous n’avons pu faire aucun marché avec eux.
Nous avons reçu quelques pièces de différents bois que j'avais commandées dans les mon-
tagnes pour en envoyer une montre dans l'Inde.
Ce pay-ci est fertile en beaux bois tant pour la construction des bâtimens et la charpente des
maisons que pour les meubles. Je crois qu'il y a même peu de pays au monde si riche de ce côté-là que
la Cochinchine.
Le bois le plus propre pour la construction qui se trouve ici, est une espèce de bois de thec,
mais il est plus solide, plus léger et a le grain plus fin que le thec des Indes. Le ver y travaille diffici-
lement. Les gens du pays le nomment chao chagne. On en trouve abondamment surtout dans la pro-
vince de Donaï limitrophe du Cambodge. On l'achète sur les lieux en bordages de quatre-vingt et cent
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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pièces de longueur sur trois ou quatre pouces d'épaisseur. Toutes les galères et les grands batteaux du
pays sont construits de ce bois-là. Depuis deux ou trois ans le Roy a défendu d'en couper sans une
permission expresse, mais cela n'empêche pas les entrepreneurs de bois d'en fournir une grande quanti-
té au public.
Le 29. — Nous avons embarqué un millier de canastres de sucre avec quelques autres mar-
chandises. J'ai été obligé d'accompagner nos batteaux d'envoi pour les faire passer aux douanes et
aplanir les mauvaises difficultés que les mandarins auroient pu nous faire ; tout a passé librement.
Le 30. — Je me suis rendu à bord où j'ai pris avec M. le capitaine des arrangemens pour notre
départ.
En passant à Touranne, j'ai rendu visite au petit mandarin on doï et lui ai offert un présent au
nom de la Compagnie pour le remercier de tous les services qu'il nous a rendus jusqu'ici depuis le
premier jour de notre arrivée.
C’est le seul mandarin dans lequel nous ayons éprouvé de la droiture et une vraie politesse
sans intérest.
J'ai appris chez ce mandarin que l'examinateur de notre vaisseau était enfin arrivé à Faïfo avec
nos dépêches et une lettre du prince cochinchinois accompagnée de quelques présents pour le Roy de
France. Sur cette nouvelle je suis retourné à Faïfo. ,
Le 31. — A mon arrivée j'ai reçu la visite des deux mandarins examinateurs accompagnés de
l'interprète Miguel. Celui-ci m'a dit qu’enfin nos affaires étoient terminées, que le Roy me pardonnoit
tous les droits, et avoit signé la requeste que je lui avois présenté, que cette requeste signée du pinceau
rouge étoit entre les mains des deux examinateurs du vaisseau. Je me suis adressé à ceux-ci pour leur
demander cette requeste, mais les fripons m'ont dit que quoique le Roy me pardonnât par écrit tous ces
droits, il exigeoit cependant trois mille quans, que les marchandises que nous avions dans le palais
avoient été estimées par les gardes magazins mille huit cent quans, qu'ainsi je devais encore mille deux
cens quans.
Cette nouvelle demande ne m'a pas peu surpris, d'autant plus qu'il n'est pas aisé d'accorder
cette prétendue exemption de tout droit avec l'obligation de payer trois mille quans. Je ne peux pas me
persuader qu'un semblable tour vienne du Roy, parce que ce seroit une injustice contre toutes les lois
du royaume, vu que notre présent qui est très considérable doit nous exempter de tout droit. D'ailleurs
nous n'avons pas de marchandises suffisamment pour faire la somme de trois milles quans à raison de
dix pour cent suivant la loy. De plus le peu de marchandises que nous avons dans le palais, le Roy les
garde et je les lui ai offertes (voyant que je n'en serois pas payé). Il les a acceptées, elles se montent à
plus de six mille quans suivant notre facture en y comprenant les dernières marchandises enlevées de
Touranne et portées à Hué avec les présents, cy devant l'estimation de la moitié de ces marchandises
faite par ordre du Roy se montait à deux mille quans. Aujourd'hui que l'autre partie y est jointe et
comptée, pourquoi l'estimation du tout ne monte-t-elle qu'à mille huit cens? En un mot que de contra-
dictions, que d'injustices dans un tel procédé !
J'ai répondu à ces gens-là que la loi m'avoit accordé une exemption générale de tous droits,
que la Chappe contenant cette exemption étoit entre leurs mains et que je les sommois de me la re-
mettre. Ils me l'ont promis sur le-champ mais moyennant la somme de mille deux cens quans. Comme
j'ai insisté à nier une telle dette ils sont retournés chez eux et ont envoyé des soldats défendre aux bate-
liers de charger nos effets, et aux douaniers de nous laisser passer.
Après avoir consulté avec nos messieurs sur les embarras et les retardemens où nous jetoit une
conduite aussi injuste, j'ai pris le parti de leur envoyer la somme qu'ils me demandoient. Aussitôt ils
ont donné des permissions pour expédier nos batteaux et envoyer nos effets à bord, puis ils m'ont ap-
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porté la chappe signée du Roy dont voici la traduction par M. Lidure, missionnaire françois, celui de
tous les Européens qui passe pour entendre le mieux la langue cochinchinoise.
Avant de la lire il faut savoir que toutes les chappes ou patentes de ce pays-ci ne sont autre chose que
des requestes signées du pinceau Royal, c'est-à-dire au bas desquelles le Roy écrit en lettres rouges :
Nous accordons comme il est demandé, sans jamais écrire son nom.
Traduction de la Chappe du Roy.
« Pierre LePoivre, envoyé du Royaume de France dans le grand Occident, la teste inclinée, sa-
lue cent fois de tout son cœur le Roy de la Cochinchine.
« Nous supplions le très excellent et très éclairé Roy et nous lui souhaitons des dizaines de
milliers d'années de vie. Cette année notre vaisseau par obéissance aux ordres de notre Roy est venu
du royaume de France pour porter toutes sortes de magnifiques présents dans cet illustre royaume et
les offrir au très excellent et très éclairé Roy. Nous avons été comblés de grâce s et de grandes faveurs
dont le Roy très éclairé a daigné nous honorer. Il nous a regardé d’un œil favorable et a envoyé des
officiers qui ont inspection sur les vaisseaux pour examiner et faire le catalogue de toutes les mar-
chandises et les envoyer à la Cour afin que Votre Majesté les achette. Cela fait, nous remercions, et
nous profitons des faveurs du Roy très éclairé de ce qu'il a ordonné de pardonner tous les droits qu'il a
coutume d'exiger. C’est pourquoi nous demandons d'offrir au très excellent et très éclairé Roy, toutes
les marchandises qu'il a achetées ces jours passés, qui sont encore dans le palais et que nous n'avons
pas encore retirées. Ainsi nous demandons d'offrir ces marchandises et nous demandons de nous par-
donner cette année-ci tous les droits qu'on a coutume de payer ; ensuite nous osons demander que les
vaisseaux de notre nation viennent tous les ans dans cet illustre Royaume, et nous demandons qu'on
envoye un des mandarins qui ont inspection sur les vaisseaux pour examiner et faire le catalogue de
toutes les marchandises, ensuite nous demandons d'entrer dans le palais pour offrir le droit de Votre
Majesté, sçavoir pour chaque vaisseau quatre mille quans et après avoir vérifié le catalogue des mar-
chandises que Votre Majesté a ordonné d'acheter, nous déduirons ce qu'il y aura au delà des quatre
mille quans, ou nous ajouterons ce qu'il faudra pour faire la dite somme complète. Nous offrirons de
plus à Votre Majesté, un présent toutes les fois que les Vaisseaux arriveront. Nous osons espérer cette
grâce du très excellent et très éclairé Roy.
« Afin qu'il signe avec son pinceau d'or et nous pardonne et nous exempte des droits qui lui
sont dus au delà pour les vaisseaux, quand même ils seraient les plus grands qu'on peut exiger, et du
droit du mandarin qui viendra pour examiner les vaisseaux, pour son voyage et sa nourriture, et aussi
nous prions Votre Majesté de nous exempter de tous les droits absolument qui se payent à tous ceux
qui ont inspection sur les vaisseaux, soit quand les vaisseaux arrivent soit quand ils s'en retournent.
Nous demandons de nous pardonner tous les droits, afin que nous en profitions. Nous espérons la teste
élevée en l'air cette grâce du très excellent et très éclairé Roy et nous lui souhaitons des milliers d'an-
nées de vie.
« La dixième année du règne de Canh-hieng, Roy du Tonquin, le 27e
jour de la onzième lune
ou le 5 janvier mil sept cens cinquante. »
Le Roy a écrit en lettres rouges les paroles suivantes :
« Absolument nous accordons et pardonnons selon qu'il est contenu dans la supplique. »
*
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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Le 1er février. — Les mandarins ont refusé aujourd'hui les permissions qu'ils accordaient hier,
et ont envoyé dire pour raison qu'il leur fallait encore à chacun deux cens cinquante quans pour les
droits du premier examen du vaisseau à son arrivée sans compter cent cinquante quans pour eux deux
pour le droit du second examen à notre départ.
Je suis convenu du dernier droit parce qu'il est fondé sur l'usage. Quant au premier je l'ai nié
comme une prétention des plus injustes. La journée s'est ainsi passée en difficultés et tracasseries de
façon qu'il n'a pas été possible de rien terminer.
Le 2. — Nous sommes allés chez le facteur portugais prendre livraison des mille deux cents
picqs de sucre pour lesquels nous avons conclu marché : cette homme nous a fait d'abord mille diffi-
cultés sur la qualité et le poids de nos piastres, sur la façon de peser, en un mot il nous a traités à la
cochinchinoise ; ensuite, lorsqu'il a été question d'embarquer, toutes les canastres ou paniers se sont
trouvées pourries et si mal conditionnées que le sucre restoit en chemin. D'ailleurs la plus grande par-
tie de la marchandise étoit humide et se réduisoit en syrop.
Le facteur qui n'avoit achetté cette partie de sucre que pour nous le revendre avoit négligé de
le bien conditionner, pour épargner trente ou quarante quans, et s'étoit persuadé que dans la mauvaise
saison où nous étions nous serions toujours obligés de le prendre bien ou mal conditionné, mais il en a
été la dupe car nous avions mis pour condition dans notre marché que la marchandise seroit en état
d'être transportée de son magasin à bord. Désormais il n'est plus tems de réparer la négligence de ce
marchand, l'unique party qui nous reste est d'abandonner le marché quoique nous n'ayons d'ailleurs
que très-mince cargaison parce que nous avons compté sur ces mille deux cens picqs.
Je suis persuadé que bien d'autres eussent saisi cette occasion pour grossir un peu le charge-
ment du vaisseau et se seraient peu embarrassés de porter à la Compagnie des marchandises bonnes ou
mauvaises pourvu que le vaisseau parût un peu chargé et la facture grossie, parce que dans une entre-
prise nouvelle comme celle-ci, la gloire de l'entrepreneur y paroît intéressée : mais une aussi faible
raison peut-elle jamais prévaloir sur les intérests de ceux qu'on sert. J'ai préféré le désagrément de
retourner presque sans cargaison au faux honneur de porter à l'Isle de France un chargement passable
pour la quantité mais très désavantageux pour la qualité.
J'ay donc pris le party d'abandonner toute la partie de marchandises, parce que de l'avis de tous
les connaisseurs, elle n'étoit point en état d'estre embarquée ou que si elle avoit pu supporter le trans-
port d'ici à l'Isle de France c'eût été avec beaucoup de déchet, et il en eût coûté là de nouveaux frais
pour l'encaisser et la mettre en état d'estre transportée dans l'Inde : frais qui, vu le peu d'habitude et de
facilités qu'il y a dans le pays, excéderoient peut-être la valeur de la marchandise.
Le 2. — Tout ce que nous ayons pu faire aujourd'hui avec les mandarins a été de leur faire ra-
battre cent quans pour diverses marchandises qu'ils ont achettées sans payer et dont la facture monte
beaucoup plus haut. Nous leur avons compté quatre cens quans pour satisfaire leurs prétentions. Ils les
ont refusé d'abord parce que je les payois au taux de l'Édit du Roy et ils ont continué de refuser des
Chappes pour embarquer nos effets.
Le 3. — Nos mandarins ont été de meilleure humeur. Ils ont reçu l'argent que nous leur of-
frîmes hier ; ils ont accordé les chappes pour expédier nos batteaux, et nous avons envoyé à bord tout
le reste de nos meubles et effets. Je suis resté seul ici avec M, Laurens.
Les examinateurs m'ont vivement pressé de recevoir ici la lettre que le Roy de Cochinchine
envoye au Roy de France, et dont ils sont chargés avec je ne sais quels misérables présents qu'ils veu-
lent aussi me remettre pour accompagner la lettre. Je me suis toujours excusé de recevoir ici cette
lettre afin de contenir par là ces mandarins qui n'oseront plus me vexer voyant qu'ils seront obligés de
venir à bord, où ils craignent qu'on ne leur fasse payer les sottises qu'ils feroient ici à terre.
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D'ailleurs ces mandarins sont dans l'appréhension que je refuse de recevoir la lettre du Roy, ce
qui seroit un grand affront pour Sa Majesté et un grand embarras pour eux qui deviendroient respon-
sables de tout auprès de leur maître.
Le 4. — Je me suis embarqué avec M. Laurens pour nous rendre à bord. Nous avons payé et
congédié les domestiques du Comptoir. Nous avons donné cent cinquante quans pour le louage du han
que nous avons occupé environ cinq mois.
Nous ayons rencontré à moitié chemin de Touranne à Faïfo le canot du bord avec un bateau du
pays rempli de matelots habillés en soldats que j'avois demandés il y a deux jours au capitaine pour
nous servir de ces gens-là à déterminer les mandarins à nous expédier ou bien à recevoir avec les cé-
rémonies convenables la lettre du Roy, au cas que j'eusse été absolument contraint de la recevoir à
Faïfo.
Nous avons continué notre voyage avec cette nouvelle escorte et sommes arrivés à Touranne.
Le 5. — Je me suis arrêté à Touranne pour faire lever l'hôpital et le bancassal et j'ai chargé
quatre ou cinq bateaux de divers effets.
Etant à Touranne dans l'hôpital on est venu m'avertir qu'un de nos matelots venoit de tomber
sous les coups d'une troupe de Cochinchinois qui s'étoient mis au nombre de soixante pour battre ce
pauvre misérable. Comme je connais la bravoure cochinchinoise j'ai envoyé quatre de nos matelots
habillés en soldats sous la conduite d'un officier pour se saisir des coupables, et me les amener, ce
qu'ils ont fait dans un moment : toute la canaille a disparu à leur arrivée, et chacun saisi de frayeur s'est
empressé d'indiquer le coupable, Après avoir interrogé celui qui s'est déclaré coupable je le fais
prendre par les soldats des mandarins qui l'ont mis à la cangue. J'ai fait inviter les chefs du village de
s'assembler et les ai priés de prendre garde que semblable chose n'arrivât par la suite sans quoy je m'en
prendrai à eux. Ils m'ont promis que cela n'arriveroit plus. La fermeté est nécessaire dans ces occa-
sions.
Nous avons travaillé à arrêter les comptes du comprador du vaisseau. Nous avons trouvé qu'il
nous doit encore plus de deux cens quans, vu qu'il n'avait pas fourni à bord ce dont il était convenu. Il
nous a promis de nous fournir demain mais il y a toute apparence que ce Chinois nous trompera et que
demain nous ne trouverons personne chez lui. Cependant comme il assure avoir vingt bœufs et quatre
milliers de riz à nous donner et qu'en nous saisissant de lui nous courrions risque de ne rien avoir, nous
avons jugé plus à propos d'attendre jusqu'à demain.
Je me suis rendu à bord la nuit ne laissant à terre que les plus malades de nos matelots.
Le 6. — Les mandarins sont arrivés de Faifo à Touranne et m'ont envoyé à bord deux soldats
pour me presser d'aller à terre recevoir la lettre et les présens du Roy, parce m'ont-ils dit que c'est après
demain la nouvelle année cochinchinoise, dont la fête dure cinq ou six jours et que pendant tout ce
temps-là il n'y aura pas moyen de rien faire.
J'ai fait répondre aux mandarins que je les priais de se tenir prests pour demain, que j'irois au
devant de la lettre du Roy jusqu'à terre, et qu'ils eussent de leur côté le soin d'avoir des batteaux pour
se faire conduire à bord où je comptois recevoir la lettre du Roy avec les cérémonies convenables.
J'ai passé le reste de la journée à placer en lieu de sûreté une grande quantité de plants de
toutes les espèces utiles qui se trouvent en Cochinchine et que j'ai distribués par tout dans le navire,
dans les endroits où j'ai cru qu'ils pourroient mieux se conserver. Je regarde tous ces plants comme une
vraie richesse pour notre colonie de Maurice, aussi je n'ai rien négligé pour les avoir, et je ne veux
oublier aucune des précautions pour les bien conserver.
Le 7. — Je suis descendu à terre au devant de la lettre du Roy. J'étois accompagné d'un officier
du bord avec huit hommes habillés en soldats. J'ai trouvé les mandarins très embarrassés sur le céré-
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monial. Ils n'avoient ni soldats ni batteaux de prests. Je les ai priés de s'embarquer dans notre canot et
les ai conduits à bord. Le mandarin principal tenait entre ses bras le petit coffre, qui renfermait la lettre
du Roi. Tous étoient en habit de cérémonie:
Arrivés à bord le mandarin a placé le susdit coffret sur une table dressée pour la cérémonie.
J'ai tâché de les rassurer mais inutilement, ainsi j’ai été obligé sans autre façon de prendre la lettre du
Roy et l'enfermer pour les tirer d'embarras. Ensuite j'ai fait monter les présents qui sont si peu de chose
qu'ils ne valent pas la peine d'être embarqués. Mais comme je n'ai jamais eu que
des amitiés de ce
prince, il ne convenoit pas de le désobliger en refusant son présent. D'ailleurs je sçais que s'il n'a pas
mieux fait les choses c'est moins sa faute que celle de ses mandarins qui le trompent en tout.
Après que le présent dont le Roy accompagne sa lettre a été embarqué, les mandarins m'ont of-
fert au nom de leur maître un présent particulier consistant en vingt pièces de volailles et deux co-
chons. J'ai reçu le tout et nos mandarins se sont hâtés de partir sans vouloir toucher à la petite collation
que je leur ai fait servir.
Le 8. — C'est aujourd'hui le premier jour de là nouvelle année cochinchinoise. Ils suivent ici le
calendrier chinois et c'est à ce sujet les mêmes usages. Chacun plante au point du jour devant sa porte
un haut bambou orné de chiffons de toile ou de papier sur lesquels sont écrits des caractères magiques
pour porter bonheur ; la journée se passe à visiter les pagodes et les amis, à bien boire et à bien man-
ger. Ce jour-là il n'y a point de marché ; on ne tue aucune bête et on ne fait que se divertir.
Il y a eu beaucoup de pluie et de vent. Tout ce que nous avons pu faire aujourd'hui a été d'em-
barquer le peu de malades qui étoient à Touranne. Il ne nous manque plus que quelque peu de vivres
que nous aurons bien de la peine à avoir tant à cause de la fête de la nouvelle année qui dure au moins
trois jours pour le peuple même que parce que notre comprador s'est enfui avec cent et quelques quans
d'avance.
Le 9. — Je suis allé à terre pour essayer d'avoir le peu de vivres qui nous manquent. Les man-
darins promettent de nous fournir quatre milliers de riz dont nous avons besoin, mais moyennant un
droit qu'ils exigent, disent-ils, pour peser. Avec toutes ces difficultés il paroit que nous serons obligés
de nous en passer, d'autant plus que nous en avons déjà sept mille six cents livres qui avec un peu de
ménagement peuvent nous conduire à l'Isle de France.
Le 10. — L'interprète Miguel, qui est l'auteur de toutes les vexations que j'ai éprouvées de la
part des mandarins est venu à bord après m'avoir volé de ses mains plus de trois cens quans pour sa
part, sans compter celles qu'il a eu à toutes les rapines des mandarins dont il a toujours été l'agent. Il a
eu la hardiesse de venir me demander encore quelques centaines de quans pour ses peines. Cy devant
il avoit déclaré publiquement qu'il ne vouloit point venir à bord dans la crainte d'estre châtié, mais la
cupidité l'y a conduit aujourd'hui et lui a fait oublier ses crainte. J'avois déjà tâché de le rassurer en lui
faisant politesse tant à terre qu'à bord où il est venu trois ou quatre fois depuis notre embarquement.
Cette dissimulation, quoique contraire à ma façon de penser a été nécessaire pour faire réussir le des-
sein où j'étois, d'emmener ce coquin-là pour le punir de toutes ses friponneries. Je l'ai donc bien reçu à
mon ordinaire et je l'ai engagé à descendre à la Sainte-Barbe sous le prétexte d'aller terminer son dé-
compte avec un écrivain. Il y est descendu d'un air assez chancelant et dès qu'il y a été je l'ai fait
mettre sans bruit dans la soute et puis ai renvoyé le bateau qui l'avoit amené sous quelque prétexte qui
ne donnoit aucun soupçon.
Je ne me suis point porté à cet acte de rigueur sans y avoir bien réfléchi et sans m'être long-
temps laissé presser tant par messieurs les officiers du bord que par tous les missionnaires de tous les
corps et de toutes les nations qui sont en Cochinchine dont ce malheureux, quoique chrétien, étoit l'en-
nemi déclaré.
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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L'on peut voir au commencement de mon journal la confiance que j'avois dans cet-interprète et
les raisons de cette confiance. En effet de qui pouvois-je plus espérer que d'un chrétien qui avoit passé
plus de deux ans à Pondichéry, instruit et entretenu par les Français, d'un chrétien qui pendant ces
deux ans avoit affecté une dévotion sans reproche, à qui j'avois rendu pendant neuf mois par pure ami-
tié tous les services dont j'étois capable dans ce pays-là. Je lui avois entre autres services appris le
dessin. Ce talent, qu'il tenoit de moi l'avoit introduit à son retour dans le palais du Roy son maître. Par
là je le trouve accrédité dans son pays à mon arrivée. Dès qu'il me sçait dans le port, il accourt ; il se
jette à mes pieds, avoue publiquement les larmes aux yeux qu'il me doit tout ce qu'il est et se félicite
du nouveau bonheur qu'il a de me revoir dans son pays pour me prouver sa reconnaissance.
Qui n'auroit pas été trompé par de semblables démonstrations ? Je pense que l'ingratitude dé-
guisée sous les dehors de la reconnaissance est un piège où l'honnête homme le plus prudent sera tou-
jours pris, parce que c'est un piège dont les coquins seuls peuvent se défier. On a vu par la suite de
mon journal de combien de mauvais tours, de combien de friponneries ces premières démonstrations
de reconnaissance ont été suivies, et j'ai su par la suite que ce misérable à son retour de Pondichéry,
interrogé par le Roy sur les Français les avoit dépeints comme des nègres et en avoit fait le portrait le
plus odieux. J'ai sçu qu'il n'avoit rien oublié pour décrier les missionnaires et la religion, qu'il avoit
tout nouvellement, depuis notre arrivée, jeté des idées de soupçon et de défiance à notre sujet dans
l'esprit du Roy et des mandarins, en un mot qu'il n'avoit pensé qu'à nous détruire et nous ruiner entiè-
rement et cela pour se venger des mauvais traitements qu'il prétend avoir reçus à Pondichéry de M.
Friell. Il auroit réussi à nous faire beaucoup plus de tort qu'il n'a fait, si je n'avois pu me faire entendre
moi-même et si je n'avois pas eu le présent dont j'étois chargé lequel a beaucoup plu au Roy.
Dès que le misérable s'est vu enfermer sans que personne lui fît aucune interrogation, il a crié
de sa prison que si on le tiroit il alloit tout déclarer et rendroit tout l'argent qui nous a été volé. Comme
il n'était pas en son pouvoir de tenir cette dernière promesse nous n'y avons fait aucune attention.
Le soir nous avons levé l'ancre pour partir, mais le vent s'est déclaré contraire. La partie est
remise à demain.
*
* *
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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DESCRIPTION DE LA COCHINCHINE (1749-175)
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VOYAGE DU VAISSEAU DE LA COMPAGNIE LE « MACHAULT »,
A LA COCHINCHINE EN 1749 ET 1750 1
Auteurs et voyageurs qui ont écrit de la Cochinchine.
On doit la découverte de la Cochinchine aux anciens navigateurs portugais. Ils parcoururent
cette coste, firent des observations utiles, mais ils n'y formèrent aucun établissement. L'intérieur de ce
pays et d'une grande partie du continent a été longtemps ignoré ; ce n'est que par les relations de
quelques missionnaires qui y pénétrèrent qu'on en a eu connoissance. La plus estimée est celle du père
Alexandre de Rhodes, jésuite missionnaire à la Cochinchine. Elle est d'un style simple mais qui paroit
estre le langage de la vérité. M. l'abbé Guyon dans son Histoire des Indes Orientales anciennes et
moderne imprimée à Paris en 1744, tome II, page 168, en parlant de la Cochinchine ne rapporte qu'un
extrait de la relation du père Alexandre de Rhodes. M. l'abbé de Choisy dans son Journal du voyage de
Siam ; n'en dit que deux mots sur le rapport, des Siamois. Si le brillant pouvoit tenir lieu du vrai, on
preféreroit le récit que le Camoëns, auteur du poëme épique de la Lusiade fait de la Cochinchine, mais
la vérité qui devroit en être là base, est tellement confondue avec le merveilleux, qu'on ne sauroit
l'apercevoir. Peut-être que les curieux seront plus satisfaits de l’Histoire générale des voyages, tra-
duitte de l'anglois par M. l'abbé Prévost et dont le 1er volume in-4, a été imprimé à Paris par soubs-
cription en 1745. Cette histoire, qui est le fruit des recherches d'une société de sçavans qui ont puisé
dans les journaux les plus exacts et les plus recherchés, a un caractère de vérité qui persuade. On ne
doit pas douter que ces sçavans amateurs ne donnent dans la suite de leur histoire tous les éclaircisse-
mens possibles, non seulement sur l'intérieur de la Cochinchine et de tout le continent, mais encore sur
d'autres parties du monde qu'on ne connoît que de nom.
Histoire abrégée de la Cochinchine.
La Cochinchine étoit autrefois une province de la Chine, ainsi que le Tunquin, le Ciampa, le
grand et petit Laos. L'irruption des Tartares qui envahirent ce vaste empire, fut une occasion à plu-
sieurs peuples pour recouvrer la liberté. Les Tunquinois furent les premiers qui en profitèrent, et de ces
derniers descendent les Cochinchinois. Voicy ce que j'ai appris de leur origine.
Il y a environ 180 ans, disent les Cochinchinois, qu'il y avoit au Tunquin une quantité prodi-
gieuse de Chinois qui prirent les armes pour s'emparer du pays. Ils eurent quelques avantages dont le
roy du Tunquin fut si allarmé qu'il prit la fuitte. Un de ses généraux ou mandarins, homme courageux
et entreprenant, se mit à la teste d'une troupe de gens résolus, battit les Chinois et les chassa du
royaume. Il rendit la tranquillité à l'État, et remit le roy sur le thrône, qui par reconnoissance fit ce
mandarin Cou-ha ou maire du palais, c'est-à-dire la seconde personne du royaume. Il attacha à cette
dignité une autorité égale à la sienne et la rendit héréditaire dans la famille du mandarin. Il y eut plu-
sieurs Cou-has ou maires du palais dans cette famille, dont la grandeur et la puissance s'accrurent au
point, dans la suite que le roy craignit pour sa couronne. Il se forma deux partis dans le royaume qui se
firent une guerre cruelle pendant plusieurs années. Mais enfin Cou-ha fut vaincu et obligé de sortir du
Tunquin. Ce mandarin avec les débris de son parti arriva au bord d'une rivière qui sépare le Tunquin
1
Ces documents sont tirés du volume des archives des Colonies intitulé : Colonies — Extrême-Orient — Co-
chinchine, 1748-1750, n° 2.
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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de la Cochinchine et qui fait encore aujourd'hui les limites des deux royaumes. Comme il se préparoit
à passer cette rivière, il fut attaqué par les troupes du roy. Alors Cou-ha et ses soldats n'ayant plus de
ressources que dans leur bravoure, se battirent en désespérés et repoussèrent les troupes du Roy. Après
cette victoire ils passèrent la rivière dans un seul bateau du pays et l’histoire dit que Cou-ha donna au
batelier cinq quans qui font à peu près vingt livres qui étoient les restes de sa fortune. Ils entrèrent dans
la Cochinchine qu'ils nomment Hanam, battirent les naturels du pays appelés Lohes et les chassèrent
dans les montagnes où ils sont aujourd'hui et payent tribut au roy de la Cochinchine.
Cou-ha établit sa résidence à Huhay, qui est le nom de la ville capitale et de la province et qui
signifie en cochinchinois Pays délicieux. En effet, c'est une grande plaine bien plantée arrosée par une
belle rivière qui se divise en plusieurs canaux, qui la rendent fertile en riz et en toutes sortes de fruits.
Depuis leur séparation ces deux peuples se font des guerres cruelles. Ils n'ont ni liaison, ni
commerce ensemble et se mettent à mort quand ils se prennent soit en paix soit en guerre. Il est même
deffendu de prononcer le mot de Tunquin devant le roy de Cochinchine. Cependant quelque grande
que soit l'aversion de ces deux peuples, qui parlent la même langue et ont les mêmes usages, ils s'esti-
ment mutuellement. Les Cochinchinois se font honneur de descendre des Tunquinois qu'ils haïssent.
C'est la seule nation dont ils font l’éloge ; ils méprisent toutes les autres et surtout les Chinois.
Les descendans de ce premier Cou-ha ont gardé ce nom ainsi que les prétentions à la dignité
de maire du palais du Tunquin. Ce n'est que depuis quelques années que le roy qui règne aujourd’hui a
pris le nom de vou-ha qui veut dire roy. Le prince a profité des guerres civiles et de la famine qui dé-
solent le Tunquin depuis plusieurs années pour prendre ce titre. Cependant, par un ancien usage ou par
des raisons d'État, le roy de la Cochinchine fait dater ses arrêts et ses ordonnances du règne des roys
du Tunquin.
Du Roy.
Vïou Goüvon, dixième roy ou cou-ha qui règne aujourd'hui, est âgé de trente-six à quarante
ans. Ce prince est bien fait quoique un peu gros. Il a les traits assez réguliers, le nez aquilin, de beaux
yeux et le teint moins bazané que le commun des Cochinchinois.
Il a le ton de voix agréable et un air ouvert dans tout ce qu'il dit, mais il est peu spirituel. Dans
les visites que j'ay eu l'honneur de lui faire avec M. Poivre, il m'a paru surpris des moindres bagatelles.
Il nous considéroit de la teste aux pieds, nous faisoit marcher, tourner et retourner, rioit de notre atti-
tude et de nos mouvemens et regardoit avec admiration les petits meubles que nous avions. Entre
autres questions il nous fit demander par l'interprète pourquoi nous ne nous laissions pas croître la
barbe et les ongles ; si le roy de France avoit comme lui les ongles longs et peints en rouge et les dents
noires. Après mille questions de cette nature il nous invita à dîner et nous quitta pour aller se mettre à
table. Il revint une heure après pour nous voir manger. On nous servit un dîner composé de riz, de
quelques morceaux de cochon et de bœuf hachés, avec un carry de chevrettes salé et pimenté outre
mesure, le tout dans de petites de coupes de grosse porcelaine malpropres et dégoûtantes, avec des
bâtonnets à l'usage du pays. Notre maladresse à nous en servir lui fit faire plusieurs éclats de rire et
l'amusa beaucoup. Après le dîner, qui ne dura pas plus d'une heure, on apporta une partie des présens
du roy de France, c'est-à-dire de la Compagnie, dont il ignoroit l'usage. C'étoit un télescope que nous
eûmes beaucoup de peine à monter, nous ne pûmes pas même trouver le point de vue, parce que les
objets qui pouvoient le déterminer n'étoient pas assez éloignés. On amena ensuite un des deux chevaux
qui avoient été embarqués à Pondichéry, et on mit dessus la magnifique selle que nous avions appor-
tée. Je le montay et lui fis faire quelques courses dans la grande cour vis-à-vis le palais. Le roy me
parut satisfait, mais il trouvoit que le cheval pour sa hauteur avoit les jambes trop menues et la teste
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trop fine. Après quelques observations de cette espèce il nous donna notre congé en nous invitant à le
venir voir souvent.
Ce prince est bon et n'aime point le sang. On m'a dit que c'étoit moins par vertu que par préju-
gé de religion. Il croit que les jours qu'il accorde à ceux qui ont mérité la mort, sont des années qu'il
ajoute aux siennes. Quelle que soit sa façon de penser il passe pour être clément. L'exemple qui suit le
prouve.
Il y a quatre ou cinq ans que quatre mille Tunquinois, mourant de faim, vinrent se rendre au
mandarin cochinchinois qui commande la forteresse située aux bords de la rivière qui sépare le Tun-
quin de la Cochinchine. Ils dirent que leur pays étoit en proie à la famine et aux guerres civiles, que le
peuple désiroit un nouveau gouvernement et que si le roy voulait se mettre à leur tête, ils le placeraient
sur le trône du Tunquin. Le mandarin qui devoit les faire mourir selon l'usage barbare établi entre ces
deux peuples, en suspendit l'exécution pour mander cette circonstance au roy. Le père Siebert, jésuite,
qui vivoit alors, obtint leur grâce. Le roy à sa prière leur fit donner du riz, les fit remercier de leur
bonne volonté et les renvoya chez eux.
Cette bonne qualité est obscurcie par beaucoup de vices et de défauts. Ce prince est vain, igno-
rant, paresseux, avare, superstitieux et fort adonné aux femmes. Il a un sérail de trois cents concubines
d'où il ne sort presque jamais. Les affaires du royaume ne l'occupent point ; il les abandonne à trois ou
quatre mandarins qui abusent de l'autorité qu'il leur donne pour tyranniser le peuple. Son avarice sor-
dide rend toutes les dignités vénales, qui sont moins des marques d'honneur et la récompense du mé-
rite qu'une permission de piller le peuple qui est toujours malheureux. Outre les tributs excessifs qu'il
paye au roy, il est encore accablé par les vexations des mandarins et des gouverneurs des provinces. La
justice y est lente, se rend difficilement et coûte cher. Le malheureux ne peut faire parvenir ses plaintes
aux pieds du thrône ; les chemins lui en sont fermés par la cupidité. Il n'y a point de peine de mort
attachée au crime, quelque énorme qu'il soit. Le riche se sauve avec de l'argent et le pauvre en est
quitte pour être mis à la cangue. L'opulence d'un particulier est un crime devant ce prince ; quand un
mandarin s'est enrichi en pillant le peuple, ce n'est qu'en lui donnant la plus grande partie de son bien
qu'il peut sauver le reste, heureux quand il ne luy enlève pas tout : c'est une marque de faveur bien
distinguée. Il se sert même des expédients les plus honteux pour accumuler ses richesses. On m'en a
dit un trait qui caractérise bien son avarice.
Il sçut qu'un grand mandarin dont il avoit lieu d'être fort content avoit gagné du bien dans le
commerce. Il chercha longtemps les moyens de le rendre répréhensible, mais obligé de reconnoître sa
probité, chose fort rare dans le pays, il le fit venir dans son palais, le flatta plus que de coutume et lui
dit : « J'ai appris que vous aviez des coqs qui passent pour les meilleurs de mon royaume. Je voudrais
les voir battre avec les miens et je parie avec vous trente nains ou pains d'or que les vôtres seront bat-
tus. » Le mandarin, qui n'avoit que des coqs peu aguerris accepta le pari en tremblant ; le refus eût été
un crime. Les coqs se battirent, mais ceux du mandarin furent vaincus, et le Roy le congédia en lui
permettant de prendre sa revanche.
De la Cour.
La Cour suit l'exemple du roy. Tous les mandarins volent et le font impunément. Leur cupidité
est si grande qu'ils ne cherchent même pas à sauver les apparences. Ils volent grossièrement ; mais
sçavoir voler de quelque façon que ce soit est chez eux une marque d'éducation distinguée.
A notre arrivée, le roy voulut voir les marchandises que la Compagnie avoit à vendre. On les
lui envoya toutes. Il en acheta quelques-unes ; mais quand il fut question de retirer le reste, elles
avoient passé par tant de mains qu'il ne s'en trouva pas la moitié. On se plaignit au Roy qui ordonna
aux mandarins de les restituer, ce qu'ils ne firent assurément pas. Le roi même par une mauvaise foi
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qui n'a point d'exemple, refusa sous différens prétextes de payer celles qu'il avoit achetées. Ainsi
presque tout fut perdu.
Les mandarins et les eunuques sont des esclaves qui adorent servilement le prince. Ils sont les
ministres de ses plaisirs plutôt que les dispensateurs de son autorité. Ils sont sans probité et sans
mœurs. Les emplois les plus honteux sont les degrés par où ils montent aux dignités que le moindre
caprice du prince peut leur ravir. Leur grandeur extérieure se termine à avoir quelques soldats qui sont
souvent les espions du prince. Quelques-uns de ces mandarins passent pour être moins ignorans que le
commun du peuple. La science de ceux que l'on nomme lettrés, consiste à savoir et à expliquer la reli-
gion de Confucius, l'histoire des rois et la langue mandarine, mais à peine trouveroit-on dix sçavans de
cette espèce dans tout le royaume. D'ailleurs l'ignorance et l’avarice du roy privent le mérite des ré-
compenses qui sont la source de l'émulation. La politique de la cour se réduit à obtenir la faveur du
prince, à se détruire les uns les autres et à quelques intrigues du sérail.
Des Richesses du Roy.
Le roy de la Cochinchine se croit le plus riche et le plus grand monarque du monde. Il prend le
titre de Vou-ha Tellhoye qui veut dire roy du ciel, et il a des pagodes où on l'adore. Ses mandarins et le
peuple lèvent les mains au ciel en prononçant son nom et l'appellent parole divine.
Ce prince a, dit-on, beaucoup d'or, d'argent, de calamba ou bois d'aigle, de morphil et de tou-
tenague, qui est la matière avec laquelle on fait les caches ou la monnoïe du pays. Outre les impôts
qu'il tire de la Cochinchine, les rois de Camboge, du Ciampa, du grand et du petit Laos sont ses tribu-
taires. Ce n'est que depuis quelques années que les Cochinchinois ont soumis le Camboge qui fournit
du riz abondamment et beaucoup de bois de construction.
Des Palais du Roy.
Le roy a trois palais dont deux sont au bord de la rivière, le plus grand est celui où il passe
l'automne. Il est entouré d'un mur de quinze à dix-huit pieds de hauteur, qui forme un carré régulier qui
peut avoir une lieue de circonférence. Autour de ce mur règnent des porches ou arcades couvertes,
soutenues par des piliers de bois à distance égale, entre lesquelles il y a une pièce de canon. Quoique
l'architecture en soit simple, ces quatre façades forment un tout qui plaît, et on est porté par l'extérieur
à juger favorablement du dedans. Mais tout change en pénétrant dans l'intérieur. Le lieu où le roy nous
reçut était une grange à rez-de-chaussée, grossièrement enduite de terre glaise en dedans et en dehors,
sans planches et d'une malpropreté extrême. Le seul meuble ou ornement qui la décorait étoit le thrône
ou fauteuil du roy vernissé en rouge, doré et sculpté assez proprement. Les autres batimens qui com-
posent ce palais sont presque tous de bois sans étage et fort obscurs, placés sans proportion et sans
règle de distance, ce qui forme un chaos qui n'offre rien à la vue que de confus et de désagréable. Ce-
pendant j'ai ouï dire à M. Poivre, à qui le roy permit de visiter l'intérieur de ce palais, que les apparte-
mens étoient beaux, quoique dans le goût du païs, que le vernis, la sculpture et la dorure y étoient dis-
tribués avec art et avec justesse, que les meubles étoient riches et les jardins magnifiques ; enfin que ce
palais ressembloit beaucoup à celui du roy de la Chine dont le Père Duhalde, jésuite, fait la description
dans son Histoire de la Chine.
Le second palais, qui est plus petit, est bâti sur une élévation un peu éloignée de la rivière et
n'a qu'une aile qui regarde du côté de l'eau. Le roy y passe l'hiver ou la saison des pluies qui dure
quatre mois.
Le troisième palais est celui qu'on appelle le palais d'eau. C'est le séjour du roy pendant l'été. Il
est sur la rivière et bâti sur deux pontons ou rats, sur lesquels est élevée une charpente ou menuiserie
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fort bien entendue, qui forme une gondole avec des couronnemens, qui peut avoir quatre-vingts pieds
de long. Elle est vernissée en rouge et en noir et dorée avec goût. Tout autour règne une galerie bien
sculptée. Ce bâtiment est composé de pièces qui se montent et se démontent en peu de tems. C'est un
colifichet galant qui plaît par sa singularité et le seul édifice de toute la Cochinchine qui mérite
quelque attention.
De la Milice.
L'élite des soldats du roy, est ce qui compose la garde du palais, tant pour l'intérieur que pour
l'extérieur. Ils forment deux compagnies chacune de cent hommes que l'on appelle les Sabres d'or et
les Sabres d'argent. Cette milice est la première du royaume et la plus distinguée ; ce sont les gardes du
corps qui n'abandonnent jamais le roi et qui sont les exécuteurs de ses ordres. Dans la première au-
dience que ce prince nous donna ils étoient rangés en ordre de bataille, le sabre à la main et formoient
un coup d'œil qui avoit quelque chose de grand et de majestueux. Leur habillement est une espèce de
domino de soye ou de gaze noire à fleur, avec une plaque de satin rouge devant et derrière, où sont des
lettres cochinchinoises brodées en or et en argent. Ils portent un petit chapeau rond qui se termine en
pointe de ferblanc ou de cuivre battu, vernissé en rouge et travaillé en filigranes d'or et d'argent. Leur
chaussure est une bottine de satin blanc piqué, avec un cordon broché en or autour de la genouillère, et
un soulier ou pantoufle sans talon dont le cou de pied est découvert. Ils ont tous la barbe longue et
surtout des moustaches qu'ils entretiennent avec soin. Leurs sabres sont longs et pointus et ont la poi-
gnée sans garde. Le fourreau est vernissé en rouge et couvert par les deux bouts d'une lame d'or ou
d'argent environ de huit pouces de long, avec deux anneaux attachez aux extrémités, dans lesquels on
passe un cordon qui sert à porter le sabre en bandoulière. Ces soldats sont mal nourris et encore plus
mal payés. Ils languissent dans l’esclavage jusqu'à ce que le caprice du prince les élève à quelque di-
gnité. Le reste de la milice ne mérite aucune attention. Elle sert pendant la guerre et n'est point disci-
plinée pendant la paix. L'usage des armes à feu n'est presque point connu. En temps de guerre on dis-
tribue aux soldats quelques fusils à mèche qui viennent de Chine et un peu de soufre et de salpêtre
pour faire de la poudre, qu'ils sont obligez de faire eux-mêmes. Depuis la conquête du Camboge les
troupes du roy sont augmentées. On m'a dit que ce prince pouvoit mettre sur pied une armée de
soixante mille hommes.
De l’Artillerie.
Le roy a douze cents pièces de canon, toutes de bronze, autour de son palais, parmi lesquelles
il y en a beaucoup de campagne de différens calibres, aux armes d'Espagne et de Portugal, mais sur-
tout quatre couleuvrines de dix-neuf pieds de long, aux armes de Cochinchine, qui sont d'une beauté
achevée. On y voit des dragons qui sont les armes du roy, des sphinx, des léopards fort bien exécutés,
et une main qui semble faite par la nature même, qui tient un foudre et des traits enflammés avec cette
devise : Ostendunt tela parentem. Elles sont sur des affûts d'un bois aussi noir que l'ébène, travaillés à
jour et incrustés en cuivre surdoré. Presque toutes les autres pièces sont sur des repiquets ou sur des
traverses de bois grossièrement faites. La date de la fonte de ces canons est de 1650 jusqu'en 1660,
avec le nom du fondeur en abrégé.
Cette belle artillerie est l'ouvrage des Portugais. Dans le temps que cette nation formoit un éta-
blissement à Macao, alors l'objet de tous ses soins, elle y envoyoit tous les ans plusieurs vaisseaux
avec des gens à talent de toute espèce, mais surtout des fondeurs. Quelques-uns de ces vaisseaux péri-
rent sur les côtes de la Cochinchine. Ceux qui se sauvèrent offrirent leurs services au Roy qui régnoit
alors et qui leur fit fondre les canons qu'on voit aujourd'huy.
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Les Cochinchinois négligent ou ignorent ce qui pourroit rendre cette artillerie utile, chaque
pièce n'a pas six coups à tirer et la plupart des boulets ne sont pas de calibre.
Un étranger qui n'auroit vu que les galères du Roy seroit porté à juger favorablement de la Co-
chinchine, quoiqu'elles semblent faites pour l'agréable plus que pour l'utile ; c'est l'ouvrage de l'art et
du bon goût. Elles sont rares et à plates varangues. La plus belle que l'on m'a fait voir pendant mon
séjour à la capitale, a quarante-huit rames et quatre-vingts-pieds de long. Il y a un vernis rouge jusqu'à
la flottaison, et un noir sur tout le corps extérieur de la galère. Ces deux vernis sont brillants et unis
comme une glace. Tout autour règne un cordon en sculpture, vernissé en rouge et doré, qui tranche fort
agréablement avec le noir. A la poupe est un couronnement bien décoré sous lequel est la place du
patron, qui domine sur tout le reste. Sur l'avant est une dunette ou cabinet de sept à huit pieds de haut
sur autant de large, qui a quatre portes qui s'ouvrent et se ferment à coulisses. La menuiserie en est
belle et la dorure et le vernis sont distribués avec goût. A la proue est une tête d'éléphant qui paraît
naturelle par la délicatesse de la sculpture et le mélange ingénieux de l'or avec le vernis. Les bordages
sont d'une pièce et joints avec tant de justesse, qu'on ne voit point de couture. Mais l'intérieur de la
galère ne répond pas à l'extérieur. Le pont ou le tillac se lève par panneaux, est grossièrement fait et
mal joint. Les tollets sont de bois blancs et de bambou, ce qui forme un contraste déplaisant.
Les rameurs ou galériens sont nuds. Ils n'ont qu'un langouty de crespe noir, un bandeau de crin
autour de la teste, et les cheveux pelotonnés sur le sommet. Ils rament debout et sont forts attentifs au
commandement du patron qu'ils répètent tous ensemble. Ils sont distribués par classe et exercés fort
souvent. C'est l'équipage ou les rameurs qui tirent la galère de l'eau et qui la portent sur les épaules
jusqu'au chantier où elles sont couvertes et entretenues avec soin. Elles ne sortent jamais qu'avec le
Roy. J'ai vu ce prince revenir de la pesche avec toutes ses galères. Elles alloient comme le vent et for-
moient un coup d'œil charmant.
La seconde marine est composée de pescheurs qui ne perdent jamais la terre de vue. Ils n'ont
aucune règle de navigation et ne connoissent point la boussole. Ils profitent des moussons pour aller au
Camboge et dans les endroits où ils font le commerce, mais toujours en rangeant la coste. Leurs ba-
teaux sont plats et n'ont point de courbes. Ils les lient avec du rotin et en assujettissent toutes les parties
avec des coins frappés avec force entre les bordages et les lieüres. Les voiles ressemblent à peu près à
l'oreille. Elles sont faites avec du bambou distribué par rayons entrelacés de feuilles. Quand on les
hisse ou qu'on les amène elles font le même bruit qu'un éventail que l'on ouvre ou que l'on ferme. Ces
bateaux marchent bien et tiennent bien le vent. Il y en a de cent et de cent cinquante tonneaux. Ils font
ordinairement beaucoup d'eau par la piqûre du ver, qui fait des progrès et par l'ignorance des Cochin-
chinois qui ne savent pas calfater. Ils connaissent encore moins l'usage des pompes et périssent sou-
vent faute de précautions nécessaires pour naviguer avec sûreté.
J'ai ouï dire que le Roy envoyoit tous les ans plusieurs vaisseaux au Paracel, pour y chercher
des curiosités naturelles pour son cabinet. Je doute que l'on puisse donner ce nom à quelques branches
de corail noir, à des coquillages fort communs et à quelques morceaux de nacre que l'on m'a fait voir.
Des Fortifications.
Il n'y a qu'une forteresse dans le royaume qui est au bord de la rivière qui sépare le Tunquin de
la Cochinchine. Elle est gardée par deux cents soldats. C'est un mur en quarré entouré d'un fossé, avec
des embrasures où il y a du canon. Par le portrait qu'on m'en a fait il ressemble beaucoup au fort Dau-
phin de Madagascar.
Des Loix.
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La volonté du Souverain est la loi fondamentale au Royaume. Toutes les autres sont sujettes
au caprice et au changement. Les premiers rois punissoient de mort le vol, le meurtre, l'incendie etc.
La cupidité du prince qui règne aujourd'hui y a attaché une peine pécuniaire à son profit. Il en coûte
douze cent quans pour avoir tué un homme, deux cents pour lui avoir coupé un bras, et par proportion
pour toutes les parties du corps. Ainsi quiconque est riche peut braver la justice et les loix. De l'impu-
nité des crimes résulte la tyrannie des grands sur le peuple qui gémit dans la misère la plus profonde.
A peine ces malheureux peuvent-ils tirer leur subsistance de la fécondité du pays. Le prince les accable
d'impôts au-dessus de leurs facultés et les mandarins de concussions et de corvées. Aussi remarque-t-
on que le royaume se dépeuple tous les jours. Beaucoup de Cochinchinois quittent leur patrie et vont
habiter les isles circonvoisines ; d'autres gagnent les montagnes du Camboge et vont jusqu’au royaume
de Siam. On m'a dit qu'il y en avoit jusque sur l'isle de Pulo-Condor.
Les loix établies pour la société sont moins tyranniques, mais elles sont plus favorables aux
femmes qu'aux hommes. Un homme qui se marie épouse son maître. La femme le dirige et la loi la
met à l'abri des mauvais traitements de l'homme. Il y aurait moins de danger à battre cent hommes s'il
était possible, qu'à maltraiter une femme. Tout est pour elle, le Roy, l'usage et les préjugés. Une
femme qui a été maltraitée par un homme se couche devant la porte ou au milieu de la rue et se couvre
le visage. Alors les parents s'assemblent et vont chez le mandarin, qui est obligé d'aller relever la
femme. Il l'interroge et regarde attentivement s'il y a du sang répandu et si la femme a quelques coups
à la tête. Si ces deux circonstances qui aggravent le crime se trouvent vraies, on oblige l'homme à don-
ner une somme à la femme, et s'il refuse ou qu'il ne puisse la payer il est condamné à la cangue pen-
dant un temps considérable.
Cependant la loi semble avoir pourvu à la liberté de l'homme en lui permettant le divorce
qu'elle n'accorde point à la femme sans le consentement de l'époux. Quand un mary veut répudier sa
femme il en avertit le mandarin qui vient chez lui. On fait un festin où sont invités les parents et les
amis des époux. Après avoir exposé ses raisons, le mari prend une cache qu'il rompt et en donne la
moitié à sa femme. C'est l'acte de séparation et la marque de la liberté que les parties se donnent de
contracter ailleurs. Les biens se partagent également. S'il n'y a qu'un enfant il est pour le mari, s'il y en
a trois il est obligé d'en prendre deux. Il en est ainsi d'un plus grand nombre.
La pluralité des femmes est permise. Un homme peut en prendre autant qu'il peut en nourrir.
La femme adultère est punie de mort. On la met dans un sac avec un cochon et on la précipite dans la
rivière. Les femmes du sérail sont écrasées par des éléphants destinés à cela.
Des Gouverneurs.
Le gouvernement des provinces ne s'accorde point au mérite et au service, mais à l'argent. Il
n'y a d'autres revenus attachés aux dignités que la liberté de voler. Ces gouverneurs sont établis pour
faire payer les impôts et rendre la justice. Ils répondent au Roy des tributs de la province qu'ils gou-
vernent. Ils ont des mandarins et des soldats qu'ils envoient dans les aldées et qui les exigent avec une
dureté extraordinaire. D'ailleurs l'imposition du tribut est arbitraire. Tel homme par la loi et par sa
condition ne doit payer au Roy que trois quans par an qui en paiera six par les vexations des manda-
rins. C'est leur revenu et celui de leurs officiers.
De la Justice.
La justice n'est pas mieux administrée que les finances. Quand un homme est accusé le manda-
rin s'informe de son bien. S'il est riche, il est coupable et condamné à payer une amende considérable.
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Il y a dans chaque village ou aldée et le long des rivières et des grands chemins un mandarin
ou douanier pour recevoir les droits du Roy. Comme il leur en coûte beaucoup pour obtenir ces em-
plois et qu'ils ne sont pas sûrs de les avoir longtemps, ils se dépeschent de s'enrichir.
De la Police.
La sûreté publique est moins l'effet de la bonne police que de la timidité des Cochinchinois. Ils
seroient redoutables s'ils étoient aussi hardis qu'ils sont voleurs ; mais ils sont craintifs et n'appréhen-
dent rien tant que les armes. Comme le vol est l'objet de leur application, il est aussi le mobile de leurs
actions.
Ils vendent à faux poids, trompent dans le commerce et tâchent de susciter quelques mauvaises
affaires aux étrangers pour en tirer de l'argent. La police ne remédie point à ces abus. Dans les bazars
chaque marchand a son poids et sa mesure particulière, qu'il augmente ou qu'il diminue selon ses inté-
rêts. Enfin, c'est le caprice et la fraude qui déterminent les opérations du commerce.
Des Arts.
Les gens au-dessus du commun comme les mandarins, sçavent lire, écrire et calculer, mais ils
ignorent les mathématiques, la peinture, la musique, la médecine et tout ce qu'on appelle beaux-arts.
Le premier mathématicien à la Cochinchine fut le Père Siebert, jésuite, mort depuis quelques
années et qui n'a point laissé d'élèves.
De la Peinture
Les tableaux et les bons desseins viennent de la Chine ou sont faits par les Chinois qui sont
dans le pays. Les Cochinchinois dessinent à l'encre de Chine mais sans propreté et sans invention.
De la Musique
On ne sçauroit donner le nom de musique au croassement des Cochinchinois. Ils ont la voix
rauque et chantent du nez. Leur chant n'est point varié par les mouvemens et n'est déterminé par au-
cune règle harmonique. C'est un tressaillement de gosier discordant, qui n'a aucune modulation et
qu'on ne peut, appeler autrement que charivary.
Ils ont des guittares de bamboux faites sans règle et sourdes et qui rendent un son aigre. J'y ai
vu des fluttes comme les fluttes allemandes mais sans clef et par conséquent sans semi-tons. Ils en
jouent mal et ont l'embouchure fausse.
De la Médecine
Ce qu'on appelle médecine se réduit à la décoction de quelques herbes cueillies au hasard, que
des ignorants donnent pour toutes sortes de maladies. Ils ont encore beaucoup de feuilles sèches qu'ils
prennent par infusion. Tous ces remèdes sont à très bon compte, le plus cher ne coûte que quatre
caches. Ils ignorent absolument les opérations de chirurgie. Un homme qui se casse un bras ou une
jambe est fort à plaindre si la nature ne fait un miracle en sa faveur.
Des Mécaniques
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Les moyens de se procurer les choses les plus nécessaires à la vie, paraissent au-dessus de l'in-
telligence des Cochinchinois. Quoique leur païs produise de la soye et du coton, à peine sçavent-ils se
couvrir. Ils font de petites étoffes de soye pour leur usage, mal frappées, mal teintes et fort étroites. Ce
n'est que depuis deux ou trois ans qu'ils imitent les satins et les petits damas de Chine ; mais comme ils
ne sçavent pas émonder et préparer la soye, elles sont presque toutes défectueuses. J'ai vu des pièces
dans le goût des Pequins, de la seconde sorte, assez bien frappées, mais pleines de défauts par le mau-
vais assortiment de plusieurs qualités de soie différente. Comme la mécanique de leurs métiers est mal
entendue, il leur faut un tems considérable pour finir une pièce. D'ailleurs ils ne sçavent pas donner le
lustre et l'apprêt à leurs étoffes, qui ont toujours un coup d'œil désagréable. Leurs teintures ne sont pas
belles parce qu'ils ne sçavent pas les préparer. Il est rare de voir une pièce teinte uniment, surtout en
couleurs vives.
Ils travaillent passablement l'or et l'argent et gravent proprement. On me fit voir une tabatière
d'argent incrustée en or, avec beaucoup de netteté et de délicatesse, mais il y manquoit un poli fini et la
charnière étoit mal faite.
J'ai ouï dire que les Cochinchinois l'emportaient sur les Chinois pour la sculpture et le travail
du bois en général, mais que ces derniers étaient au-dessus d'eux pour la variété et le goût. Il est vrai
que les Cochinchinois ne sont point inventifs. Leur imagination stérile s'épuise facilement et n'est
point susceptible du goût et de l'application nécessaire pour atteindre à la perfection. Aussi n'est-il pas
commun de voir quelque chose de fini, de quelque nature que ce soit. D'ailleurs l'émulation n'est point
soutenue par les récompenses ; au contraire, un homme qui a du mérite craint l'éclat. S'il est connu, le
roy, ou les mandarins l'obligent à travailler pour eux pendant toute sa vie, et il n'a plus d'autre récom-
pense attendre de son talent que la pauvreté et l'esclavage.
Des villes capitales.
Huhay est la capitale du royaume. Elle est située dans une belle plaine entourée de montagnes
et coupée par une grande rivière qui va se perdre dans la mer à quatre lieues de là. C'est moins une
ville qu'un amas de cases de bamboux mal bâties et placées sans ordre des deux côtés de la rivière. Les
rues sont étroites et inondées dans la saison des débordemens. Le quartier des Chinois est le plus
propre. Les maisons sont bâties dans le goût de celles de Chine et forment une rue large et bien pavée.
Les dehors de la ville sont bien plantés, mais surtout les bords de la rivière seroient susceptibles de
mille beautés si les Cochinchinois avoient du goût pour les bâtimens. J'y ai remarqué des chutes d'eau
naturelles dont la distribution conduite avec art, feroit de très belles machines hydrauliques.
Cette ville paroit bien peuplée. On y compte soixante mille habitans en comprenant les mari-
niers qui forment une seconde ville sur la rivière par la quantité de champans ou de bateaux dont elle
est couverte.
La seconde et dernière ville est Faïfao à quinze ou dix huit lieues d'Huhay. C'est un port pour
les sommes chinoises et les bateaux du pays. Les vaisseaux d'Europe peuvent mouiller dans la rade
pendant la belle saison ; mais au changement de mousson, ils sont obligés d'aller mouiller dans la baie
de Turan à quatre lieues de là où ils sont en sûreté. Faïfao est l'endroit de la Cochinchine où se fait le
plus grand commerce dans la saison. C'est le dépôt de toutes les marchandises de Chine et de celles du
pays. Cette petite ville est très peuplée surtout par les Chinois qui y font beaucoup de commerce.
Des Coutumes et Usages.
Rien ne marque plus la barbarie des Cochinchinois que leurs coutumes et leurs usages. Ils les
observent fort religieusement quoiqu'elles soient presque toutes contre la nature et les bonnes mœurs.
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C'est l'usage par exemple que les filles se prostituent publiquement. Le grand nombre d'adorateurs est
une preuve de leur mérite et les fait rechercher en mariage. Les hommes, même les mandarins, ne rou-
gissent pas de vous offrir des femmes. C'est une politesse d'usage comme de vous présenter du béthel
et du thé ; mais en l'acceptant on risque presque toujours de compromettre sa santé. La coutume auto-
rise aussi le vol que la loi ne punit que faiblement. Elle permet encore l'usure qui est exorbitante. Un
Cochinchinois demandera cent pour cent d’intérêt par jour et exigera des gages bien au-dessus du
principal et des intérêts. Ils ont mille autres coutumes aussi pernicieuses qu'ils suivent par préjugés et
par ignorance.
La coutume qui donne un pouvoir sans borne aux pères et aux mères sur leurs enfants est née
de la nature même. Ils sont les maîtres de leur conduite et de leur liberté. Ils ne leur permettent de
manger avec eux que quand ils sont mariés ou en âge de l'être. Les dernières paroles d'un père sont
sacrées. Aussi les enfants ont-ils pour eux un respect qui approche de l'adoration. Il seroit à souhaiter
que les Cochinchinois s'acquittassent aussi bien des autres devoirs de la société ; mais ils ne connais-
sent pas la vraie amitié qui en est l'âme. Comme ils ont le cœur mauvais, ils ne s'aiment pas mutuelle-
ment. Ils ne se voient que par méfiance ou par intérest. Ils sont menteurs et n'ont point de charité. Ils
font politesse aux étrangers quoiqu'ils les méprisent, mais c'est pour en tirer quelque chose ou pour les
tromper. Ils demandent hardiment ce qu'ils ne peuvent voler et ne se rebutent point par les difficultés.
Quoiqu'ils soient dans l’abondance des choses nécessaires à la vie, leur nourriture est simple. Ils vivent
de riz et de poissons salés dont ils font des carris. Ils ne mangent de la viande que dans les grandes
festes, ou quand l'animal meurt de vieillesse ou de maladie. Ils préfèrent le chien qu'ils trouvent plus
délicat. Ils mangent malproprement et souvent des choses fort dégoûtantes.
Les cases ou maisons du petit peuple sont en bamboux. Celles des grands sont bâties en bois
ou en pierres. Le devant est une varangue avec des panneaux de bamboux qu'on lie le jour et qu'on
abat la nuit. C'est ordinairement l'endroit le plus frais et la salle de réception. L'intérieur de la maison
est divisé en plusieurs cabinets lambrissés, mal distribués et fort obscurs. Ils n'ont d'autres meubles que
quelques coupes de grosse porcelaine dans lesquelles ils mangent et quelques autres ustensiles à leur
usage. Leur lit est composé d'une natte qu'ils étendent le soir sur le plancher et qu'ils ôtent le matin.
Leur Habillement.
Leur habillement est de soie et fort léger. Il ressemble à celui des anciens Chinois. Il est com-
posé d'un canesson fort ample, d'une chemise à manches ouvertes et fendues par les côtés et d'une robe
longue à grandes manches. Ils portent un bandeau de crain autour de la teste, les cheveux noués sur le
sommet et un grand chapeau rond de paille ou de feuilles fort bien travaillé. Leur chaussure est une
bottine de satin piqué avec des pantouffles sans talon et découvertes sur le cou de pied. Ils portent
deux bourses attachées à un cordon, dans lequel ils mettent du bétel et du tabac à fumer. Elles sont
ordinairement de damas et brochées en or et en argent. C'est un ornement qu'ils estiment beaucoup.
Chaque particulier peut s'habiller en quelque couleur qu'il lui plaît, excepté en rouge qui est la couleur
du roy.
L’
habillement des femmes est semblable à celui des hommes. Le petit peuple ne porte qu'un
canesson et ne s'habille que les jours de festes.
Les Cochinchinois ne sont pas grands, mais ils sont bien faits. Ils ont les yeux petits, le nez
camard et quelque chose de sinistre dans la physionomie. Ils sont un peu plus bazanés que les Chinois.
J'en ai vu qui étoient aussi noirs que les nègres de Madagascar, cependant communément ils le sont
moins que les habitans du Camboge, de Ciampa et des montagnes.
Pour avoir les dents noires, ils les frottent avec un fruit qui a la vertu de la noix de galle. Ils
fument et mâchent beaucoup de tabac ce qui leur rend la bouche malsaine et désagréable.
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Les plus belles femmes sont dans le sérail du roy et des mandarins. Celles du commun sont as-
sez bien faites et ont beaucoup de gorge. Elles ont de la vivacité, de la pénétration et sont plus labo-
rieuses que les hommes qui sont lâches et paresseux. Les hommes et les femmes se laissent croître les
ongles. C'est une marque de distinction et d'opulence que de les avoir fort longs.
Leurs Occupations.
La pesche est l'occupation des Cochinchinois. Leurs bateaux sont leurs maisons qu'ils n'aban-
donnent que dans la saison des pluies. Le poisson y est excellent et fort abondant. Ils ont mille inven-
tions ingénieuses pour le prendre. Les rivières, les baïes et les anses sont remplies de pescheries qui
forment des labyrinthes fermés par des claies de bamboux qu'ils ouvrent et qu'ils ferment selon le flux
et le reflux. Leurs filets sont de soïe et travaillés avec art. Ils en ont beaucoup de différentes espèces
qu'on ne connaît point en Europe.
De la Situation du Pays.
La Cochinchine est remplie de montagnes couvertes de bois. Les chemins sont difficiles et
dangereux surtout dans la saison des pluies par les torrens qui tombent des montagnes. On y voyage
avec incommodité et lentement. La voiture ordinaire est un filet de soïe de sept à huit pieds de long sur
trois de large, attaché aux deux extrémités d'un bambou et couvert en forme d'écaillés de tortue. C'est
une espèce de palanquin qui ne ferme pas exactement et qui ne garantit que faiblement de la pluie et
du mauvais temps. Deux hommes le portent facilement et suffisent souvent pour faire les routes les
plus longues. Les chemins sont remplis d'auberges où on trouve du ris et du poisson, de la rack et des
fruits, mais un européen y fait à coup sûr toujours mauvaise chair.
Des Animaux.
Tous les animaux utiles à la vie comme bœufs, buffles, cabrics, moutons, volailles, etc., y sont
en abondance. Il y a aussi des chevaux, mais trapus et mal bâtis, dont on ne se sert que rarement par la
situation inégale du pays et par la quantité de rivières et de marais dont il est coupé. Le gibier de toutes
les espèces y est fort commun. Les montagnes fournissent des simples et des plantes fort curieuses. On
y recueille une espèce de cannelle fort grosse et d'une médiocre qualité. Un missionnaire français m'a
assuré qu'on y avoit trouvé il y a quelques années un girofflier et un muscadier ; mais il y a lieu d'en
douter puisque les gens du pays ne sçavent ce que c'est. Le peu de giroffle et de muscade qu'on y voit
y est apporté par les Chinois qui l'achètent des Hollandais en Chine ou à Batavia.
Les éléphants y sont plus communs et plus grands que dans aucune partie des Indes orientales.
Le roy en a beaucoup dont il se sert à la guerre. La façon de les prendre est à peu près celle rapportée
dans le journal du voyage de Siam de M. l'abbé de Choisy.
Il y a beaucoup de tigres, de rhinocéros, de panthères, de léopards, de chats-tigres et des oi-
seaux fort curieux. On y en voit un surtout qui a les plumes de la queue longues de cinq à six pieds,
brunes et mouchetées régulièrement de blanc. Les Cochinchinois en ornent leurs pagodes et en disent
des choses aussi merveilleuses que l'histoire du Phœnix.
Il y fait fort chaud depuis le mois de mars jusqu'en octobre. Les pluies abondantes qui tombent
pendant les quatre autres mois raffraîchissent l'air. C'est le tems des orages et des débordemens, qui
rendent le pays fertile et abondant. L'air n'y est pas bon. Les eaux y sont vives et malsaines. Nous y
avons perdu trente hommes par les dyssenteries et les fièvres malignes.
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De la Religion chrétienne et des Missionnaires.
Les missionnaires français se disent les premiers qui annoncèrent le christianisme à la Cochin-
chine où ils furent seuls pendant soixante ans. Ils y souffrirent des persécutions qui arrestèrent souvent
les progrès naissants de l'Évangile. La plus violente et la dernière fut sous l'ayeul du roy qui règne
aujourd’hui. Ses successeurs plus indulgents en ont permis l'exercice qui n'a point été interrompu de-
puis. Cette tranquillité et la ferveur des missionnaires y ont produit des chrétiens dont le nombre est
considérablement augmenté depuis l'arrivée des missionnaires portugais, espagnols, italiens et alle-
mands. On compte aujourd'hui cinquante mille chrétiens dans la Cochinchine et trente mille dans le
Cambodge. Quoique ce nombre soit grand on prétend que la religion chrétienne dominerait sur le pa-
ganisme si ces missionnaires de différentes nations étoient unis entre eux. Mais leur conduite ne paroît
point conforme à l'esprit de l'Évangile. Les François accusent les Portugais d'enseigner une morale
relâchée et les jésuites d'y avoir apporté l'esprit de commerce et d'intrigue. Ces derniers disputent aux
Français le droit de prêcher l'Évangile dans les Indes orientales et la liberté d'y former aucun établis-
sement. Ils se fondent sur une bulle de Martin V de 1444, confirmée et augmentée par les papes Eu-
gène IV, Nicolas V et Sixte IV qui accorde à la couronne de Portugal le souverain domaine sur toutes
les terres qui seroient découvertes jusqu'aux Indes inclusivement. Ils y ajoutent un bref d’Alexandre
VI donné en 1494 qui partage les Indes orientales et occidentales entre les Espagnols et les Portugais,
tirant une ligne du pôle arctique à l'antarctique, qui serait distante des isles que l'on nomme Acores ou
cap Vert de cent lieues vers l'occident et le midi. Ils infèrent de là que les rois d'Espagne et de Portugal
ont seuls le droit d'envoyer des missionnaires dans ces parties du monde et de nommer aux dignités
ecclésiastiques. Qu'ils soient fondés ou non, leur conduite envers les missionnaires françois n'est pas
moins repréhensible. Ils s'emparent tous les jours de leurs meilleurs établissements, les font passer
pour hérétiques parmi les gens du pays et les rendent suspects aux grands. En vain les souverains Pon-
tifes ont voulu arrester ces abus par des bulles fulminantes, et en dernier lieu en nommant des évêques
françois. Les Espagnols et les Portugais ne reconnaissent point leur jurisdiction, qu'ils regardent
comme usurpée, n'étant point approuvée par les cours d'Espagne et de Portugal. Toutes ces contesta-
tions donnent lieu à des histoires scandaleuses où la charité n'est point épargnée. Les missionnaires
françois, qui manquent de sujets, craignent avec raison d'être obligés d'abandonner cette mission, leur
petit nombre les exposant à des persécutions nouvelles, surtout depuis quatre ou cinq ans que les Por-
tugais de Macao font le commerce de la Cochinchine. La liberté de prescher l'Évangile et peut-être
l'indépendance et la facilité du commerce y attirent un grand nombre de moines de Macao et des Ma-
nilles qui se répandent dans le pays comme des hirondelles. Les jésuites surtout y sont bien établis. A
la faveur de leurs talents, ils se produisent à la cour et obtiennent la bienveillance des grands qu'ils
savent ménager avec discernement. La religion en tirerait de grands avantages si elle étoit toujours le
motif qui les fait agir ; mais il est à craindre que leurs querelles particulières et l'intérêt ne diminuent
dans la suite la bonne opinion que l'on a conçue d'eux.
Plusieurs de ces missionnaires se sont distingués par leur piété et leur mérite. Les François
font l'éloge du Père de Sennemand, mort en odeur de sainteté après avoir presché l'Evangile pendant
cinquante-cinq ans. J'ai vu des Cochinchinois répandre des larmes en prononçant son nom. Les jésuites
se font honneur d'avoir eu le Père Sibert, missionnaire allemand, habile mathématicien et homme d'es-
prit. Le roy qui règne aujourd'hui l'aimoit beaucoup et l'avoit fait mandarin du premier ordre. Ce mis-
sionnaire était courtisan politique et sçavoit se rendre agréable et nécessaire. Il joignoit aux talents
qu'il possédoit celui de faire paroître qu'il en avoit encore plus. Ses confrères conviennent de son mé-
rite, de son bon cœur et de toutes les vertus qui forment l'honnête homme, mais.ils lui reprochent de
n'avoir pas eu l'esprit de son état. Lorsqu'il mourut il avoit de grandes vues sur la Cochinchine, qu'il
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vouloit tirer de la barbarie en y introduisant les Européens. La société a d'autant plus de raison de le
regretter, qu'elle n'a pu jusqu'ici le remplacer. Le Père Koffler qui lui a succédé n'a point ses talents et
encore moins son crédit. Le hazard l'a fait le premier médecin du roy et l'ignorance lui a donné la
vogue. J'ai vu ce jésuite sur une galère dorée, vestu d'une robe de gaze noire à fleurs, d'une chemise et
canesson couleur de feu avec un bonnet doctoral énormément grand, parsemé de fausses pierreries. Je
crois qu'un extérieur aussi ridicule est moins une marque de mérite et de distinction qu'une preuve de
l'égarement de l'esprit humain.
Les églises de la Cochinchine ne diffèrent pas des pagodes pour la forme et l'extérieur. Chaque
missionnaire a son département divisé en plusieurs villages qu'ils nomment chrétiennetés où de tems
en tems il va dire la messe et administrer les sacremens. Il y a dans chaque église un catéchiste pour
instruire les prosélytes et les enfants. On n'y récite que les litanies de la Vierge, des Saints et les
prières du soir et du matin traduites en cochinchinois. Par un ancien usage qui se pratiquoit du tems
des persécutions, les chrétiens couchent et mangent dans les églises, les hommes séparés des femmes.
L'Évangile n'a pas encore détruit parmi ces chrétiens les idées du paganisme et surtout leur
respect pour les morts, qui approche de l'adoration. Les cérémonies de leurs enterremens et d'autres
actes de religion ressemblent à celles des idolâtres. Ils ensevelissent leurs morts dans les étoffes les
plus précieuses et les gardent chez eux des mois entiers pendant lesquels ils font des festins, s'enivrent
et se réjouissent comme font les payens. Quelque zélés que soient les missionnaires ils auront de la
peine à corriger ces abus, ainsi que la mauvaise foi, la calomnie, le mensonge, le libertinage et surtout
l'inclination au vol, qui paroît estre le péché originel des Cochinchinois.
De l'Idolâtrie.
Le Roy, les mandarins et les lettrés connoissent la religion de Confucius ; mais, c'est moins
pour en faire l'objet de leur culte, que pour en appliquer le sens et la morale au gouvernement de l'État,
à la politique et aux actions du prince. C'est ce qui leur fait appeler ce livre la Science des Rois. Les
sçavans ou lettrés paroissent faire une étude pénible des idées de ce philosophe dont ils rendent tou-
jours l'explication obscure et mystérieuse au peuple. Confucius est au rang des grands hommes et des
héros qu'ils adorent. L'idolâtrie est la même qu'en Chine. C'est la religion de la cour et du peuple à
laquelle les préjugés du pays ont ajouté beaucoup de superstitions particulières. Les montagnes, les
forêts, les rivières, la mémoire des ancêtres, le respect pour les morts et surtout les esprits sont des
sujets d'adoration. Le plus stupide Cochinchinois croit fermement qu'un génie préside à toutes ses
actions. A ces superstitions générales le petit peuple ajoute les siennes. Chacun se fait une divinité de
ce qu'il veut ou de ce qu'il pense. Les uns adorent un arbre, les autres une pierre, etc. ; ainsi il serait
difficile de déterminer quelle espèce d'idolâtrie domine à la Cochinchine.
Les pagodes ne ressemblent que foiblement à celles de la Chine pour la beauté et la richesse.
On y voit des figures gigantesques, hideuses, sans proportion et sans justesse. Les bonzes ou prêtres de
ces pagodes sont ignorants et méprisés des grands et du peuple. Cependant on les consulte dans les
affaires de conséquence. Ils affectent une grande pauvreté et ne vivent que d'aumônes.
Quand le Roy change de palais on tire plusieurs coups de canon vis-à-vis de celuy qu'il doit
habiter pour en chasser les esprits malfaisants. Ce prince fait des sacrifices en certains tems de l'année,
qui sont toujours précédés de combats d'éléphans et de tigres. Dans les grandes festes le roy paroit en
public, le sabre à la main et spadonne
1
dans l'air contre les esprits aériens.
Le renouvellement de l'année est encore une feste solennelle. C'est le carnaval de la Cochin-
chine. Tant que dure la lune de janvier, les boutiques sont fermées et les exercices interrompus, et la
1
Spadone : mot italien. Longue et large épée qui se maniait à deux mains. D’où ce geste aérien.
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cour et la ville sont plongées dans la débauche. La plus solennelle de toutes ces festes est celle qu'on
célèbre tous les ans à Huay en mémoire du passage de la rivière par le premier Cou-ha et de la victoire
remportée sur les Tunquinois. Voici ce que j'en appris.
Toutes les galères du roy au nombre de soixante ou quatre-vingts, bordent les deux côtés de la
rivière. Une partie arbore le pavillon du Tunquin, qui est rouge, et l'autre le pavillon cochinchinois qui
est de la même couleur avec un globe vert au milieu. Le roi simplement vestu sort de son palais au
bruit de1'artillerie et va au bord de la rivière où il y a un bateau qui ressemble à celui qui passa le pre-
mier Cou-ha. Le roy présente cinq quans au batelier qui le reçoit dans son bateau et pousse au large
pour passer de l'autre côté de la rivière. Alors les galères du Tunquin viennent à force de rames en
poussant des grands cris pour enlever ce bateau. Les galères cochinchinoises fondent à leur tour sur
celles du Tunquin. De ces différentes évolutions se forme un combat simulé qui dure quelques heures
et qui est amusant. Enfin les galères du Tunquin sont battues et prennent la fuite, celles de Cochin-
chine les poursuivent et la fête finit. Le reste de la journée se passe en réjouissances et en festins.
Du Commerce des Chinois à la Cochinchine.
Il y a longtemps que les Chinois font le commerce de la Cochinchine, qu'ils regardent comme
une province qui faisoit autrefois partie de leur empire et sur laquelle ils disent avoir des droits. Leurs
prétentions y ont causé en différent temps des révolutions, dont le peu de succès leur a attiré le mépris
des Cochinchinois. La dernière, qui arriva il y a quatre ou cinq ans, décidoit en leur faveur si elle avoit
été conduite par des gens de teste et de capacité. Malgré la haine qu'on a pour eux et les difficultés
qu'on leur occasionne dans le commerce, leur nombre augmente considérablement. Il y en a beaucoup
dans l’intérieur du pays et jusque dans le Cambodge, le Ciampa et le Laos. Par leur industrie et l'esprit
de commerce qui leur est naturel, ils tirent parti de l'ignorance des Cochinchinois qui sont grossiers et
incapables de jouir des avantages qui sont dans leur païs. Aussi les Chinois font la plus saine partie du
commerce de tout le royaume, dont ils connoissent mieux le local que les Cochinchinois. La proximité
de la Chine les met à portée d'en faire venir à propos les marchandises convenables au pays, d'en mé-
nager la vente selon les circonstances et les révolutions du commerce, pour en rendre les retours plus
lucratifs. On peut dire qu'ils ont le talent de tâter avec discernement le goût des Cochinchinois, de leur
dérober les connoissances utiles et de leur rendre les plus petites choses précieuses et nécessaires. C'est
avec de pareilles précautions qu'ils ont introduit depuis quatre ou cinq ans la toutenague à la Cochin-
chine. Ce métal connu et méprisé chez eux foit aujourd'hui l'essentiel de leur commerce. Le profit
immense qu'ils font sur cette matière, leur a fait abandonner ou interrompre tous les autres objets. Il en
sera parlé, plus au long à l'article de la toutenague ci-après. Les marchandises qu'ils apportent à la
Cochinchine sont, sçavoir : La toutenague, le cuivre blanc et rouge, le calain qu'ils achètent des Hol-
landois, le papier, le thé des dernières sortes, quelques petits damas, du plomb, beaucoup de grosse
porcelaine bleue.
On n'estime point celle qui a des fleurs et des dessins. Il faut que le bleu et le blanc paroissent
comme broyés et pétris ensemble et que les nuances semblent l'effet du hazard et non pas de 1’art.
Les retours sont :
L'or, la soie écrüe, le bois d'aigle, le morphil, le sucre blanc et candy, le poivre, la noix
d'areque, quelques bois du pays pour meubles.
Les sommes chinoises arrivent ordinairement à la Cochinchine en janvier et février ; c'est la
saison du commerce qui dure jusqu’en septembre. Ces sommes ont des courtiers répandus dans les
provinces marchandes du royaume, qui font les achats et qui les leur tiennent prêts.
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De la Toutenague.
Les Chinois, en apportant de la toutenague à la Cochinchine, ne se proposèrent qu'un essay de
commerce, et de sçavoir s'il étoit possible de tirer parti d'un métal méprisé chez eux et qui n'a par lui-
même qu'une foible valeur intrinsèque. Ils en apportèrent pour la première fois en 1745. Le prix mé-
diocre qu'ils y mirent flatta l'avarice du roy qui règne aujourd'hui. Obligé pour faire sa monnoie
d'acheter bien cher le cuivre des Chinois et n'en ayant pas toujours autant qu'il vouloit parce que la
sortie de cette matière est défendue en Chine, il crut retirer un avantage considérable en faisant faire
des caches de toutenague. Depuis ce tems les Chinois en ont accepté considérablement et ont acheté
avec bénéfice les anciennes caches qui étoient de cuivre, pour les porter chez eux où elles ont cours.
Le Roy achète la toutenague 14 quans le pique de 120 catis, et en le réduisant en monnoie il en
tire 48, 49 et souvent 50 quans ; ce qui fait un bénéfice immense.
Le quan est composé de 10 mas et le mas de 60 caches. L'évaluation commune du mas est à 8
sous. Ainsi le quan vaut 4 livres et ne varie guère que pour le change de l'or et de l'argent. Cette grande
quantité de toutenague a causé des révolutions dans le commerce dont le roy a profité pour acheter tout
l’or de son royaume. Les Chinois de leur côté en ont tiré autant qu'ils ont pu, et les particuliers ont
aussi acheté de la toutenague dont ils ont fait de fausses caches qu'ils font valoir dans le commerce.
L'or, qui valoit avant l'usage de la toutenague 120, 125 et 130 quans le neu ou pain, a monté tout d'un
coup à 230 et 235 quans. Toutes les autres marchandises ont augmenté à proportion. Telle étoit la si-
tuation de la Cochinchine quand nous y arrivâmes.
Malgré un changement si contraire au commerce que la Compagnie se proposoit de faire, elle
pouvoit espérer que la vente de son argent et de ses marchandises, même sans bénéfices, lui produiroit
au moins des retours avantageux. Elle pouvoit d'autant plus y compter que l'argent est fort rare à la
Cochinchine. C'est dans ces vues que l'on proposa au roy de changer les piastres de la Compagnie pour
des caches. On luy fit sentir que faisant un bénéfice de 300 0/0 sur la toutenague, et achetant l'argent
au prix de cette monnaie courante, il auroit presque l'argent pour rien. Malgré les mesures les mieux
prises et les instances les plus pressantes il ne fut pas possible de le déterminer à le prendre. A son
exemple les particuliers n'en voulurent point ou n'en offrirent qu'un prix bien au-dessous de sa valeur
intrinsèque. On se réduisit à demander que les piastres furent marquées au coin du Roy et eussent
cours dans le royaume, ce qui fut accordé. On obtint en conséquence un édit qui ordonnoit à tous les
sujets du Roy, de recevoir dans le commerce la piastre quarrée sur le pied d'un quan 2 mas, 48 caches,
et la piastre ronde sur celui d'un quan 3 mas.
Mais les mandarins s'opposèrent sourdement à la publication de cet édit. Comme ils sont tous
faux-monnoyeurs ils perdoient un bénéfice immense et ne trouvoient pas la même facilité à falsifier
des piastres qu'à contrefaire des caches. Ils firent naître des soupçons dans l'esprit du roy qui passèrent
dans le public et par une bizarerie extraordinaire l'argent tomba dans un décrit qui ne peut avoir
d'exemple qu'à la Cochinchine. Il ne fut donc plus question de faire usage de l'argent sans y perdre
beaucoup.
La Compagnie avoit encore une ressource dans la nouveauté et l'assortiment des marchandises
qui luy restoient. Les unes pouvoient flatter le luxe des grands par leur richesse, et les autres parois-
soient proportionnées aux facultés bornées du petit peuple par leur médiocre valeur. Toutes ces mar-
chandises furent admirées, mais personne n'en acheta. A peine la Compagnie put-elle en vendre pour
trois cents quans. Le roy et les mandarins volèrent les plus belles ou les achetèrent et ne les payèrent
point. Ainsi ne pouvant pas convertir l'argent et les marchandises en fonds nécessaires pour faire les
achats, on fut obligé d'abandonner une entreprise détruite par les moyens même qui devoient la faire
réussir, et par des circonstances et des contrariétés que toute la prévoyance humaine ne sçauroit em-
pescher. A toutes ces difficultés se joignirent mille intrigues particulières, tant de la part des jésuites
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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portugais que des autres missionnaires, qui ne sont qu'accessoires aux faits principaux, et qui ne méri-
tent point d'être rapportées.
On ne peut attribuer les révolutions qui arrivent à la Cochinchine soit dans le commerce, soit
dans la constitution même de l'État, qu'au mauvais gouvernement, à la faiblesse des loix, à l'ignorance
et à l'avarice du roy. Ce prince s'est servi tant de fois pour accumuler ses richesses, de moyens avanta-
geux en apparence, mais en effet ruineux pour ses sujets que le peuple n'a plus de confiance en lui.
Victime de la tyrannie et de la cupidité des grands, il craint toujours de nouveaux pièges et regarde
tout ce qui vient du roy comme suspect et dangereux. Il est persuadé que le prince n'aime point ses
sujets, qu'il est injuste, insensible et capable des expédiens les plus honteux pour devenir riche. J'en
rapporterai quelques exemples convaincants. Il y a un tems dans l'année où le roy paye ses soldats en
pains chappés à son coin. Ces pains valent dans le commerce seize quans, mais il les oblige de les
prendre sur le pied de vingt quans et quand ces mêmes pains rentrent dans ses coffres il ne les reçoit
que pour douze ou tout au plus pour quatorze quans. C'est sur de semblables expériences que les parti-
culiers ont refusé d'acheter les piastres de la Compagnie. Quelque avantage qu'il y eût pour eux, ils ont
craint avec raison que dans le payement des tributs et des taxes publiques, le roy ne voulût pas les
recevoir au prix courant ; et peut-être étoit-ce son intention. Par une politique aussi nuisible à l'Etat, le
roy permet aux particuliers d'acheter de la toutenague, mais il leur défend de la fondre pour en faire
des caches. Un contraste aussi bizarre prend sa source dans l'avarice du prince, ingénieux à trouver des
prétextes injustes pour avoir occasion de piller le peuple. Il en est de même pour tout ce qui peut flatter
son goût et ses plaisirs. S'il apprend qu'un particulier a quelque chose de rare et de curieux, il envoye
des soldats qui le pillent et s'emparent de tout. Aussi le petit peuple vit dans une grande obscurité. Il
s'étudie à paroître plus pauvre qu'il n'est. Chacun enterre son argent et ce qu'il a de meilleur pour éviter
la persécution des grands, qui abusent de l'autorité du roy, pour devenir riches.
Le commerce y est contraint et se fait clandestinement. Les marchandises de prix comme l'or,
le bois d'aigle, le morphil et la soye, ne sont point publiques. Pour en obtenir, il faut avoir des intrigues
et des correspondances secrètes, briguer la bienveillance des mandarins et des chefs, qu'il faut sou-
doyer, sans quoi on est exposé au pillage ou à des contrariétés ruineuses.
En considérant ainsi le gouvernement de la Cochinchine il ne paroitra pas surprenant que la
Compagnie ait trouvé des difficultés insurmontables à l'établissement et au commerce qu'elle se pro-
posoit d'y faire. L'un et l'autre demandent une forme et des arrangements qui ne peuvent avoir lieu
parmi des gens qui n'en sont point susceptibles. Il lui faut des privilèges et des immunités qui lui ren-
dent le commerce libre et facile, qui la mettent à l'abri des vexations des grands, qui la distinguent des
Chinois et des Portugais, et qui lui assurent des retours certains et avantageux. C'est ce qui n'est pas
possible d'espérer à la Cochinchine. Tout y paroit contraire : le mauvais gouvernement, les lois, la
barbarie et le génie de la nation. D'ailleurs les objets de commerce annoncés à la Compagnie, quoique
réels et effectifs ne sont pas également abondants. L'or qui est essentiel y est très-rare ou plutôt on n'y
en trouve plus. Je crois même qu'il seroit difficile, si on en excepte le sucre et le poivre, de faire une
cargaison assortie des autres marchandises. Ce n'est pas que le pays ne puisse en produire beaucoup
plus, mais il faudroit substituer à l'ignorance et à la grossièreté des Cochinchinois les talens et l'intelli-
gence qui leur manquent pour en tirer un meilleur party.
En supposant que la Compagnie veuille y commencer avec de la toutenague, elle doit craindre
les inconvéniens attachés à cette matière, dont la grande quantité commence à en rendre la défaite
difficile. Le roy en a plus qu'il n'en peut faire fondre en dix ans, et les particuliers ont fait tant de
fausses caches qu'il est presque ordinaire de perdre le tiers ou la moitié sur les payemens.
Une compagnie qui voudra s'établir à la Cochinchine et prendre des arrangemens solides pour
y faire un commerce avantageux, doit s'y annoncer avec les moyens capables de s'y faire craindre et
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respecter. Elle les trouvera dans la situation du pays en général et surtout de la baye de Turan où il est
aisé de se fortifier. Le moindre fortin donnerait la loi, en coupant la communication d'une province à
l'autre et on ne trouveroit qu'une faible résistance dans les habitans, timides et moins aguerris que les
Malais. Cette entreprise demande une connaissance exacte du pays. Mais la Compagnie paroit l'avoir
abandonné puisqu'elle n'y a laissé personne l'instruire des circonstances contraires ou favorables au
party qu'elle auroit jugé à propos de prendre. Elle auroit pu établir une correspondance par le moyen
des sommes chinoises qui retournent de Cochinchine en Chine. En y laissant un homme intelligent qui
se seroit appliqué à approfondir les objets de commerce, à acquérir des connaissances locales en par-
courant l'intérieur du pays, et surtout à apprendre la langue, elle auroit été en état de juger sainement et
de ne rien donner au hazard. Cependant je suis porté à croire qu'elle a bien agi, puisqu'elle n'a pas jugé
à propos de le faire.
De l'Or.
La Cochinchine paroit être le vrai pays de l'or. On trouve dans les montagnes toutes les
marques qui prouvent son abondance. On y voit un mineray naturel sur la surface de la terre, et dans
les grandes pluies les torrents qui se précipitent des montagnes roulent des paillettes d'or. La supersti-
tion les empesche de fouiller dans ces montagnes, qui sont des objets d'adoration. D'ailleurs ils sont
mauvais mineurs et ignorans dans les travaux nécessaires et utiles pour faire valoir une mine. Il leur
est arrivé plusieurs fois de se trouver ensevelis faute de savoir placer des étais pour soutenir la terre et
de faire écouler les eaux. Ces accidens fréquens les ont rebutés. Ils se contentent d'ouvrir une tranchée
et d'en faire écouler les eaux à la chute desquelles ils mettent des claies pour en recueillir l'or. Des
travaux aussi faibles ne peuvent en produire beaucoup. Cependant il seroit plus commun si ces travaux
étoient multipliés dans les endroits avantageux. Mais la tyrannie et l'avarice du roy absorbent tout.
Quoique la fouille de l'or soit permise moyennant un droit à payer au roy, personne ne l'entreprend,
parce que les mandarins et les officiers commis pour y veiller pillent et ruinent les travailleurs.
La mine la plus abondante est dans la province de Fououserac et appartient au roy. J'ai ouï dire
qu'elle commençoit à s'épuiser. L'or qu'on en tire est le plus beau et le plus pur qui soit au monde.
De la Soïe.
La soïe de Cochinchine est beaucoup au-dessus de celle de Chine pour la qualité et la finesse.
La plus belle vient de la province de Quanhia. Les Chinois en emportent beaucoup et gagnent dessus
jusqu'à 10 et 15 pour 0/0.
Les Cochinchinois commencent à sentir l'utilité de la soïe qu'ils ont négligé pendant longtems.
Mais soit par ignorance, soit par le peu d’intelligence qu'ils ont pour les mécaniques, ils n'ont pas en-
core pu réussir à traiter les différentes espèces pour en composer des qualités particulières. C'est ce qui
rend leurs étoffes défectueuses.
Le prix de la soie varie selon les années plus ou moins abondantes. Le prix courant dans la sai-
son est de 40 caches le tall, ce qui revient à 4 1. 46 s. le catis.
Du Bois d'Aigle.
Le calemba ou la première espèce de bois d'aigle appartient au roy qui en est le seul marchand.
Il vaut jusqu'à soixante et quatre-vingts quans le catis, et il est très difficile d'en avoir. La seconde qua-
lité se trouve plus facilement. Les autres inférieures sont communes.
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Il faut être connaisseur pour acheter cette marchandise, car ils scavent contrefaire en la noir-
cissant et en l'enduisant d'une résine étrangère pour la faire paroitre d'une qualité supérieure. Le bois
d'aigle de la Cochinchine et surtout celui du Laos et du Ciampa a beaucoup plus de parfum que celui
de Siam, des Détrois et des autres endroits d'où les Hollandais le tirent. M. Friel dans sa relâche à Ma-
lac, en revenant de la Cochinchine en 1744, gagna 50 ou 60 pour 0/0 sur celui qu'il apporta.
Du Poivre.
Le poivre est fort abondant. Il est beau et d'une bonne qualité. Les sommes chinoises en enlè-
vent beaucoup. C'est ce qui l'a fait monter en 1749 jusqu'à quinze et seize quans le pic de 120 catis.
Du Morphil.
La chasse de l'éléphant est défendue. Le roy seul peut en avoir et toutes les dents lui appar-
tiennent de droit. Ce n'est qu'en cachette et avec beaucoup de précaution qu'on en achète quelques-
unes ; ainsi cette marchandise n'a point de prix fixe et courant.
Du Coton.
Les mandarins et les gens aisés s'habillent de soie qu'ils préfèrent au coton. Le petit peuple en
fait de la toile pour son usage, qui est grosse et mal frappée. Le coton seroit plus abondant et devien-
droit un objet de commerce considérable sans l'ignorance des habitans qui en négligent la culture.
Il vaut net un mas ou huit s. le catis.
Du Fer.
Le fer paroit aigre, sec, cassant et rempli de pailles. Il est difficile à forger. Les Cochinchinois
ne sçavent pas le couler pour en faire des barres marchandes. Ils préfèrent le cuivre quoique plus cher
et étranger chez eux pour faire les meubles et ustensiles à leur usage.
Des Bois de construction.
La Cochinchine est remplie de montagnes abondant en bois de construction et autres espèces
propres à faire des meubles, mais il est impossible de les transporter par la difficulté des chemins qui
sont impraticables. Les plus beaux viennent du Donnaye, province du Cambodge. C'est un pays uni et
coupé par des rivières qui vont se perdre dans la mer, qui rendent le transport de ces bois aisé et com-
mode. Il est ordinaire de voir des bordages de quatre-vingts et quatre-vingt dix pieds de long d'un bois
aussi beau et aussi pur que le chêne. Il part tous les ans beaucoup de champanes, qui en remorquent
des flottes considérables. Ces bois sont à très bon compte. Il n'y a que la main d'œuvre et l'éloignement
des lieux qui en augmentent le prix.
Du Sucre.
Le sucre est l'objet de commerce le plus effectif et le plus abondant. Il est blanc et bien grainé.
Le sucre en pierres ou candy est fin, transparent et d'une bonne qualité. Les Chinois en achètent beau-
coup qu'ils pulvérisent et sur lequel ils gagnent chez eux 30 et 40 pour 0/0.
La première sorte vaut dans la saison
Sçavoir
Le sucre blanc première sorte 4 quans ou 16 1. le grand pic ;
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Le sucre candy première sorte 5 quans ou 20 1. id. ;
Les autres sortes inférieures à proportion.
De l'Indigo.
Les Cochinchinois ne sçavent pas le mettre en pierres. Il est liquide et ne se conserve pas faci-
lement. Cela vient de ce qu'ils ne sçavent pas l'apprêter. Il ne paroit pas d'une bonne qualité à en juger
par les toiles teintes en cette couleur. Elle est pâle et ne tient pas longtems à l'eau.
Des Teintures.
La plus commune est une graine que l'on sème indifféremment partout et qui vient facilement.
Elle pousse une tige à l'extrémité de laquelle est une fleur que l'on fait sécher et dont l'infusion est une
teinture écarlate. Les gens du pays en font simplement une lessive dans laquelle ils trempent leurs
étoffes, qui sont ordinairement couleur de roses plutôt qu'écarlates. Celle teinture ne tient pas longtems
et se change en un violet pâle si on la passe à l'eau.
Les Chinois sçavent l'apprester. Ils en emportent beaucoup eu Chine dont ils composent des
qualités différentes, en couleur de feu, cerise et rose qu'ils revendent aux Cochinchinois à 400 ou
500p. 0/0 de bénéfice. C'est ce qui rend les étoffes teintes en ces couleurs beaucoup plus chères que les
autres.
Il y a beaucoup de bois, d'écorces, de racines et de feuilles dont on fait des teintures diffé-
rentes, mais elles manquent par l’apprest.
Du Rottin.
Il n'est pas beau et ne se travaille pas facilement. Il y en a d'une autre espèce, beaucoup plus
gros et plein de nœuds dont les Cochinchinois se servent pour faire des chaînes de hautbants, des
câbles, des amarres et pour lier leurs bateaux.
De la Saison du Commerce.
La situation de la Cochinchine n'est pas commode pour voyager. Elle est remplie de mon-
tagnes escarpées, couvertes de bois et coupées par des précipices qui rompent les chemins. Ils devien-
nent tout à fait impraticables depuis le commencement d'octobre jusqu'à la fin de janvier. C'est le tems
des pluies, des ouragans et des débordemens qui rendent la navigation des rivières pénible et dange-
reuse. La fin de cette saison est le commencement du beau tems et du commerce. Les Cochinchinois
descendent alors des montagnes et apportent les marchandises fines comme les soieries, la soie écrue
et le bois d'aigle, dans des cestes ou paniers de rottin, attachés aux deux extrémités d'un bambou
souple et liant qu'ils mettent sur l'épaule et dont ils égalisent le poids pour rendre le fardeau plus porta-
tif. Les villages et les aldées situées le long de la coste ou à la proximité des rivières, voiturent par eau
les grosses marchandises, telles que le ris, le sucre, le poivre, le fer, etc.
La ville de Faifao dans la province de Thiam est l'entrepôt général de toutes ces marchandises.
Elle est au bord d'une grande rivière qui se perd dans la mer à deux lieues de là. Les sommes chinoises
et les bateaux du pays y abordent facilement et ont la commodité de charger et de décharger de bord à
quai. Cette ville est la résidence des courtiers chinois et de tous les marchands du royaume qui y font
des affaires. On y trouve alors de toutes les marchandises de Chine à l'usage des Cochinchinois et
outre le choix sur les premières sortes de celles particulières au pays. Il n'y a point de comparaison VOYAGE
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entre la saison du commerce et les autres temps de l'année. Dès qu'elle est finie, les sommes chinoises
partent et les marchands retournent chez eux. Les marchandises qui restent sont ordinairement de rebut
et des dernières sortes. A cette saison succède le payement des tributs, les travaux de la guerre qui
occupent le peuple et les ouvriers qu'il n’est plus possible de faire travailler à quelque prix que ce soit.
La Compagnie l'a éprouvé par les difficultés qu'elle a eu à trouver quelques pièces de soierie
des dernières qualités et trois ou quatre cents pics de sucre des secondes sortes qu'elle a payé beaucoup
plus chères que les premières ne valent dans la saison. La situation de Faifao n'est pas commode pour
l'établissement d'un comptoir. Il en coûteroit trop à la Compagnie pour transporter ses marchandises
par mer en descendant la rivière ou en la remontant depuis cette ville jusqu'à la baïe de Turan qui en
est éloignée de quatre ou cinq lieues. Il semble qu'il seroit mieux placé à la pointe de la rivière de Tu-
ran, dont le terrain uni paroît propre à bâtir des magazins vastes et commodes. On serait à portée de
tous les secours nécessaires et d'avoir les bateaux des vaisseaux pour le transport des marchandises ; ce
qui épargneroit des frais considérables. Mais la Compagnie ne peut prendre ces arrangemens qu'en
employant les moyens capables de déterminer en sa faveur tous les objets de commerce.
Du Commerce des Portugais à la Cochinchine.
Les Portugais doivent au Père Siebert jésuite, la liberté qu'ils ont depuis cinq ans de faire le
commerce à la Cochinchine. Ils y envoyent tous les ans un vaisseau de cinq cents ou six cents ton-
neaux armé de lascars, sous le nom d'un riche particulier de Macao, nommé Louis Coellio. Mais on
soupçonne les jésuites d'en estre les vrais armateurs et de prétexter d'envoyer le viatique aux mission-
naires pour faire un commerce avantageux. Ils ont à Faifao un facteur de leur nation qui parle bien la
langue du pays et qui paroît fort entendu. Ils y apportent de la toutenague, du thé, de la porcelaine et
d’autres marchandises de Chine à l'usage des Cochinchinois. L'essentiel des retours est en sucre, qu'ils
envoyent dans l'Inde, en bois d'aigle et en soïe écrüe qu'ils vendent aux Hollandais.
Les Portugais se sont mal annoncés à la Cochinchine. Ils y ont donné une mauvaise idée des
Européens, en y commerçant comme les Chinois, et en s'assujetissant aux usages du pays qui les ren-
dent esclaves des grands. Leur commère est gêné, incertain et souvent interrompu par des contrariétés
qui les forcent à faire des démarches serviles et deshonorantes. Cette nation n'est plus en état de s'op-
poser à l’établissement qu'une Compagnie voudroit faire à la Cochinchine. Macao expire et ne se sou-
tient plus que par les maisons religieuses, toujours opulentes, qui en ont formé une espèce de Répu-
blique qui ne reconnaît plus la domination du Portugal.
Des Anglais.
Le hazard a amené un Anglais à la Cochinchine qui a paru s'appliquer beaucoup à connoitre la
situation du pays, à approfondir les objets de commerce et à acquérir toutes les connaissances utiles
pour y faire un commerce particulier ou pour y établir la compagnie d'Angleterre.
M. Douff (c'est le nom de cet anglais) passant dans une somme chinoise de Canton à Batavia à
la fin de 1747 fut pris d'un coup de vent entre le Paracel et la Cochinchine qui l'obligea d'y relâcher. Le
roy fit venir cet européen et lui demanda s'il n'étoit point médecin. Il se trouva être médecin et guérit
ce prince d'une fistule fort dangereuse. Cette cure lui donna beaucoup de réputation et de crédit à la
cour. Il en profita pour se faire restituer quelques marchandises qui lui avoient été volées par les man-
darins, et obtint la permission de voyager le long des costes du royaume. Il fut au Camboge qu'il par-
courut, tira les plans des anses, des baïes qui lui parurent commodes pour un débarquement et retourna
à la Cour. Il continua à cultiver la bienveillance du roy qui le fit mandarin du premier ordre. Ce prince
lui offrit une galère entretenue, des soldats, des domestiques et quatre mille quans par an pour être son
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médecin. M. Douff crut voir un objet de fortune plus réel, en retournant à Macao pour y faire un ar-
memens, remercia le Roy qui lui fit promettre en partant de revenir l’année suivante.
Ce qui fait croire que cet anglais ne comptoit point venir à la Cochinchine et qu'il n'y étoit
point envoyé par la Compagnie d'Angleterre, c'est qu'il y a laissé quelques marchandises à l'usage des
Hollandais de Batavia dont on n'avait pas encore pu trouver la défaite à notre départ de la Cochin-
chine.
Des Hollandais.
Il y a à la Cochinchine une tradition mémoriale qui semble prouver que les Hollandais y sont
connus depuis longtems. Cette tradition dit qu'il y a environ soixante ans que quatre vaisseaux hollan-
dais vinrent mouiller à l'embouchure de la rivière de Faifao ; qu'ils y firent une descente, brûlèrent
plusieurs villages et s'avancèrent dans le pays ; que le roy envoya ses galères qui coulèrent un de ces
vaisseaux et qui obligèrent les autres de se retirer après avoir pris et tué beaucoup de monde. Les mo-
numens de cette victoire sont quelques pièces de canon de fer, de 2 et de 4 livres de balles que j'ai vu,
qui ne sont point une arme de Hollande, et qui n'ont aucune marque qui prouve à quelle nation elles
ont appartenu. Depuis ce tems les Cochinchinois appellent les Européens hollands, pur abréviation qui
signifie étrangers. Mais cette histoire a bien l'air d'une fable. Les galères de Cochinchine (si elles
étoient baties autrefois comme elles sont aujourd'hui) ne pouvoient tout au plus porter qu'un courcier
de 4 livres de balles et en quelque grand nombre qu'on les suppose, elles n'étoient point d'un échantil-
lon à prêter le côté à quatre vaisseaux armés pour une expédition de cette nature. Il est plus naturel de
croire que quelque vaisseau de cette nation périt sur les costes de la Cochinchine ; que les habitans en
emportèrent le canon, et massacrèrent ou firent esclaves ceux qui se sauvèrent du naufrage. Quant au
mot de hollan qui veut dire étranger, il est étimologique de la langue. De quelque façon que ce soit,
cette nation y est connue et détestée. Peut-être est-ce par l'entreprise qu'elle fit sur la Chine qu'elle est
parvenue à la Cochinchine. Les Portugais et les missionnaires paraissent s'appliquer à entretenir les
Cochinchinois dans la haine qu'ils ont pour les Hollandais, mais encore à leur en inspirer pour toutes
les nations de l'Europe.
Du Camboge, du Ciampa, du grand et du petit Lao ou Laos.
Ces royaumes sont tributaires du roy de la Cochinchine. Le Camboge est plus connu des Co-
chinchinois que les autres par le commerce qu'ils font dans le Dounaye qui en est une province. Le
Ciampa est très petit et moins connu. Le grand et le petit Laos sont derrière la Cochinchine dont ils
sont séparés par une longue chaîne de montagnes escarpées. La loy qui défend aux Cochinchinois de
sortir du royaume, la paresse et leur ignorance naturelle leur dérobent les avantages qu'ils retireroient
en s'appliquant à connaître l'intérieur et les objets de commerce de ces différens pays.
De la Langue cochinchinoise.
Cette langue n'a point de principes. Il n'y a ni déclinaison ni conjugaison. Les mots n'ont point
de liaison. Il suffit de les placer les uns après les autres indifféremment pour en composer des phrases.
La prononciation en est sourde et forcée ; ce qui la rend difficile à apprendre. Il est encore moins aisé
de l'écrire, par la forme extraordinaire des caractères. Le style n'est pas plus riche et plus élégant que la
langue. Il est enflé, figuré et hyperbolique, comme celui des Orientaux.
* * *