Journal d’un voyage à la Cochinchine
DEPUIS LE 29 AOUST 1749, JOUR DE NOTRE ARRIVÉE,
JUSQU'AU 11 FÉVRIER 17501
Arrivée dans le port de Touranne.
Nous sommes arrivés dans la grande baye de Touranne et avons mouillé par les huit brasses
fond de vase à peu près dans le milieu de la baye. Le gisement de l'entrée de port est le sud un quart
sud-ouest-cinq degrés ouest. Elle est facile, il y a deux passes séparées par une petite isle boisée. La
passe qui est dans le sud de1a petite isle est voûtée et spacieuse, celle du nord est très étroite et toutes
deux sans danger.
L'entrée de la baye est à trois lieues dans le nord de l’isle Chiam appelée communément
Chiam Pelo Verdadeiro. Dans le fond de la baye presque vis à vis son ouverture gît la petite embou-
chure de la grande rivière de Faïfo : toutes les montagnes qui forment la baye et l'environnent sont
bien boisées et présentent un coup d'œil agréable.
A peine eûmes nous laissé tomber l’ancre que nous vîmes arriver à bord le petit mandarin que
les Cochinchinois nomment On Doi c’est-à-dire chef de la douane.
Ce petit mandarin nous fit mille amitiés. Il s’informa de ce que nous venions faire, écrivit la
réponse que je lui donnai et sur le champ expédia des courriers pour la cour. Je lui remis deux ou trois
lettres tant pour les missionnaires français que pour des interprètes cochinchinois de ma connaissance
que le mandarin m’avoit dit estre à la cour. Par ces lettres je demandais aux missionnaires françois
leurs conseils et des nouvelles de la situation présente du royaume. En informant les interprètes de
mon arrivée je leur disois d'en faire informer le Roy, de le prévenir en notre faveur et de venir me
trouver. Le mandarin me promit d'envoyer ces lettres le jour même.
Le 30 aoust. — J'ay rendu ma visite au mandarin qui a donné ordre de nous fournir des vivre,
m’a offert de la monnoye du pays, m'a fait présent d'un bœuf, de quelques volailles et de divers fruits.
Le 1er septembre. — J'ay fait le voyage de Faïfo, pour aller rendre visite au grand mandarin
qui a inspection sur les vaisseaux étrangers. J’ay été bien reçu de ce mandarin auquel j’ai communiqué
l'État des présents dont j'étais chargé pour le Roy, et celui des marchandises que nous avions à bord. Il
m'a interrogé sur la grandeur du vaisseau, le nombre des officiers et de l'équipage, la quantité des ca-
nons et autres armes que nous avions à bord, fait écrire mes réponses et a chargé un courrier qu'il a
expédié sur le champ pour la cour.
J'ai obtenu permission de faire acheter des vivres et toutes sortes de rafraîchissement pour
notre équipage et la liberté de bâtir une maison de bambous sur la grande isle de Touranne pour nos
malades.
Le 3. — Nous avons eu, des bœufs, des volailles, des légumes et des fruits de toute espèce. Çy
devant les Cochinchinois n'osaient venir à bord, vue la défense générale à tous les bateaux d’aborder
un vaisseau qui n'a pas encore été visité par le mandarin dans la crainte que sous prétexte de venir
1
Je prie les lecteurs de me pardonner les fautes qui ne peuvent qu'estre en très grand nombre dans la copie de ce journal. J'ay été si pressé par le départ du Vaisseau qu'il ne m'a pas été possible de corriger les erreurs du copiste. Si comme nous l'espérons le vaisseau le Prince nous fournit une autre occasion d'écrire en France, je promets à la Compagnie une copie moins défectueuse de ce journal à laquelle je vais travailler.
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vendre des denrées, on ne facilite la fraude et qu’on ne fasse par là tort au Roy qui veut avoir la préfé-
rence sur les marchandises du vaisseau.
Pour empecher cette fraude, l’usage est que dès qu’une somme chinoise arrive, les soldats co-
chinchinois du bord de la mer s’établissent dans le vaisseau pour empecher d’en rien sortir.
Pour nous on nous a traités avec plus de distinction ; on s’est contenté d’envoyer pendant la
nuit deux ou trois pirogue pour faire la garde autour du vaisseau à une demi-portée de canon. Cette
garde se fait par les habitans d’un village situé sur les bords de la mer. Ce village moyennant cela est
exempt de toute corvée, et ne paye aucun tribut au Roy.
Le 4. — Nous avons établi notre bancassal à terre.
Le 5. — Tous les mandarins sont venus à bord et ont emporté les deux chevaux de la Compagnie donnés à Pondichéry pour acheter aux païens. Nous les avons remis en très bon état. Les mandarins ont encore emporté quatre ou cinq cochons, un coq d'Inde, et une poule pintade qu'ils ont crû digne de la curiosité du Roy. On a reçu ces animaux à terre avec beaucoup d'attention, et même avec un respect qui marque combien ce peuple est esclave de son Roy. Car ils ont fait des sacrifices pour la santé de ces animaux, ont battu la teste devant eux et le mandarin en a confié le soin et la garde à cent soldats.
Le 6. — Est arrivé le mandarin général des vaisseaux qu'on nomme On Caïbo Tao. Il est venu
par ordre du Roy pour expédier le débarquement des présents du Roy et de nos marchandises et pour
me faire partir pour la cour. Avec ce mandarin sont arrivés les deux interprètes cochinchinois que M.
Friel avoit cy-devant mené à Pondichéry et renvoyé ensuite dans leur patrie par un vaisseau de Macao.
De ces deux jeunes gens l'un nommé Damase Hieu n'avoit d'autre qualité que celle d'interprète, l'autre
nommé Miguel Ruong étoit envoyé du Roy pour me venir féliciter et m'assurer de la protection du Roy
qu'il avoit prévenu en notre faveur ainsi que je lui avois écrit. Ce Miguel avoit cy-devant profité du
séjour que j'avois fait pendant neuf mois à Pondichéry pour apprendre de moi le dessin et la peinture.
Comme il avoit beaucoup de disposition et que je me prettai de tout mon cœur à lui apprendre le peu
que j’en sçavois, il fit en peu de tems d’assez grands progrès. De retour dans son pays il a apporté son
talent de dessiner et rien de plus. Le Roy, curieux d’entendre un Cochinchinois parler avec connais-
sance des pays étrangers fit venir ces deux voyageurs à sa cour, les interrogea sur les différentes na-
tions qu’ils avoient vües. L’un répondit mal à la curiosité du Roy parce qu’il avoit voyagé sans voir, et
il fut renvoyé. L’autre plut par ses connaissances et surtout par son talent de peindre. Le Roy le prit en
affection et il jouissait de cette faveur lorsque j’arrivais dans ce pays-cy.
Lorsque ce jeune homme vint à bord, il me fit toutes les amitiés que la plus vive reconnais-
sance put lui dicter. Il m’avoua les larmes aux yeux qu'il me devoit tout ce qu'il étoit, et me jura de
m'aider en tout ce qui dépendroit de lui. Je lui donnai aussitôt la note de tout ce que nous avions à bord
et le renvoyai à Hué porter les nouvelles au Roy et le disposer de plus en plus en notre faveur.
Le 7. — Le mandarin fit partir pour la cour les chevaux et les autres animaux destinés à être
offerts au Roy. Les battemens de teste et les sacrifices recommencèrent. Je donnai un palefrenier in-
dien pour les accompagner.
Le 8. — Nous descendîmes à la douane treize grands coffres qui contenoient les présents des-
tinés au prince.
Le 9. —Nous eûmes abord la visite du grand mandarin .qui fut très content de la réception que
nous lui fîmes. On le salua seulement de trois coups de canon parce qu'il ne permit pas, d'en tirer da-
vantage et je reconnus que de toutes les politesses que nous fîmes à ce mandarin celle qui lui plut le
moins fut notre salut de canon. Ces gens ci n'aiment pas le bruit et ont une aversion générale pour les
instrumens militaires et pour tout ce qui a un air de guerre. Ce mandarin était accompagné de huit
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autres mandarins inférieurs parmi lesquels etoit un capitaine du Roy, et le secrétaire d'un nègre favori
intendant général des bâtimens royaux. Le grand mandarin avoit pour ces deux-cy beaucoup d'atten-
tion et de déférence, et cela parce qu'ils étoient tous deux espions de la cour pour veiller sur sa con-
duite. Il faut remarquer que tous les officiers et même les simples soldats qui approchent de la per-
sonne du Roy sont très craints et redoutés des plus grands mandarins auxquels il jouent souvent des
tours sanglants en lâchant quelques mots satiriques contre eux qui les perdent quelquefois dans l’esprit
du Roy.
Comme je sçavois que suivant les lois du pays, notre présent eut été mal reçu s'il n'étoit ac-
compagné d'une lettre, j'avois eu la précaution d'en tenir une toute preste au cas qu'on vint à m'en de-
mander une et je l'ai supposée de la Compagnie. Cette lettre en faisant de grands éloges de la puis-
sance du Roy, lui demandait au nom de la nation la liberté de venir faire commerce dans les ports de la
Cochinchine, en un mot proposait un traité de commerce entre les deux nations.
J'ay été heureux d'avoir cette lettre toute preste, car le mandarin après avoir vu les ballots de
présents me demanda si je n'avois pas une lettre pour expliquer les intentions de ceux qui envoyoient
le présent : je luy répondis que j'étois instruit de leurs intentions, et que je les expliquerois au Roy. Il
ajouta que cela ne suffisoit pas et qu'il croyoit qu'en Europe on étoit trop poli pour envoyer un présent
sans lettre. Alors je lui dis que j'en avois une. Il voulu la voir et me demanda de qui elle étoit. Je lui
répondis qu'elle étoit de la Compagnie Royalle ho uha vua, ce terme de Compagnie Royalle rendu en
cochinchinois signifie Compagnie du Roy et maison du Roy de sorte que le mandarin prit la lettre pour
une lettre de notre Roy parce, que suivant le génie de la langue cochinchinoise pour dire le Roy on
dit : la maison du Roy ; pour dire un tel mandarin, on dit la maison d'un tel, mais cette expression n'a
pas lieu pour le peuple. Comme je pensai que cette équivoque pourrait nous être utile je laissai dans
l’erreur le mandarin qui n’étoit pas peu flatté de voir son maître recevoir des présens et une lettre d'un
roy d'Europe. Au reste comme je n'avais aucune commission que de la Compagnie, je n'ai point abusé
de l'équivoque et n'ai parlé, qu'au nom de la Compagnie ou de la nation. Le mandarin me pria de des-
cendre à terre pour assister à l'ouverture des ballots de présens. Je me suis donc embarqué dans la ga-
lère du mandarin qui étoit escortée par plusieurs autres galères à quatre rames et d’une infinité de pe-
tits bateaux. Nous descendîmes à la douane. Là on ouvrit quelques ballots des présents destinés pour le
Roy et tout de suite on les fit tous transporter dans un grand bateau qu’ils nomment Sinh-ja pour les
porter à la cour par mer. L’heure de midi étant arrivé, on cessa toute affaire car cette heure là est mal-
heureuse suivant les superstitieux cochinchinois. C’est l’heure de la naissance du Roy qui en venant au
monde a épuisé tout le bonheur de cette heure.
Sur les quatre heures de l’après midi le mandarin suivant l'ordre de la cour ouvrit la lettre et en
fit faire l’interprétation par M. Rivoal
1
missionnaire français aidé de plusieurs lettrés du pays.
Le 10. — La lettre me fut apportée à bord avec sa version.
Le 11. — On a transporté par terre deux ballots des présens qui étoient plus petits et plus aisés
à porter que les autres. On les a confiés à la garde d'un capitaine et de plusieurs soldats.
Le 12. — Nous avons fait notre bancassal de bambou couvert de feuilles de cocotier et nous
avons commencé de tauder le vaisseau pour le mettre à l'abri des grandes pluies qui vont commencer à
la fin de septembre pour ne finir qu’avec l’année. Cet usage de tauder les vaisseaux est celui de tous
les Chinois qui hyvernent. Il est certain que la grande abondance de pluie seroit capable de pourrir les
hauts d'un vaisseau, et dans le temps de l’hyvernage c'est faire une très mauvaise épargne que de sup-
primer la petite dépense d’un taudis en bambou et en feuilles.
1
Guillaume Rivoal, de Bretagne, des Missions étrangères.
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Le 13 et le 14. — Se sont passés en préparatifs pour notre voyage à la cour.
Le 15. — A huit heures du matin nous nous sommes embarqués dans un sinhja au nombre de
douze personnes sans compter huit soldats que nous avons mis dans un autre Sinh-ja où étoient les
présents pour les escorter. Dans le même temps est parti de Macao le vaisseau nommé le Saint-Louis
1
,
appartenant à Louis Coello, le plus riche armateur de ces pays-là. Son vaisseau est parti du port de
Touranne avec une riche cargaison et laissait entre les mains du subrécargue plus de trente mille
qouans partie du bénéfice qu’il avait eu sur sa toutenague, et qu’il n’avait pu employer le vaisseau
étant déjà trop chargé.
Nous avons eu d’abord joli frais vent d’est puis du calme. A trois heures nous étions à l'ouver-
ture de la petite passe que forme l’entrée de la baye de Touranne, lorsqu'il s'est élevé un petit grain qui
a épouvanté nos matelots cochinchinois. D'abord ils ont jeté l'anchre croyant pouvoir essuyer ainsi la
force du vent, mais comme la construction de leurs voiles et la mauvaise qualité de la drisse ne leur
permettoit ni de carguer ni d'amener ; la force du vent prenant dans cette voile toujours haute fit chas-
ser le bateau sur son anchre. Alors nous mîmes tous à arracher cette anchre à force de bras, et nous
disposâmes à donner un coup de hache dans la drisse pour laisser tomber cette horrible voille ce que
voyant nos Cochinchinois ils prirent le parti de virer de bord et en virant pensèrent nous faire sombrer
par l'énorme poids de cette voille poussée par le vent. Nous retournâmes donc vent arrière à bord où
nous arrivâmes sur les cinq heures du soir. Nous débarquâmes tout notre monde et tout notre bagage.
Le 16. — J'allai trouver le grand mandarin avec lequel je convins de mon voyage par terre ne
voulant pas me confier à l'ignorance des marins cochinchinois. Je renvoyai donc les bateaux dans la
rivière, laissant les présens du Roy à la discrétion du mandarin.
Le 17. — Se passa en préparatifs.
Voyage à la Cour
Le 18, à 8 heures.— Je partis de Touranne avec deux officiers de bord et le chirurgien du
comptoir. Nous étions portés dans des filets suivis de huit soldats et dix domestiques blancs et noirs.
Nous allâmes dîner dans un village du côté de l'ouverture de la baye. Là, nous changeâmes de relais.
Le soir nous avons été coucher au pied d’une haute montagne que nous devons traverser. Les
auberges ne manquent pas dans ce pays-ci. On y est assez bien reçu mais fort mal nourri et encore plus
mal couché. La plupart de ces auberges sont de bambous, couverts de paille ou de feuilles. On y trouve
du ris, du poisson salé et quelquefois des œufs, des poules et de la mantegue et pour lit une natte éten-
due sur le plancher, et plus souvent une espèce de treillis de roseaux.
Le 19.— A six heures du matin, nous sommes repartis pour traverser cette haute montagne.
Nous avons doublé nos porteurs que nous avons changés ainsi que hier à midi. Comme nous voya-
geons aux frais du Roy, tous les villages où nous passons sont obligés de nous fournir le nombre de
porteurs dont nous avons besoin. Je suis accompagné de deux soldats cochinchinois qui dès que j'ar-
rive font battre le bambou. C'est l'usage en
Cochinchine d'assembler les villageois en frappant sur un morceau de ce gros roseau qu'on nomme
bambou. Aussitost le chef dudit village amène son monde dans mon auberge, examine à peu près le
poids qu'il y a à porter et distribue les lots suivant la force d'un chacun. Aujourd'hui nous avons pris
cent coulis pour grimper la montagne.
1
Note JPM : Il y a ici une erreur de copiste ou de transcription, on doit lire « parti pour Macao » (lettre de
Poivre 10.4.50 : « ... arrivés dans la baie de Tourane le vingt neuf août. Nous y avons trouvé un vaisseau de Ma-cao prêt à remettre à la voile »)
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Cette montagne est haute et escarpée, mais on y a fait un chemin praticable, le terrain est plein
de rochers. Il est bien boisé et les bois sont remplis de toutes, sortes d'animaux curieux.
Je n'ai vu qu'une très petite partie de cette montagne, c'est-à-dire les deux bords du chemin par
lequel je passais, mais la nature m'a paru y prodiguer ses productions et fournir aux curieux un spec-
tacle bien riche. Cette montagne est coupée par des ravines sur lesquelles on trouve quelquefois des
ponts chancelans et mal affermis. Cette montagne tient à une longue chaîne d'autres montagnes dont
personne ne connoît la fin, seulement on sçait qu'elles s'étendent dans le Laos. Nous ayons dîné dans
un petit hameau d'auberge, situé au cœur de la montagne. Le reste du jour nous avons descendu. Le
soir nous avons passé une rivière et un bras de mer et sommes venus coucher à un village sur le bord
de la mer où nous avons été bien importunés par une troupe de filles publiques, qui attendent là les
voyageurs.
Le 20. — Après avoir pris de nouveaux relais, nous sommes partis au point du jour, avons tra-
versé une belle plaine bien arrosée et bien cultivée. Sur les huit heures du matin, nous sommes arrivés
à cho mehe, dont les habitants séditieux ont pris la fuite, pour n'être pas obligé de nous porter de la part
du Roy. Nous avons donc pris le parti de louer des coulis et de les bien payer jusqu'au village voisin.
Ce jour nous n'avons fait que deux ou trois lieues parce que la pluie était forte et continuelle.
Le 21. — Au point du jour nous avons passé en bateau un petit bras de mer, et avons gravi
deux petites montagnes fort escarpées derrière lesquelles est située une longue plaine arrosée par un
ruisseau où la mer monte. Au bout de cette plaine est l'embouchure de la rivière d'Hué. Nous y
sommes arrivés à dix heures du matin. Nous avons fait halte jusqu'à midi pour diner et louer des ba-
teaux. A midy nous nous sommes embarqués. Depuis Touranne jusqu'ici nous n'avons fait que côtoyer
la mer et nous avons avancé de cap en cap. La mer brîse presque tout le long de la côte et la descente
m'a paru difficile partout, excepté aux embouchures des rivières.
Nous avons loué quatre grands champans dans lesquels nous nous sommes embarqués avec
tout notre monde. Nous avons pris des rameurs par corvées et avons ainsi fait route toute la nuit.
Le 22. — A dix heures du matin nous étions à Chottiam, à midi à Chôlé. Cette rivière de Hué
se divise en plusieurs petits canaux très commodes et agréables ; ils sont bordés de haies de bambou et
de gros arbres, de pagodes et de galère, et tout cela forme un spectacle varié et intéressant pour un
étranger curieux. A midi et demi, à Cho-Sâm, nous avons rencontré beaucoup de bateaux mandarins et
autres, beaucoup de galères royales. A trois heures nous arrivons à Hué, vis-à-vis du Toïta ou palais
d'été construit dans l'eau, et du grand palais nommé Phu hing. Nous avons rencontré au milieu d'une
multitude immense de bateaux, celui de Michel Ruong, qui venait au devant de nous. Il nous a conduit
dans le quartier des Chinois où il nous avoit préparé une maison que nous avons trouvée grande et
commode. Il nous a presté tous les meubles nécessaires et nous a fait apporter à manger dans sa mai-
son voisine de la nôtre.
Le 23. — De grand matin le Roy m'a envoyé deux capitaines de ses gardes pour m'appeler au
palais. Je m'y suis rendu sur les onze heures avec tout notre monde. Pour me faire un peu valoir et par
là donner plus de poids à ma mission, j'ai fait marcher devant moi huit soldats assez proprement et
même richement habillés le fusil sur l'épaule. Ensuite je marchais à la tête de MM. les Officiers, suivis
de nos équipages, c'est-à-dire de nos filets ou amas à la mode du pays tels qu'il est permis aux pre-
miers mandarins du royaume d'en avoir. Deux grands domestiques malabares habillés à la cipaye et le
sabre en bandoulières suivoient avec les autres domestiques.
D'abord nous entrâmes vis-à-vis la porte du palais chez le mandarin On Caï-doï tam, qui est
intendant général de l'intérieur du palais. Ce mandarin qui est un étranger cambogien de naissance a
beaucoup d'autorité et jouit de la faveur du Roy. Il nous reçut avec politesse, nous fit amitié et offre de
tous ses services.
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A midi, il nous introduisit dans le palais
1
. Le Roy s'était transporté dans la dernière enceinte, tout près de la porte, dans un grand édifice appelé uha vôî, c'est-à-dire maison d’éléphant, parce que le Roy pour s'amuser y fait venir quelquefois son éléphant favori. Nous entrâmes entre deux haies de soldats tenant leur sabre haut, appuyé contre l'épaule.
Toutes les enceintes des cours étaient également bordées de soldats de tout côté. A cinquante pas de
l'entrée du palais, nous rencontrâmes la grande porte de la salle où était le Roy. Ce prince était assis
sur son thrône, la couronne en tête ; et revêtu de ses habits royaux. Dès que nous fûmes à dix pas de
lui, nous lui fîmes notre révérence à la Française et notre interprète Ruong battit trois fois la tête.
Le Roy d'un air plein de douceur et de bonté, me demanda pour quelle affaire j'étais envoyé
auprès de lui. Je lui répondis que le bruit de sa puissance et de ses vertus royalles étant parvenu jusque
dans notre Occident, on m'avait envoyé du royaume de France, le plus puissant des royaumes d'Eu-
rope, auprès de Sa Majesté pour lui apporter des présens et faire avec elle un traité d'amitié et de
commerce au nom de la nation française. Le Roy me demanda combien il y avoit de lieues d'ici en
Europe et combien j'avais mis de tems à venir jusqu'ici. Je lui répondis qu'il y avoit de France en Co-
chinchine six mille lieues et que j'avais été dix mois dans mon voyage
2
. Le Roy parut charmé d'être connu et estimé dans un pays aussi éloigné. Il me fit mille autres questions sur l'âge de notre Roy, sa santé, sur sa famille, sur nos usages français, nos milices, notre marine, etc., après quoi, il se leva de son thrône et nous fit approcher. Il voulut voir nos habillemens pièce par pièce mais surtout nos perruques. Tout notre ajusté était fort de son goût, excepté cette farine que nous mettons sur notre tête.
J'eus beau dire que cette poudre servoit à tenir les cheveux secs et propres
3
. Il me répondit que cela ne servoit qu'à salir davantage et nos cheveux et nos habits et commença en badinant à secouer avec lebout de son éventail la poudre de nos perruques. Je n'eus d'autre raison à luy répondre que celle de ces sauvages auxquels nous reprochons de se barbouiller le visage et le corps de plumes, de différentes peintures et de boyaux de bestes : c'est notre coutume et notre usage, lui répondis-je.
Le Roy eut ainsi avec moy une demi-heure de conversation très familière pendant, laquelle il rit beau-
coup et parut un homme de très bonne humeur. Il finit par nous demander si nous ne serions pas bien aise de manger. Nous l'assurâmes de notre bon appétit et il ordonna de nous faire préparer à manger. Après quoi il alla lui-même dîner et rentra dans l'intérieur du palais.
Pendant qu'on nous préparait à dîner nous nous amusâmes à considérer les divers uniformes
des soldats du palais qui dès que le roy fut retiré vinrent en foule se ranger autours de nous, pour satis-
faire leur curiosité et nous voir de plus près et pour ainsi dire en détail.
Ces gens là sont très curieux, mais curieux grossiers, ils veulent tout toucher, tout voir ; ils dé-
boutonnent nos habits, lèvent nos perruques, détachent nos souliers et en un mot ils sont incommodes
au possible.
Nous remarquâmes parmi ces soldats une différence d'uniforme qui consiste surtout dans la
forme de leurs bonnets, et les caractères ou lettres qu'ils portent en broderies sur leur habit devant la
poitrine et derrière le dos ; ces caractères sont grands de façon qu'on peut lire de fort loin, et ils annon-
cent à tous les lecteurs de quel régiment est le soldat.
1
Le palais a trois enceintes dont les murs sont de briques; le mur extérieur est doublé d'une haye de bambou fort haute.
2
J'étois parti de France le 23 octobre 1748 et j'étais arrivé à Touranne le 29 aoust 1749.
3
Il n'est pas de nation qui ait tant de soin de sa chevelure que les Cochinchinois; ils ne servent point de poudre et ils ont les cheveux très propres : ils les lavent et les peignent souvent. (Journal.)
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Quant à leur bonnet le plus grand nombre est de crin fort proprement travaillé. Il y en a de plu-
sieurs formes. Il en est d'autres qui sont d'une espèce de carton vernissé ou rouge avec des fleurs d'ar-
gent peint pour les simples soldats et orné d'ouvrages d'argent pour les officiers. Ce bonnet à la forme
d'un bonnet flamand ou hollandais à la réserve que l'aile en est également ronde tout autour, et que du
sommet s'élève une espèce d'ornement de la même matière que le bonnet et de la forme à peu près
d'une pomme de canne.
Ces soldats étoient tous armés d'un grand sabre d'environ quatre pieds et demi de longueur,
mais il faut remarquer que la poignée a au moins deux pieds de long. Le plus grand nombre de ces
sabres étoient garnis de toutenague avec un fourreau de bois vernissé, quelques-uns d'argent, et envi-
ron quarante garnis d'or assez richement et bien travaillés. Les soldats qui portent ces sabres à poignée
d'or sont les gardes de l'intérieur du palais.
En général tous ces soldats étoient maigres, inégalement choisis, vêtus, à la vérité, mais sans
propreté, presque tous de petite mine, n'ayant rien moins que l'air guerrier. Après m'être bien, ennuyé à
considérer ces physionomies baroques et à répondre à leurs sottes et impertinentes questions, nous
vîmes paraître une grande table chargée de viandes et de ragoûts cochinchinois. Quatre soldats por-
taient cette table et la dressèrent dans la salle où le Roy nous avoit donné audience. Nous commen-
cions à nous mettre à table lorsque le prince parut et nous déclara d'abord qu'il venoit sans cérémonie
se divertir et passer l'après-dîner avec nous. Il nous fit asseoir, s'assit avec nous, et nous invita à man-
ger. Il avait eu la précaution de nous faire servir des cuillers et des fourchettes, mais il voulut voir si
nous serions adroits à nous servir des bâtonnets cochinchinois qui sont de la même forme que ceux de
Chine. Nous nous en tirâmes assez mal et nous nous remîmes à nos instruments d'usage.
Le Roy nous pressait obligeamment de goûter à tous les plats, apprenant à mes compagnons le
nom de chaque mets, nous demandant notre sentiment sur la façon d'accommoder des Cochinchinois.
Nous ne manquions par de trouver tout excellent quoique nous fissions souvent la grimace, malgré
nous, en mangeant de certains ragoûts capables d'empoisonner. Il faut avouer que les Cochinchinois
sont mauvais cuisiniers quoi qu’ils n'épargnent rien pour assaisonner leurs nourritures.
Tandis que nous mangions quelqu'un de nous vint à se moucher, aussitôt le Roy nous dit que
ce n'étoit pas bien et que rien n'étoit si dégoûtant et si malpropre que de se moucher ainsi en mangeant.
Au reste tout notre dîner se passa fort gaiement ; le Roy surtout rit beaucoup.
Après dîner on apporta le télescope qui faisoit partie des présents que je lui avois offert ; il me
dit de le mettre en état et de le monter de façon qu'il put s'en servir, ce que je lis dans le moment et le
prince fut très content.
Ensuite il fit apporter la selle el les harnois qui faisoient aussi partie des présens ; il me témoi-
gna combien il en étoit satisfait et dit à nos Messieurs de vouloir bien la disposer sur un des chevaux
que j'avois amené de Pondichery. Cette selle déjà riche et magnifique par elle-même brilla encore plus
sur le corps de ce cheval qui étoit assez beau. On eut de la peine à ajuster le mors et la bride.
Pendant qu'on y travailloit Sa Majesté se fit apporter du thé. On le luy servit sur un bandage
d'or au milieu duquel étoit un grand bol d'or contenant de l'eau tiède pour se rincer la bouche avant de
prendre le thé. Le Roy me dit alors qu'il étoit bien content de mon arrivée dans son Royaume, qu'il
n'exigeoit aucun droit pour notre vaisseau, que si quelqu'un me faisoit aucun tort je n'avois qu'à le lui
faire savoir et qu'il me rendroit justice, ajoutant à cela mille assurances de protection et de bonne vo-
lonté.
Cependant la nuit approchoit et le Roy impatient de voir qu'on ne pouvoit brider ce cheval a
invité un de nos Messieurs à le monter avec un simple bridon. Ce Monsieur s'est fort bien acquitté de
sa commission, et a fait plusieurs tours à grand galop dans les vastes cours du palois. Le Roy nous a
remercié el nous nous sommes retirés.
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Le 24. — S'est passé à nous arranger dans notre maison, à acheter ou emprunter les meubles
nécessaires.
Le 23. — J'ay été rendre visite au grand mandarin on couo touo, c'est-à-dire le père du
Royaume, oncle paternel du Roy et la seconde personne du Royaume. Ce ministre nous a reçus avec
tous ses soldats rangés en haye. Il étoit dans une vaste salle de charpente très propre, à la mode du
pays. Il étoit assis sur un fauteuil élevé assez semblable au thrône du Roy. Il avoit en tête un bonnet de
crins bien travaillé, et orné de dragons d'or on filigrane, au milieu duquel étoit placé une petite houppe
de soye rouge portée sur une aiguille d'or en guise d'aigrette.
Il nous fit beaucoup d'amitiés, nous fit asseoir auprès de lui, nous fit servir du thé et nous assu-
ra de sa protection. Le mandarin est un gros homme de bonne mine âgé de soixante et quatre ans. Il
passe pour être d'une grande intégrité et avoir bonne tête. Il a jusqu'à présent gouverné le Royaume
avec habileté ; mais aujourd'hui vu son grand âge, il commence à se reposer quoique le Roy et les
quatre ministres ne fassent rien sans prendre ses conseils ; il s'amuse à la pêche et entretient son em-
bonpoint en mangeant tous les jours deux chiens de fondation.
Le 26. — J'ay rendu visite à l'oncle maternel du Roy qui a le titre de On tha ngoai, c'est-à-dire
ministre de la droite pour les affaires du dehors. Ce mandarin nous a reçu en cérémonie et nous a fait
mille amitiés. Il nous a beaucoup parlé des forces du royaume, a beaucoup vanté la force des soldats
des galères, et nous a raconté divers exploits de ces troupes, mais toutes ces histoires demandent con-
firmation et paroissent trop fabuleuses, pour être répétées. Je remarque chez ce mandarin une vanité
grossière, beaucoup d'indolence, un grand soin de s'ajuster, mais peu de dignité et de noblesse.
La maison de ce mandarin ainsi que celle de On couo touo, et en général celle des ministres,
ont dans le pays le nom de palais, qu'elles ne méritent assurément pas. Ce sont de grandes halles mal
bâties et multipliées dans une enceinte assez étroite. D'abord on rencontre l’appartement des soldats
remplis de sabres, de lances, de boucliers, de javelots, de fourches, de fusils à mèche, puis on entre
dans une seconde enceinte où est bâtie la salle des étrangers. C'est là qu'attendent ceux qui demandent
audience. Ce second appartement est un peu plus propre, mais sans autres meubles que quelques nattes
pour la commodité de ceux qui veulent s'asseoir sur le plancher. De cette seconde enceinte on va dans
une troisième par un chemin détourné et l'on trouve l'appartement du mandarin à peu près de la même
charpente que les autres, mais bien entretenu et assez bien meublé en ouvrages chinois.
En général tous ces appartements sont environnés de galeries et de cours. Les cours sont or-
nées de rocailles et de vases de Chine garnies de fleurs et d'arbres rares ; les meubles les plus curieux
que j'ai remarqués sont des tables, des tabourets et des lits de marbre de Chine incrusté dans un beau
bois uni et bien travaillé. Les murs ou les cloisons n'ont aucune tapisserie. Les
Cochinchinois n'y attachent que quelques grands caractères, écrits d'une belle main sur du papier ou
gravés sur une planche et dorés, lesquels expriment quelques sentences tirées des livres de morale, ou
bien des dessins peints sur soye où papier à l'encre de Chine qu'ils estiment beaucoup quoique ce ne
soit que des croquis imparfaits lesquels représentent des montagnes, des rochers, des oiseaux, ou bien
quelque idole.
Le 27. — J'ay été visiter le mandarin On caï an tin. Cette charge répond à celle d'intendant des
finances. Il nous a reçus avec assez de politesse, mais sans cérémonie, suivant l'usage du pays. Il nous
a offert le thé et le bethel. Nous avons trouvé ce mandarin moins ouvert et d'une humeur plus revêche
que les autres. Il était fâché de n'avoir pas été nommé par le Roy pour examiner notre vaisseau d'autant
plus qu'il prétend par sa charge être au-dessus de On caï bo et premier mandarin des vaisseaux. C'est
une dispute entre les gens de plume et ceux d'épée lesquels doivent avoir la préséance ; dispute qui ne
se décidera jamais parce qu'il est de l'intérêt du Roy d'entretenir la division entre ces deux corps.
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Le mandarin On caï an tin était ci-devant domestique dans le palais. Il plut au Roy par son ha-
bileté à préparer le thé. Le prince lui a donné la charge qu'il occupe dans laquelle il se distingue par
son avidité à piller le public. Comme il croyait notre vaisseau très riche, il était bien mortifié de n'en
être pas examinateur, et d'avoir par là manqué une belle occasion de piller. Je suis persuadé que ce
mandarin n'oubliera rien pour nous traverser.
Le 28. — Je suis allé visiter le mandarin On tha tlaon qui est ministre de la droite pour les af-
faires privées et de l'intérieur du palais. Ce mandarin est aussi un des oncles maternels du Roy, mais il
est moins accrédité que les trois autres ministres et moins riche. Il nous a reçus dans une espèce de
taudis élevé au milieu de sa cour, ouvert des quatre faces et couvert de paille. Il nous a fait d'ailleurs
beaucoup de politesse, nous a présenté ses enfants qui sont jeunes, bien faits, très blancs et d'une phy-
sionomie très spirituelle. Il paroist prendre un soin particulier de leur éducation et m'a témoigné le
désir de leur faire faire quelques voyages pour les instruire et les tirer de l'ignorance crasse où vivent
les gens de son pays faute de scavoir ce qui se passe hors de chez eux. Ce mandarin m'a parlé bon
sens. Il me paroist avoir sa petite philosophie naturelle. Il a été content des réponses que j'ai faites à
ses différentes questions, et m'a prié d'aller le voir le plus souvent que je pourrais.
Les diverses demandes qu'il m'a faites m'ont donné occasion de lui demander à mon tour com-
bien il avoit de femmes. Il m'a assuré n'en avoir qu'une. Sur le champ il a envoyé la prier de paroistre.
Cette dame s'est présentée avec grâce et un air de dignité peu commun aux femmes hors de l'Europe.
Par respect pour son mari, suivant l'usage du pays, elle s'est assise dans un endroit écarté derrière le
mandarin. Ensuite elle m'a fait diverses questions qui marquaient beaucoup de curiosité et une humeur
très enjouée.
J'ay parlé au mandarin du sujet de mon voyage et l'ai prié de m'appuyer auprès du Roy pour
obtenir la liberté et les privilèges nécessaires pour notre commerce. Je lui ai surtout fait sentir de
quelle conséquence il était tant pour nous que pour le bien public du Royaume de rendre l’argent
monnoye courante dans le pays. Il m'a tout promis avec un air de franchise qui fait espérer de la sincé-
rité de sa part.
Le 29. — Comme tous les mandarins que je suis obligé de visiter demeurent fort loin de la
maison que j'occupe, et très éloignés les uns des autres, je ne peux faire qu'une visite par jour, d'ail-
leurs ces gens ci sont observateurs scrupuleux du cérémonial. Il faut toujours les attendre longtemps.
D'abord on se fait annoncer ; souvent le mandarin est à table ou au lit. Personne n'ose interrompre son
repas ou son sommeil ; quand le mandarin est averti il se met à sa toilette qui est toujours fort longue
(car dans ce pays-ci les hommes ainsi que les femmes ont si grand soin de leur tête qu'ils passent une
partie de leur vie à peigner, graisser, ajuster leurs cheveux et à placer leurs aigrettes ou leurs bonnets).
La toilette du mandarin finie vient celle des soldats et des domestiques qui n'est pas moins longue.
Ensuite on place tous les soldats en haye, les domestiques se rangent derrière leur maître et il est per-
mis d'entrer.
Je suis allé aujourd'hui visiter le ministre d'État oû héou ngoai, c’est à dire ministre de la
gauche pour les affaires étrangères. Ce mandarin demeure fort loin du palais et à plus de deux lieues
du quartier où je suis logé. J'ai eu le désagrément de ne le point rencontrer mais cette course m'a donné
occasion de connoistre l'étendue de la capitale.
Hué, capitale de la Cochinchine, est divisée en douze quartiers tous situés sur les bords d'une
grande rivière et d'une infinité de canaux qui en sortent. Les quatre principaux ont pris le nom des
quatre palais du Roy, dont le plus grand est celui qu'ils nomment Phu kinh ou palais secret, le second
Phu tlen, ou palais supérieur, le troisième Phu cam, palais deffendu, le quatrième Phu aô, palais du
marais. Ces quatre palais sont le principal ornement de la capitale, quoique à proprement parler, il n'y
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ait que le premier qui mérite le nom de palais. J'en ferai la description lorsque j'aurai l'occasion de les
bien voir.
Ce qu'il y a de plus remarquable ensuite ce sont les pagodes qui sont en très grand nombre. On
en compte plus de quatre cents à Hué. Celles surtout qui ont été bâties par le roi régnant méritent d'être
vues. Elles sont bien bâties et la sculpture ainsi que la dorure n'y sont point épargnées. Tout le reste est
fort peu de chose. Chaque canton ressemble plus à un village qu'au quartier d'une capitale. Toutes les
maisons sont environnées de jardins clos de bambou. La plupart sont bâties de roseaux et couvertes de
paille ; quelques-unes sont en bois et couvertes de tuile. Le Roy seul s'est réservé le droit de bâtir en
briques. L'emplacement où est située cette grande villasse est charmant par lui-même et un étranger ne
saurait voir sans chagrin un si beau terrain gâté par une multitude de cabanes semées ça et là sans
ordre tandis qu'il n'auroit fallu qu'un peu de goust pour aider la nature et rendre Hué un séjour char-
mant et délicieux. Cette capitale est située à quatre lieues de la mer dans une grande plaine bornée au
sud par des petites montagnes. La rivière peut avoir un quart de lieue dans sa plus grande largeur. Elle
sort des montagnes qui séparent la Cochinchine du Laos et court du Sud-Est au Nord-Ouest. Elle se
jette à la mer par deux embouchures principales qui étoient autrefois des ports, mais il s'y est formé
depuis quelques années, des bancs de sable et des barres qui en interdisent l'entrée aux plus petits vais-
seaux, et la rendent difficile aux bateaux même du pays.
Cette grande rivière qui partage la ville en deux parties n'est traversée par aucun pont. Il n'y a
pour la passer d'autres commodités que des petites pirogues ou bateaux qui sont peu sûrs. On ne trouve
de ponts que sur les petits canaux et ils sont si étroits, si peu solides et si mal construits qu'on n'y sau-
roit passer sans quelque frayeur. En général il n'y a ici aucune police pour la commodité publique ; il
n'y a point de chemins entretenus ; à peine s'il y a des chemins, ce ne sont que des sentiers remplis de
boue et très peu commodes.
Le 30. — Je suis retourné chez le mandarin que je ne pus rencontrer hier, je l'ai trouvé et il m'a
bien reçu. C'est un vieillard d'assés bonne mine. Il m'a fait ainsi que tous les autres ces questions ordi-
naires qui commencent à me devenir importunes. Il m’en a fait une entre autres qui m'a beaucoup dé-
concerté. Il m'a demandé s'il y avoit des femmes en Europe. Voyant la bêtise du bonhomme je lui ay
répondu qu'il n'y en avoit pas, comptant bien que sur ma réponse il alloit me faire des objections qui
auroient égayé la conversation, mais point du tout, il a paru tout à coup persuadé et a simplement mar-
qué de l'étonnement puis il s'est rebattu sur l'éloge de son pays, ne se lassant point de remercier le ciel
qui y a mis des femmes à discrétion. Il m'a beaucoup exhorté à profiter de l'abondance du pays.
Je lui ai ensuite exposé le sujet de mon voyage. Je lui ai parlé des avantages du commerce, des
richesses que procureroit à la Cochinchine celui des Européens etc. Il a écouté tous mes discours assez
froidement, et il les interrompoit toujours pour me parler des femmes. Voyant que je n'en pouvois tirer
autre chose je l'ai abandonné dans ses belles pensées et suis revenu fort mécontent d'un voyage inutile.
Il faut avouer que ces gens cy sont bien peu propres aux affaires. Uniquement occupés des soins de
volupté, ils ne scavent rien au delà ; ils ne connoissent que les plaisirs des sens, ils en jouissent, en
parlent ou y pensent, voilà leur vie.
On a donné des ordres par toute la ville, d'illuminer toutes les maisons pendant trois jours à
l'occasion de l'anniversaire de la naissance du Roy qui entre le deux du mois prochain dans la trente-
neuvième année de son âge.
Le 1er octobre. — Le mandarin on caïbo tao étant de retour de l'examen de notre vaisseau, je
suis allé chez lui le prévenir et lui faire politesse ; car je prévois que ce sera avec lui que j'aurai désor-
mais plus d'affaires, vu que sa charge lui donne inspection sur tous les vaisseaux et qu'il est nommé
spécialement pour le nôtre.
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Ce mandarin m'a reçu avec un cœur ouvert et sans affecter toutes les cérémonies que j'ai
éprouvées ailleurs. Il m'a fait plus de politesse que les autres. Il m'a donné pour toutes mes affaires de
très bons conseils que je suivrai. C'est le premier mandarin que j'aie entendu parler bon sens sur le
commerce. Il paroit scavoir son métier.
Il m'a beaucoup loué l'habileté de M. Laurens que j'avois laissé avec lui à Tourane pour termi-
ner l'examen du vaisseau, m'assurant que depuis qu'il expédiait des navires, il n'avoit encore trouvé
aucun marchand si entendu, que rien ne l'embarrassoit et que sans sa grande habileté l'examen du vais-
seau eut duré un mois de plus.
Il m'a ensuite parlé des mandarins auxquels je devois m'adresser pour réussir, et m'a beaucoup
plaint d'avoir affaire avec le nègre favori et le capitaine des gardes que le Roy lui avoit donnés pour
adjoints dans sa commission de l'examen du vaisseau. Mais comme il craint ces deux mandarins il n'a
pas osé m'ouvrir son cœur tout à fait à leur sujet.
Ensuite il m'a demandé si j'étois content de l'interprète Miguel. Comme je lui ai répondu que je
n'avois pas sujet de mécontentement, il m'a dit que je pouvois continuer de m'en servir ajoutant que
vues les obligations que cet interprète reconnoît m'avoir, il n'auroit peut-être pas assez mauvais cœur
pour me nuire, qu'au reste toutes les difficultés que les étrangers éprouvoient quelquefois icy venoient
ordinairement de leurs interprètes.
Sans s'expliquer plus clairement le mandarin a ajouté à cela quelques demi mots qui me met-
tent malgré moi en défiance de mon interprète, mais je n'oserois soupçonner qu'un homme qui m'a tant
d'obligation et qui les avoue publiquement eût le cœur de me trahir.
La conversation s'est terminée par un bon dîner où l'on a servi tout ce que la Chine et la Co-
chinchine fournissent de meilleurs ragousts ; j'en ai trouvé plusieurs très bons.
Après le repas le mandarin m'a introduit dans l'appartement d'un fils du Roy dont il est gou-
verneur et père nourricier. Ce jeune prince à onze ans. Il est fils de la première concubine qu'on ap-
pelle mê hom, c'est à dire intendante des coffres du Roy. Il est bien fait, d'une figure avenante, passa-
blement blanc et bien élevé. Il me reçut en habit de cérémonie, me fit asseoir, m'offrit le bethel et le
thé, et me pria de venir le voir le plus souvent que je pourrais.
Ce prince n'a point d'autre maison que celle du mandarin On caï bo. C'est un usage établi en
Cochinchine que le Roy n'élève aucun de ses enfants excepté celui qui doit être l'héritier de son thrône.
Les autres sont dès les premiers jours de leur naissance envoyés chacun chez un mandarin riche que le
Roy nomme pour être le gouverneur et le nourricier de l'enfant. Le Roy a d'autant plus de soin de choi-
sir un homme riche que l'usage veut encore que cet enfant soit héritier né universel du mandarin nour-
ricier au préjudice de tous les enfants que peut avoir ledit mandarin. Par là le Roy se trouve tout d'un
coup déchargé de tous les enfants de ses concubines qui sont souvent en très grand nombre. Dès qu'ils
sont entrés chez leur nourricier le Roy ne se mêle plus d'eux ; c'est au mandarin à fournir à la dépense
du prince, et s'il veut faire sa cour, il ne doit rien épargner. Lorsqu'ils sont un peu grands le Roy les fait
venir de temps en temps au palais pour voir leur mère.
Quoique l'entretien de ces princes et leur droit surtout à l’héritage de leurs nourriciers soient à
charge aux mandarins, cependant ils recherchent avec empressement cette faveur du Roy, parce que la
charge du père nourricier de ses enfants leur donne droit aux dignités lucratives, et leur assure la pro-
tection du souverain. A l'abri de cette protection ils gagnent ce qu'ils veulent ou plutôt ils volent et
pillent impunément et à mesure qu'ils s'enrichissent les mandarins donnent secrètement à leurs propres
enfants et les dédommagent dès leur vivant de l'héritage dont ils ne sont pas les maîtres de disposer en
leur faveur.
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Le Roy régnant à dix enfants dont neuf sont ainsi distribués à divers mandarins qui travaillent
toute leur vie à leur laisser un riche héritage. A la mort du Roy ces enfants n'ont d'autre bien que celui
que leur laisse leur nourricier, et celui que la concubine leur mère a pu leur ramasser par ses intrigues
tandis qu'elle a été en faveur, car leur règne se succède et souvent dure peu.
Le 2. — C'est aujourd'hui l'anniversaire de la naissance du Roy. Tous les mandarins se sont
rendus au Palais de bon matin pour saluer le Prince et lui offrir chacun leur présent. J'ay laissé passer
la foule et m'y suis rendu après midi. Le Roy m'a fait entrer dans l'intérieur du Palais. Il a reçu ma
visite debout et dans ses habits de cérémonie. Je lui ay fait mon compliment et celui de MM. les offi-
ciers qui étoient avec moi. Je lui ay offert en présent une cannevette de Patna garnie de ses flacons
remplis de diverses essences. Il a paru content de notre politesse, nous a remercié fort obligeamment et
après un petit demi quart d'heure de cour nous nous sommes retirés.
Le 3. — Les pluies commencent à devenir continuelles et incommodes. Nous allons malheu-
reusement en avoir pour trois mois, et je n'ai plus d'espérance que dans quelques petits interstices heu-
reux pour pouvoir vaquer à mes affaires et les terminer. Malgré la pluie, j'ai entrepris une visite que j'ai
fort à cœur depuis longtemps. Je suis allé visiter l'évêque français du titre de Noéléna
1
in partibus, vicaire apostolique de Cochinchine résident à Hué.
J'ai trouvé ce prélat dans une espèce d'hermitage éloigné du bruit et des embarras de la ville. Je
l'ai trouvé dans une petite cabanne couverte de paille, meublée proprement mais sans superflu. Il m'a
reçu avec toute l'amitié dont est capable le cœur d'un bon français qui rencontre ses compatriotes dans
un pays aussi éloigné que celui-ci. Il avait avec lui trois missionnaires de sa nation avec lesquels il vit
en communauté. Tous ces bons ecclésiastiques charmés d'entendre des nouvelles de leur patrie que le
zèle de la religion leur a fait abandonner depuis longtemps ne sçavoient quelle chère nous faire.
L'évêque nous a fait servir un repas ou se trouvoit encore un petit reste du goût françois, et qui malgré
sa frugalité nous a d'autant plus contentés qu'il étoit offert d'un cœur généreux et plein d'amitié.
Tandis que nous étions chez l’Évêque les chrétiens d'alentour instruits de notre arrivée sont
venus en foule pour nous voir, et ont apporté divers petits présens pour aider leur pasteur à nous bien
recevoir. Ces bonnes gens nous ont fait mille caresses.
Je n'ai pu voir la pauvreté et la simplicité qui règnent chez ce bon Évêque sans me rappeler la
façon de vivre du premier Evêque de notre Religion. Ici le pasteur ne se fait connaître à son troupeau
ni par la magnificence de son palais épiscopal, ni par la dépense de sa table et de ses équipages, ni par
sa livrée, etc., mais par un détachement réel de toutes choses, vertu qui est l'âme de la Religion qui
seule instruit le troupeau et annonce l'Évangile sans que l'Evêque parle.
Le 4. — Je suis allé rendre visite aux deux premiers eunuques du palais, lesquels ont inspec-
tion sur toutes les marchandises du Roy. Tous les deux m'ont reçu avec beaucoup de politesse, et m'ont
fait beaucoup d'offres de service. Ils sont l'un et l'autre puissants et accrédités. Leur charge leur donne
un droit sur tous les vaisseaux qui viennent commercer dans les ports du royaume parce que tous ont
besoin d'eux pour l'estimation et le paiement des marchandises que le Roy achette. J'ai remarqué dans
les maisons de ces deux mandarins beaucoup de malepropreté et de dérangement causé sans doute par
le défaut de gouvernante. J'ai encore été plus frappé d'une licence extrême qui à régné dans les dis-
cours qu'ils m'ont tenu. Je n'avois jamais entendu parler sottise et vilainie si cruement et avec tant d'ef-
fronterie que par ces deux eunuques. Ils ont tous les deux la fureur de me marier, et m'ont tenu à ce
sujet des discours bien singuliers.
Il pleut beaucoup et le froid commence à se faire sentir.
1
Armand-François Lefèvre, de Calais, décédé au Cambodge le 27 mars 1760.
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Le 5. — J'ai taché d'avoir une audience du Roy pour sçavoir enfin à quoi m'en tenir dans ce
pays-cy, pour voir avec ce prince quels sont les privilèges et les libertés qu'il peut nous accorder, et
surtout pour l'engager d'abord à nous donner des sapèques pour les marchandises qui sont dans le pa-
lais, et ensuite obtenir de lui un édit qui rende l'argent monnoye. Ce sont là les articles qui je crois sont
les plus essentiels pour le présent.
Dans ce dessein je me suis rendu de bon matin chez le nègre favori auquel le Roy m'a dit de
m'adresser lorsque j'aurais affaire au Palais. Le nègre m'a fait attendre longtemps puis m'a reçu avec un
air nonchalant et indifférent qu'il affecte envers tout le monde. Il m'a parlé sur tout un autre ton que la
première fois que j'ay été chés lui, car alors il m'assura qu'il ne vouloit et ne recevroit rien de moi, qu'il
étoit dans le dessein de me servir sans intérest. Aujourd'hui il m'a fait sentir qu'il vouloit que je
payasse ses peines et m'a fait cent demandes. J'ai été obligé de lui promettre, après quoi il est allé au
palais pour me procurer une audience. Au bout d'une heure il est revenu me dire que le Roy était occu-
pé et que le prince m'ordonnait d'attendre et de revenir dans dix jours. Ce premier délai m'en a fait
craindre dans la suite de plus grands, et me fait souvenir que j'ay affaire à des Orientaux avec lesquels
il faut beaucoup de patience.
Le 6. — J'ay écrit à M. Laurent à Faifo pour faire venir ici quelque argent afin de l'avoir tout
prêt au cas que le roy se déterminât à l'acheter.
J'ai reçu à la maison les visites de divers mandarins qui sont venus les uns par curiosité pour
voir la figure des Européens, les autres pour acheter quelques marchandises. Parmi ceux qui sont ve-
nus il n'y en a aucun de ceux que j'ay été voir, et l'on m'a assuré que je n'aurois aucune visite à espérer
d'eux qu'autant qu'ils auroient besoin de moi, ce que je ne prévois pas, quoique l'usage soit dans ce
pays-cy comme ailleurs de rendre des visites, cependant l'usage n'a pas lieu à l'égard des étrangers, ce
qu'on ne peut attribuer qu'à la paresse, à l'ignorance et à la vanité grossière des Cochinchinois.
Le 7. — Je tâche d'employer de mon mieux le temps qui me reste d'ici au jour de l'audience
qu'on m'a promise parce que si je peux réussir à conclure quelque chose avec le Roy, je me rendrai
tout aussitôt à Faïfo tant pour aider M. Laurent qui doit être bien embarrassé dans un pays comme
celui-cy dont il ne sçait ni la langue ni les usages, que pour épargner à la Compagnie la double dé-
pense que je suis obligé de faire ici à Hué.
Je visite et préviens par des politesses et des petits présents tous les mandarins et autres per-
sonnes que je prévois pouvoir m'estre de quelque utilité.
J'ay passé une partie de la journée chez des pauvres gens qui élèvent des vers à soie. Ils se
plaignent beaucoup de la continuité des pluies qui occasionnent à leurs élèves des maladies qui les font
périr. L'endroit où ils nourrissent les vers est bien fermé ; à peine y voit-on le jour. Ils y entretiennent
une grande propreté pour en éloigner les insectes et surtout les fourmis qui sont friandes des vers et qui
sont en très grande quantité par tout le pays. Au reste leur façon d'élever les vers à soie ne m'a point
paru différente de celle que nous pratiquons dans nos provinces méridionales de France. Seulement j'ai
remarqué chez les ouvriers cochinchinois un peu plus de négligence que chez les nôtres. La façon
seule de cultiver ici le mûrier mérite quelque attention et j'en parlerai en son lieu.
Le 8. — Je suis allé voir travailler différons ouvriers en soye. Leurs métiers m'ont paru estre
de la même mécanique que les nôtres, un peu plus simples à la vérité, mais moins parfaits. L'industrie
cochinchinoise est encore au berceau ; elle ne fait que de naître et un mauvais gouvernement l'em-
pêche de croître. J'ay trouvé un ouvrier occupé à finir une pièce de satin. L'étoffe étoit légère et pleine
de défauts. Je lui ay demandé pourquoi il perdoit ainsi son tems à faire un mauvais ouvrage ; il m'a
répondu qu'il connaissoit bien les défauts de sa pièce, mais qu'elle seroit vendue comme une bonne et
que les gens de son pays n'étoient pas si difficiles que moi. Je lui ai ensuite parlé des étoffes de là
Chine et des nôtres qui sont moelleuses, d'un beau tissu, bien fournies en soye et lui ai demandé s'il ne
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pouvait pas en faire de semblables. Il m'a répondu qu'il le pouvoit mais qu'en le faisant, il courroit
deux sortes de risques, le premier que personne n'acheteroit sa marchandise, et qu'elle lui resteroit à
pure perte, parce que les Cochinchinois n'estiment que ce qui vient de la Chine, et ne voudroient pas
augmenter le prix ordinaire des mauvaises étoffes pour une meilleure fabriquée chez eux ; le second,
de plus grande conséquence que le premier, c'est que si un ouvrier s'avisoit d'avoir plus d'industrie que
les autres, et de fabriquer de meilleures étoffes, le Roy ou le mandarin ne tarderoient pas à en estre
informés, qu'aussitôt on se saisiroit de lui pour l'obliger à travailler le reste de sa vie pour le Roy qui
croiroit l'avantager beaucoup en lui payant ses mêmes étoffes au même prix que se vendent ordinaire-
ment les mauvaises, sans parler des chatimens cruels auxquels il seroit sans cesse exposé à la moindre
différence qui se trouveroit dans ses ouvrages et sans parler encore de ce qu'il lui en coûterait pour
satisfaire la cupidité d'une troupe de soldats qui seroient tous les jours en garnison chez lui pour l'obli-
ger à travailler. Après de si fortes raisons d'être maladroit, j'ai été obligé de convenir avec lui qu'il
avoit raison de ne pas faire mieux. Il en est de même ici de tous les arts. Les injustices du gouverne-
ment forment un obstacle invincible à leur perfection. Un étranger témoin de l'horrible tyrannie qui
étouffe dès leur naissance les talens de tout un peuple, plaint naturellement le sort d'une nation ainsi
opprimée, mais quand il vient à connoîstre combien les iniquités de cette même nation méritent un tel
sort, il ne la plaint plus, ou plutôt il déteste également et le peuple et le souverain, reconnaissant que la
justice divine se sert de leurs injustices mutuelles pour punir réciproquement l'un par l'autre.
Le 9. — Il a plu continuellement de façon que je n'ai pu mettre le pied hors de la maison.
Quelques marchandes voisines sont venues me présenter diverses marchandises, l'une me propose
cinquante pics (123l.) de poivre noir à quatorze quans
1
c'est-à-dire environ cinquante six livres mon-noye de France ; l'autre m'a proposé quatre cens buches de bois de sapan à raison d'un quan deux masses le pic, mais je n'ai rien pu conclure faute de monnoye. D'ailleurs j'ay déjà envoyé un homme dans les provinces du nord où croit le poivre et il m'a promis de me le faire avoir à treize quans le pic. Je remarque que le commerce est ici entre les mains des femmes qui s'en mêlent seules et paroissent très entendues. Il est surprenant de voir dans ce pays voisin de la Chine et parmi une nation
qui prétend en estre sortie des usages si différents à l'égard des femmes. Les Chinois tiennent les leurs
enfermées et ne leur permettent presque jamais de paroistre en public. Ici on ne connoit point cet es-
clavage, et je pense que les Cochinchinois tenteroient inutilement d'y réduire leurs femmes ; car elles
ont ici meilleure tête que les hommes et sont communément maîtresses dans la maison. On ne voit
qu'elles agir et travailler. Aussi le principal but des Cochinchinois en se mariant est d'être, nourri et
entretenu par une femme sans travailler ni se mesler de rien.
Le 10. — On n'entend parler ici à la cour que de mariages. Nous sommes dans la saison. Je
n'ai pu me dispenser d'assister aujourd'hui à la cérémonie des noces d'un petit mandarin. Celle céré-
monie s'est réduite à un grand repas où l'on a beaucoup bu et beaucoup mangé. La mandarine a fait
tuer un buffle et trois ou quatre cochons dont elle a régalé sa famille et celle de son époux. Il pouvoit y
avoir environ cinq cents convives hommes et femmes. Celle cérémonie de festin avoit été précédé de
plusieurs autres que je vais détailler pour donner une idée des mœurs cochinchinoises.
1° Lorsqu'un garçon a fait son choix et qu'il s'est décidé avec le consentement de sa famille sur la fille
qu'il doit épouser, il s'annonce comme gendre au père et à la mère de cette fille, et leur demande en
celle qualité la permission de venir tous les jours leur offrir ses services. Dès lors il est regardé comme
le serviteur de la maison, et s'il veut obtenir la fille il doit être exact à faire tout ce qu'on lui ordonnera.
Souvent le père et la mère exigent de leurs gendres de grands services durs et pénibles et cela pendant
1
Le quan contient 600 caches ou 10 masses qui ont chacun 60 caches ; ce qui fait environ quatre livres cinq sols de notre
monnoye.
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plus d'un an. Durant tout ce tems là le gendre ne voit sa maîtresse que rarement et n'oseroit pas lui
parler.
2° Lorsque les parents sont contents des services du garçon et qu'ils ont bien éprouvé son caractère et
sa façon de penser, ils l'avertissent qu'il peut faire publiquement la demande de leur fille. Alors les
deux familles consultent les sorciers pour scavoir quel jour sera heureux et convenable pour cette de-
mande. Les sorciers de leur côté consultent l'argent du garçon qui donne plus ou moins suivant qu'il
est plus empressé. Le jour déterminé la famille s'assemble et le garçon va en cérémonie se prosterner
trois fois devant son beau-père et sa belle-mère. Il est accompagné de ses parents et de ses amis. En
leur présence il demande la fille en mariage. Les parents l'accordent et le garçon se retire sans avoir
encore vu sa maîtresse.
3° Deux ou trois jours après le gendre porte des présens au père et à la mère de la fille, et il a soin d'y
ajouter quelques bijoux pour sa future, sans quoy il ne la verroit pas encore ce jour là ; mais quand il y
a un présent pour elle alors elle paroist eu habit de cérémonie pour le recevoir, elle s'approche triste et
de mauvaise humeur auprès de son futur, lui offre du béthel, et se retire aussitôt puis le garçon con-
vient avec son beau-père du jour auquel on lui remettra sa femme.
Le jour arresté, le garçon se rend de grand matin chez son épouse en cérémonie et en équipage
de mandarin, c'est à dire avec des soldats et beaucoup do domestiques empruntés, dont un le couvre
d'un grand parasol. Il marche ainsi à la tête de tous ses amis. Il est suivi d'une troupe : de coulis qui
portent généralement tout ce qu'il a de bien, habits, meubles, ustensiles de ménage, deniers, tout se
porte publiquement. Dès qu'il arrive à la porte, son épouse envoye une personne pour le recevoir et lui
faire honneur comme à son maître. Enfin, dès qu'il est assis elle vient elle-même le servir et lui offrir
du thé, du béthel et du tabac. Le mari offre à son épouse tout son bien, lui donne les clefs de ses
coffres eu lui disant que désormais il se repose sur elle du soin de tout, voilà proprement le contrat de
mariage et il n'y en a pas d'autre.
Ensuite les nouveaux mariés vont se prosterner neuf fois devant l'image des ancestres de la
fille et de là vont à la pagode adorer l'idole, et lui demander la santé, l'union et la fortune, puis on re-
vient à la maison boire, manger, et se divertir aux dépens de la nouvelle mariée qui doit fournir seule à
toute la fête. C'est par là que finit la cérémonie du mariage.
De retour à la maison j'ay trouvé un envoyé du Roy qui m'a dit de sa part de ne pas manquer à
me rendre au palais dans cinq jours ainsi que le Roy me l'avoit déjà fait dire par on doï tan, nègre favo-
ri.
Le11. — Le Roy m'a renvoyé une partie des marchandises qu'on avoit portées au palais pour
les lui faire voir. Il a gardé les draps écarlates qui sont les plus beaux, avec quelques pièces de tous les
autres articles, me faisant dire qu'il me payeroit quand je voudrois. J'ai sur le champ envoyé l'interprète
pour le remercier et lui porter la note de ce qu'il nous doit pour les marchandises qu'il a gardées.
L'interprète est venu le soir ; il m'a demandé au nom du Roy une paire de souliers d'Europe, et une
paire de boutons de manche en diamants comme ils disent, c'est à dire de pierre à fusil.
J'ay donné l'un et l'autre ; l'interprète m'a dit ensuite que le roy était disposé à me payer, mais qu'il
vouloit auparavant faire estimer les marchandises par les eunuques trésoriers. Je prévois déjà que nous
serons mal payés.
Le 12. — Je suis allé visiter les eunuques trésoriers que j'ay priés de m'aider auprès du Roy, et
d'estimer nos marchandises à un prix convenable. Je suis convenu avec eux de ce prix qu'ils m'ont
promis de taxer moyennant une pièce de mousseline qu'ils m'ont chacun demandé et que je leur ai
envoyé aujourd'huy.
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Malgré toutes leurs promesses et mes présents je crains bien que nos marchandises ne soient
mal estimées, parce que cela dépend de plusieurs trésoriers et garde magasins qui ne sauroient mieux
faire leur cour au Roy qu'en estimant à un pris très bas les marchandises qu'il acheté des étrangers.
Le 13. — Le Roy m'a envoyé demander une perruque. Comme je n'en ai pas j'ai écrit à Faïfo
pour m'informer si quelqu'un des officiers du bord en auroit à vendre. Il m'a aussi fait demander
quelques morceaux de belle étoffe d'Europe, à fleurs d'or et d'argent. Je luy ai fait répondre que j'en
chercherois et que j'aurois l'honneur de lui en offrir lorsque j'irais au jour marqué lui faire ma cour.
J'ay eu occasion de voir aujourd'hui une des plus belles pagodes de la capitale. C'est un temple
que le Roy a fait bâtir en l'honneur des Roys ses ayeux ; car dans ce pays-ci tous les rois sont divinisés
après leur mort. La pagode est bâtie sur le bord de la rivière, dans un lieu charmant. Un grand mur de
briques renferme le temple, le monastère des bonzes qui le desservent, et le vaste jardin qui l'accom-
pagne. On entre dans cet enclos par deux petites portes scituées à côté d'une grande par laquelle le Roy
seul a le droit de passer.
Ces portes ainsi que le mur sont ornées de figures de lions et de dragons en relief, mal travail-
lés à la vérité, mais la peinture et la dorure en réparent un peu les défauts.
D'abord on entre dans une cour ornée de rocailles et de petits arbrisseaux à fleurs. Au milieu
est posé un grand fourneau de fonte dans lequel on allume le feu pour brûler les parfums. Dans le fond
de la cour se présente la première salle où sont placés en ordre de combat les dieux, ou les Esprits gar-
diens du temple. Toutes ces figures sont hideuses, mal peintes et mal modelées ou sculptées car il y en
a en plâtre et en bois. Le bâtiment est de charpente d'un beau bois assez bien travaillé. Quelques pièces
de cloison sont vernissées et assez proprement dorées. Cette charpente porte un toit orné de sculptures.
Derrière cette première salle est une seconde .plus élevée et mieux ornée. On voit sur un autel
la figure du dernier Roy devant laquelle brûlent continuellement des lampes et des petites bougies
composées de poussière de bois aromatique. On rencontre ainsi sept pagodes rangées sur la même
ligne qui vont toujours en s'élevant les unes au-dessus des autres jusqu'à la dernière où est adoré le
premier Roy de la Cochinchine.
Cette dernière pagode est la plus ornée ; on y voit en sculptures les principales actions du fon-
dateur de la monarchie, mais tout cela est sans goût et la dorure seule en fait le prix.
Après avoir passé par toutes ces pagodes on entre dans un grand jardin rempli de toutes sortes
d'arbres plantés sans ordre. Au milieu de ce jardin est bâti le monastère des bonzes qui desservent le
temple. Ils sont au nombre de cinquante à soixante. Ils vivent en commun aux dépens du Roy qui leur
fait distribuer une certaine quantité de riz par mois et leur abandonne les fruits du jardin pour leur
nourriture. Ces bonzes sont de la même secte que ceux de Chine. Ils vivent comme eux de riz et de
légumes ou de fruits. Leur principale occupation est de chanter toute la nuit et de faire beaucoup de
bruit avec leurs tambours et leur cloche.
Le 14. — Comme je dois demain avoir audience, je suis allé aujourd'hui chez divers manda-
rins, en qui j'ai plus de confiance pour m'informer d'eux de la façon de penser du Roy et prendre leurs
conseils sur ce que je veux, lui proposer et sur la manière de le faire. Tous ceux que j'ai consultés se
sont empressés de m'aider de leurs conseils et tous se sont accordés à me dire que le Roy avait des
momens de bonne humeur auxquels il accordait tout ce qu'on lui demandoit sans réflexion ; que ces
momens étoient difficiles à connoître, parce, m'ont-ils dit que le Roy étoit le plus dissimulé des
hommes, et qu'il n'est jamais de si mauvaise humeur que lorsqu'il affecte le plus de rire, et que les gens
seuls du palais, accoutumés à le voir tous les jours, pouvoient distinguer ses bons et ses mauvais mo-
mens. Ils m'ont ajouté que quelquefois le prince se trouvoit dominé par l'humeur et qu'alors, sa situa-
tion intérieure se manifestait malgré lui par l'inflammation de son visage et que dans ce moment, il VOYAGE
DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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falloit bien se garder de lui rien demander, parce ce qu'on pouvait espérer de plus heureux dans cette
circonstance étoit d'estre simplement, refusé.
Comme toutes ces instructions ne me donnaient guère de lumières, j'ai demandé à ces manda-
rins s'ils croyaient que le Roy fût disposé en ma faveur. Ils m'ont répondu qu'il l'étoit beaucoup et que
toute la Cochinchine en était surprise, parce que tout le monde sçavoit combien il avoit été mécontent
des premiers Européens qui étoient venus commercer ici, surtout d'un nommé Friel qui avoit emporté
quelques pains d'or pour une commission du Roy et qui n'étoit jamais revenu. Que de plus ce capitaine
avoit obtenu une chappe avec de grands privilèges et avoit témoigné en faire peu de cas puisqu'il
n'étoit pas venu en jouir, qu'à ce sujet le Roy avoit publiquement témoigné son mécontentement des
Européens et fait des plaintes de leur peu de bonne foy.
Je n'ai pas voulu approfondir davantage cette accusation des mandarins sur le compte du sieur
Friel, que je crois très honnête homme, parce qu'ayant eu ci-devant occasion de m'informer de cette
affaire, j'ay compris par tous les rapports qui m'ont été faits, que les pains d'or en question n'ayant pas
été remis en mains propres à M. Friel, mais par le canal d'une tierce personne, j'ay compris dis-je qu'il
était très possible que ce tiers eût fait toute la friponnerie, vu que c'étoit un vaurien reconnu pour tel,
mais ce qu'il y a de fâcheux pour le sieur Friel et pour les Européens, c'est que ce commerçant n'étant
pas retourné en Cochinchine, la partie intéressée a eu beau jeu pour lui mettre sur le corps l'affaire des
quinze pains d'or.
Les mandarins que je consultais m'ont donc conseillé de me tenir prêt à répondre sur cette af-
faire, au cas que le Roy vient à m'en parler, ajoutant que s'il l'avoit oublié, c'étoit un bonheur pour moi,
que je ne devais pas en parler le premier, mais qu'il étoit à craindre que quelque mandarin, mal inten-
tionné, surtout On caï an tin n'en rappelât malicieusement le souvenir au Roy. Ils m'ont ensuite peint le
caractère du Roy, à voix basse et à demi-mot, mais assez clairement pour me faire comprendre que le
Roy a deux passions favorites, l'amour des femmes et l'avarice, me promettant que si j'avais quelque
chose à donner, je serois toujours bien reçu.
J'ay recueilli tous ces conseils qui m'ont paru partis de cœurs, sincères, et j'ai passé la journée à
méditer comment je pourrais tirer parti de l'audience que je dois avoir demain.
Le 15. — Je me suis rendu de bon matin à la porte du palais, je me suis fait annoncer au Roy,
suivant l'usage, et le Roy n'a point tardé à venir lui-même et à sortir par curiosité, pour voir l'habille-
ment et la figure de mes domestiques et des soldats qui m'accompagnoient, lesquels ne peuvent entrer
au palais.
Dès que le Roy a paru dans les cours extérieures du palais, aussitost on a fermé la porte pour
un moment, afin d'empêcher le peuple qui passoit dans la rue de voir le prince. Les gardes extérieurs
se sont mis sous les armes et une partie s'est détachée avec de gros bâtons pour éloigner le peuple et
l'empêcher de passer, puis on a ouvert la porte et le Roy est sorti sous une espèce de varangue ou gale-
rie qui environne tout le palais. Il était dans son déshabillé, c'est-à-dire les cheveux pendans, sans bon-
net et sans bas. Il paroissoit de fort bonne humeur, m'a témoigné estre charmé de me voir. Il a considé-
ré tous ceux qui me suivaient l'un après l'autre ; il a surtout paru très content de l'habillement malabar
de mon Dobachi, et m'a sur le champ demandé un tailleur qui en sçut coudre un semblable pour lui.
J'avois à la maison un tailleur maure que j'ai envoyé chercher tout de suitte. Après quoy, le Roy me
prenant par la main, m'a emmené dans le palais, commandant à un de ses pages de me couvrir d'un
parapluie, car il pleuvait beaucoup.
En traversant les cours extérieures du palais, le Roy m'en faisoit remarquer la vaste étendue et
me demandoit si le Roy de France avoit un aussi grand palais que le sien. Je lui répondis que les deux
palais étoient beaux mais que l'on ne pouvait faire aucune comparaison de l'un à l'autre parce qu'ils
étoient bâtis dans des goûts bien différens. Ensuite il me fit plusieurs questions sur la santé, l'âge,
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l'embonpoint, les traits de notre Roy, sur ses richesses, la magnificence de ses palais, les dépendances
de sa maison, et finit par me demander s'il étoit aimé de son peuple, j'ay répondu aux premières ques-
tions en peignant Louis le Bienaimé tel que toute l'Europe le connoit comme le prince le plus accompli
et le plus puissant de tout notre Occident ; puis pour satisfaire à sa dernière question j'ay répondu que
les François de tout temps avoient beaucoup aimé leur Roy, mais que celui qui règne aujourd'hui sur
nous étoit adoré de son peuple, que la bonté de son cœur étoit si chère à la nation qu'elle lui avoit don-
né le titre de Roy bien-aimé. Il insista à me demander comment il avait mérité ce titre. Je lui racontai
les actes de douceur, de générosité et de modération qu'aucun françois n'ignore et dont l'histoire ap-
puiera chez la postérité le titre dont il jouit parmi nous.
Cependant nous parvînmes dans un grand appartement isolé au milieu d'une vaste cour bien
murée. Le Roy se mit dans un fauteuil vernissé et me fit approcher un banc pour m'asseoir. Il n'y avoit
auprès du Roy que deux ou trois petits esclaves pour le servir. L'endroit étoit solitaire et l'on n'enten-
dait aucun bruit.
Le Roy me dit qu'il étoit fort content de voir les Européens venir commercer dans son
royaume, qu'il étoit charmé que j'eusse été envoyé pour traiter avec lui et qu'il étoit content de la sincé-
rité avec laquelle j'avois répondu aux questions qu'il m'avoit déjà faites sur le Roy de France notre
maître, que tous les étrangers qu'il avoit interrogé avant moi avoient eu la flatterie d'abaisser leur Roy
et leur pays pour vanter la Cochinchine, mais qu'il voyoit bien que j'étois le seul qui eut parlé sincère-
ment. Ensuite il me demanda pourquoi le sieur Friel qu'il avoit si bien reçu et à qui il avoit accordé les
privilèges les plus favorables n'étoit pas revenu quoiqu'il lui eut promis, ajoutant qu'il ne se seroit ja-
mais défié de son peu de sincérité et de son manque de parole. Je n'oubliai rien pour excuser ce négo-
ciant et lui répondis que quoique le sieur Friel n'eut pas trouvé occasion de se servir de la chappe
royale, cependant il en faisoit beaucoup de cas, et me l'avoit remis pour me faire jouir des privilèges
que cette chappe accorde. Le Prince me répondit d'un air mécontent que cette chappe étoit personnelle
; que si je voulois la lire il y est dit que le sieur Friel s'engage à venir tous les ans et que cette condition
n'étant pas acquittée, la chappe devient nulle, ajoutant que si le sieur Friel revenoit, il lui apprendroit à
vivre et que puisque ce négociant avoit oublié ce qu'il avoit promis, il pouvoit bien de son côté oublier
ce qu'il avoit écrit.
Comme je me suis apperçu que cet entretien rendoit le prince de mauvaise humeur, je l'ai dé-
tourné le plus adroitement qu'il m'a été possible en racontant au Roy quelque aventure comique que
j'ai eue dans ce pays-cy. Je l'ai beaucoup fait rire et au milieu de sa joie, il m'a dit que je n'avois pas
besoin de la chappe du sieur Friel, qu'il me pardonneroit tous les droits pour ce vaisseau cy, et me
signeroit une chappe où je n'avois qu'à écrire moi-même tous les privilèges que je croirais utiles pour
notre commerce. Je l'ai remercié de cette faveur et ai sur le champ envoyé chercher deux beaux cou-
pons d'étoffe d'or, qu'il m'avoit fait demander cy devant et que j'avois laissé à la porte entre les mains
des domestiques. Le Roy en a été très content et a longtemps admiré dans ces deux échantillons l'in-
dustrie européenne. J'ai profité du moment qui me paroissoit favorable pour lui faire mes demandes.
J'ay donc commencé par intéresser son avarice et sa curiosité en lui parlant d'une infinité de riches
marchandises que le commerce des François apporteroit dans son palais et dans tout son Royaume. Je
lui ai fait entrevoir la quantité d'argent qu'un seul de nos vaisseaux apporteroit tous les ans si le com-
merce nous était libre et que cet argent pût avoir cours. Le prince m'a interrompu en disant qu'il pen-
soit depuis longtemps à établir dans son royaume une monnoye d'argent. L'occasion est belle, ai-je
repris, nous avons ici quelques milliers de piastres toute prestes, si vous voulez avoir une monnoye
frappée à votre coin. Prenez nos piastres que nous sommes content d'échanger pour des deniers ou si
vous voulez faire courir cet argent tel qu'il est, donnez un édit pour instruire le peuple et l'obliger à se
servir des piastres comme de la monnoye ordinaire.
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Le Roy a répondu qu'il prendroit le parti de rendre les piastres monnoye en les laissant telles
qu'elles étoient parce qu'il voyoit trop de difficultés à faire battre une monnoye particulière à son coin,
que quelque forme qu'on pût donner à la nouvelle monnoye, on ne pourrait jamais empêcher une mul-
titude de faux-monnoyeurs d'altérer toutes les espèces. Ensuite il m'a promis d'assembler incessam-
ment les mandarins pour délibérer sur l'édit dont je venois de lui parler.
Content d'avoir obtenu le premier article le plus intéressant pour notre commerce de cette an-
née, j'ay peu à peu cessé de parler d'affaires et ai tourné la conversation sur des matières plus gaies
parce que c'eut été risqué de fatiguer le Roy et de le mettre de mauvaise humeur que de lui faire toutes
mes demandes à la file l’une de l'autre et sans interruption. Il suffit de connoître un peu le coeur des
hommes pour sçavoir que lorsqu'ils accordent un bienfait, c'est un effort qui leur coûte et qui les fa-
tigue. Il leur faut après cela du repos et peut-être même de la distraction pour éloigner le repentir qu'ils
pourroient avoir du bien qu'ils viennent de faire. J'ay donc eu recours à quelques contes Européens que
j'ai brodés à la Cochinchinoise et qui ont fait rire le Roy de tout son cœur.
Cependant l'heure de diner est venue ; le prince de fort bonne humeur m'a engagé à rester
(c'est ce que je souhaitais). Il a ordonné de m'apporter à diner et a passé dans l'appartement de ses
femmes pour prendre son repas. Je suis demeuré seul dans ce vaste appartement avec un capitaine des
gardes et quelques esclaves. L'absence du Roy m'a laissé la liberté de considérer la construction et les
ornemens de cet édifice.
C'est un grand corps de charpente d'un très beau bois. Toutes les cloisons sont à panneau et se lèvent à
volonté pour prendre l'air des quatre faces. La menuiserie en est belle, bien exécutée et entretenue avec
soin. Les colonnes qui soutiennent l'édifice sont d'un beau rouge à fleur et odoriférantes. L'apparte-
ment est élevé sur une terrasse de quatre ou cinq pieds maçonnée proprement. Le tout est couvert de
tuiles et orné de quelques sculptures dorés.
Dans l'intérieur de l'appartement il n'y a pour tout meuble qu'une table et quelques chaises dont
la beauté du bois faisoit tout le mérite. La cour qui environne le bâtiment est ornée de grands vases de
porcelaine de la Chine, où sont plantés des arbrisseaux à fleurs. Vis à vis le milieu de chaque face du
bâtiment sont adossées contre le mur de grandes rocailles taillées à l'imitation de quelque rocher natu-
rel du pays.
Le capitaine des gardes qui étoit avec moi m'a fait entendre que le roy avoit fait élever cet édi-
fice pour venir de temps en temps y jouir de la solitude et y promener ses rêveries.
Cependant on m'apporta une table toute servie et couverte d'une quantité de petits plats de
toutes .sortes de ragoûts. J'ai diné seul et comme je finissois le Roy parut et voulut me faire recom-
mencer. Je mangeai un peu pour le contenter. Il se fit apporter du vin de sa table et prenant le vase qui
était une espèce d'aiguière d'or, il but le premier et me fit boire ensuite. Ce vin étoit violent et me parut
une liqueur composée de différentes épiceries.
Tandis qu'on desservoit, le Roy pour se mettre à son aise s'est couché sur une natte et m'a invi-
té d'en faire autant. Puis il m'a interrogé sur l'industrie des Européens, sur nos arts et métiers. Toutes
mes réponses flattoient sa curiosité et son goût ; et à chaque instant il me demandoit pourquoi je ne lui
avois pas amené quelque ouvrier habile pour former ceux de son royaume. A ce sujet il raconta qu'au
commencement de son règne les Cochinchinois ne savoient point travailler le bois ; qu'il fit venir cinq
ou six menuisiers chinois, lesquels en moins d'un an en formèrent d'autres dans le pays, et qu'aujour-
d'hui la Cochinchine l'emportait même sur la Chine pour les ouvrages de menuiserie et de charpente. Il
m'en dit autant de l'orfèvrerie et demanda si j'avois eu occasion depuis mon arrivée de voir travailler
quelque habile menuisier ou quelque orfèvre. L'interprète qui ne faisoit qu'arriver, s'empressa de ré-
pondre que j'étois déjà allé voir toutes les manufactures et les fabriques du pays, ajoutant que j'avois
loué les ouvrages de celui-ci et blâmé ceux de celui-là. Le roy étonné, quoique content, s'écria : Quoi!
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Ces Européens sont donc aussi curieux ? hé bien! dit-il, puisque vous avés de la curiosité je veux vous
faire voir de beaux ouvrages de la main de mes Cochinchinois, et il se fit apporter sa couronne. Elle est
toute d'or, travaillée à jour et en filigrane. Le dessein est une mosaïque d'un goût recherché. Du corps
de l'ouvrage s'élancent sur le devant six petits dragons également d'or et travaillés aussi de filigrane, si
légèrement, que la moindre agitation de l'air les fait mouvoir. Derrière sont-attachées deux aisles de
papillon de la mesme matière à laquelle une main habile a incorporé des particules de plumes d'oi-
seaux dont le meslange adroit imite parfaitement les nuances naturelles de l'aisle d'un papillon. Le haut
de la couronne est surmonté par un bouquet de fleurs d'or dont le travail imite la nature jusque dans la
légèreté de ses ouvrages. Je pense que cette pièce d'orfèvrerie seroit admiré en Europe même.
Le prince me fit voir ensuite divers ouvrages en fer, en acier, en bois, en vernis, en peinture,
mais il s'en fallait de beaucoup que ces ouvrages quoique passablement travaillés (excepté ceux, de
peinture qui étoient mauvais) atteignissent à la perfection du chef-d'œuvre de l'orfèvre.
Le Roy content de me voir admirer les ouvrages de ses Cochinchinois se leva avec empresse-
ment et me prenant par la main. Venez, me dit-il, je veux vous faire voir ce qu'aucun étranger n'a ja-
mais vu, et il me conduisit dans tous les appartements de son palais excepté dans ceux qu'habitent les
femmes. Tout ce que je vis me parut bien bâti, peu ou mal orné, mais entretenu avec beaucoup de soin
et de propreté. Nous nous arrêtâmes à l'entrée du jardin qui me parut grand, planté de quelques grands
arbres et de beaucoup d'arbrisseaux mais sans ordre et dans le goût chinois, c'est-à-dire avec beaucoup
de confusion pour imiter le désordre apparent de la nature. Comme il pleuvoit beaucoup nous ne
pûmes pas passer plus loin et je fis insensiblement retomber la conversation sur mes affaires.
Je dis au Roy que nous étions malheureux de n'avoir pu arriver que dans la mauvaise saison,
que les pluies retarderoient beaucoup nos affaires, que cependant s'il vouloit ordonner à ses trésoriers
de me payer les marchandises qui étoient dans le palais, le vaisseau pourroit retourner de bonne heure
pour aller lui chercher de nouvelles curiosités. Il me répondit que je pensois bien qu'il alloit donner
ordre pour me faire payer, que l'édit pour nos piastres ne tarderoit pas, et qu'il ne tiendroit qu'à moi
d'expédier le vaisseau à la onzième lune, c'est-à-dire au mois de décembre. Je luy parlai encore des
avantages que procureroit à son royaume le commerce des François et lui fit sentir qu'en contribuant à
enrichir son pays nous prétendions aussi faire quelques profits, mais que pour cela il nous falloit des
privilèges et de la liberté ; que si je n'envoyais pas cette année en France quelque chappe signée de sa
main royale qui fût un garant de sa protection, on ne sauroit plus sur quoi compter, et l'on ne se déter-
mineroit jamais à envoyer un autre vaisseau, si l'on n'avoit quelque certitude du dédommagement
avantageux pour les frais de l'armement de ce vaisseau. Le roy me répondit qu'il vouloit absolument
que nos vaisseaux vinssent tous les ans et qu'il me donneroit pour cela tous les privilèges que je de-
manderois ; que nous pouvions nous établir à Faifo ou à Touranne, y bâtir des magasins et nous arran-
ger à notre commodité. Quand vos affaires seront terminées, me dit-il, avant d'expédier le vaisseau
venez me trouver, et apporter moi la chappe que vous souhaitez avoir, je la signerai, mais à présent
pensez au plus pressé.
Il commençoit à se faire tard et je me disposais à prendre congé, lorsque le Roy qui gardait le
silence depuis un moment l'interrompit pour me demander si je connaissois un certain médecin anglais
qui deux ans auparavant étoit venu en Cochinchine. Ayant répondu que je ne le connoissois pas, le
Roy commença à en faire un grand éloge, louant surtout son habileté dans la médecine, et m'assurant
qu'il souhaitait beaucoup le revoir. En un mot le prince me parut beaucoup prévenu pour cet homme là
dont voici l'histoire telle qu'on me l'a racontée ici.
Un anglais négociant qui joignait aux connaissances du commerce celles du pilotage et de la
médecine, se trouva dans les circonstances de la dernière guerre à Malac. Comme ce temps étoit peu
favorable et la mer peu sûre pour les vaisseaux marchands tant anglois que françois, celui-ci pour pas-
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ser librement partout achetta une somme chinoise qu'il chargea à Malac et conduisit à Canton. Là
après s'estre défait de ses marchandises, il chargea de nouveau les uns disent pour Batavia, les autres
pour la Cochinchine mais il est certain qu'il vint à Faifo. Comme il se trouva ici seul et sans protection,
les mandarins le pillèrent et le volèrent à leur discrétion. Quelque tems après le roy apprit qu'un certain
Européen, nouvellement arrivé scavoit la médecine et avoit même déjà fait quelques cures extraordi-
naires. Aussitôt le Prince le fit venir ; il trouva un interprète, se fit entendre. Le Roy le goûta ; il se
plaignit. Les mandarins voleurs furent réprimandés, la meilleure partie de son bien lui fut rendue ; puis
il eut occasion, de traiter le roy. Il le guérit promptement et gagna sa protection et même son amitié.
Le roy l'appeloit familièrement dans son palais, en un mot lui donna une commission pour aller en
Chine sur son pavillon, à condition qu'il reviendroit dans le temps de la mousson.
L'Anglais étant arrivé à Canton, un mandarin se saisit de la somme disant qu'elle lui apparte-
noit et qu'elle avoit été mal vendue à Malac de façon que le pauvre Anglois fut encore pillée une fois
et ne scait aujourd'hui que devenir à Macao. Cependant je ne puis me persuader que cet homme n'ait
pas été envoyé par la Compagnie anglaise pour tenter le commerce dans ce pays-cy vu qu'il a demandé
au Roy l'isle de Canton, connue sous le nom de Pulo Canton ou bien celle qu'on nomme Champulo1
.
Le Roy m'apprit lui-même cette circonstance, me dit qu'il attendait son Anglois l'année prochaine et
qu'il avoit promis au vaisseau portugais exemption de tout droit s'il l'amenoit. Mais je sais de bonne
part, c'est-à-dire des jésuittes portugais qui sont ici, qu'à Macao on traversera cet Anglois en tout, bien
loin de lui donner passage. Cette affection du Roy pour l'aventurier anglois dont j'ai appris l'histoire
dès mon arrivée ici m'a empêché de penser à obtenir des privilèges exclusifs. Aussi me bornai-je à
faire connoître au Roy les seuls h...... et ce fut par là que finit la conversation et ma journée ; après
quoi je me suis retiré.
Le 16. — C'est aujourd'hui un jour malheureux. Il n'est permis de travailler à aucune affaire surtout au
Palais. Ces jours décidés malheureux par la superstition cochinchinoise me font perdre beaucoup de
temps parce qu'ils reviennent souvent, c'est-à-dire de quatre jours l'un, ces jours sont celui de la nais-
sance du Roy et celui de son avènement à la couronne outre cela chaque jour de l'année a deux heures
malheureuses par la même raison. J'ay eu occasion de voir une partie des grandes galères royalles. On
les garde sur des chantiers distribués le long de la rivière où elles sont à couvert. On en compte envi-
ron quatre cents de toute grandeur. Les plus grandes que j'ai vues avoient quatre vingt deux à cent
pieds de longueur, sur quinze de large et sept ou huit d'élévation.
Chaque galère est composée de sept bordages y compris la planche qui tient lieu de quille la-
quelle forme un arc dont la courbe est peu sensible dans le milieu et dont les deux extrémités s'élèvent
considérablement pour former la proue et la poupe qui sont l'une et l'autre très élevées. Tous ces bor-
dages chacun d'une seule pièce ou de trois pouces d'épaisseur sont unis ensemble à leurs varangues par
de simples chevilles de bois.
L'intérieur de la galère qui est pontée n'est pas travaillé avec soin. La chambre qui est sur le
devant n'a rien qui mérite attention, mais les dehors sont enduits d'un beau vernis noir, relevé par des
sculptures dorées surtout à la proue et à la poupe dont le tout fait un très bel effet sur l'eau. Les galères
ne tirent environ que deux pieds et demi d'eau ; elles ne servent que pour le divertissement du Roy. On
en compte environ cent de cette première espèce qui ont quarante à soixante rameurs.
Il est d'autres galères qui sont destinées pour la guerre, sont de la même construction mais
grossièrement travaillées et plus fortes d'échantillon. Elles portent en avant un pierrier et quelquefois
deux d'environ deux livres de balles. Le roy entretient à Hué trente ou quarante galères de cette espèce,
mais outre cela il y en a dans toutes les provinces pour garder les ports et servir à la magnificence des
1
Ces deux isles n'ont point de port.
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vice-rois et gouverneurs, de façon que dans tout le royaume il s'en pourroit trouver cent. Elles sont
toutes de cinquante à soixante rames.
Il y a une quantité d'autres galères de la troisième classe qui sont plus petites et mal entrete-
nues. Elles servent à former les soldats d'eau à l'exercice de la rame. Elles sont employées au transport
des denrées et de toutes sortes de fardeaux pour le Roy et même pour les grands mandarins. Ce sont
les galères de fatigue. Toutes sont ramées par les mêmes soldats qu'ils nomment coune thuy, c'est-à-
dire soldats d'eau. Les soldats rament debout et quand ils marchent pour le service du Roy ils sont
nuds avec une simple ceinture de soye noire. Ils sont choisis parmi les plus beaux hommes du
Royaume. Ils sont divisés en soixante compagnies chacune de soixante hommes. Chaque compagnie a
son capitaine et six sergents. Outre cela chaque compagnie a son rang et chaque soldat le sien dans la
compagnie.
J'ay lu quelques relations entre autres celles de l'abbé Choisy et celle des vicaires apostoliques
François qui parlent de ces galères de Cochinchine comme d'une marine redoutable. Je ne sais quelles
raisons avoient ces bons missionnaires pour exagérer ainsi les forces de ce royaume. La vérité est que
ces galères surtout celles du premier ordre ont quelque chose de magnifique, et que lorsque le Roy se
promène sur la rivière avec toutes ses galères à sa suite, cet appareil inspire au peuple des sentiments
de crainte et de respect pour le maître qui paroit faire tant de dépenses ; mais il faut convenir aussi que
cette marine d'eau douce n'est rien moins que redoutable, et que tous ses soldats d'eau quoique bien
exercés à la rame et les meilleures troupes de la Cochinchine ne tiendroit pas longtemps à portée du
canon d'un vaisseau ennemi.
Le 17. — J'ai reçu des lettres du comptoir de Faïfo par la voie du chirurgien que M. Laurens
m'a renvoyé parce que le Roy me l'avoit demandé. J'ai reçu par la même occasion toutes sortes de pe-
tites provisions dont le défaut commençait à m'incommoder ; car il y a déjà quelque temps que je vis à
la Cochinchine sans pain et sans vin.
J'ay envoyé l'interprète Miguel Ruong au palais pour informer le roy de l'arrivée du chirurgien
et lui porter un état de nos marchandises qui restent dans ses magasins. J'ai chargé le même interprète
de rappeler au Roy ce qu'il m'a fait l'honneur de me promettre au sujet de nos piastres.
Le 18. — J'ai reçu des lettres de Faïfo qui me donnent avis de l'envoi d'onze caisses d'argent.
Le soldat de On Caï bô qui a conduit ces caisses est venu m'avertir qu'il les avait fait porter chez son
maître et que je pouvois aller les recevoir. Je suis obligé de différer parce que les pluies continuelles ne
permettent pas de sortir et la rivière est tellement débordée que les bateaux ne naviguent pas en sûreté.
L'interprette est revenu du palais et m'a rapporté que le Roy ayant assemblé le conseil des
grands, mandarins, il avoit été décidé de rendre nos piastres monnoye. Que le Roy avoit jugé conve-
nable d'y faire frapper quelques caractères, pour en déterminer le prix courant enfin que c’étoit le
grand mandarin on tha ngoai qui étoit chargé de faire frapper ces caractères qui détermineroient le prix
à raison de deux quans le taël d'argent, c'est-à-dire un quan trois masses et quelques caches la piastre.
Quant au payement des marchandises qui sont dans le palais, l'interprète m'a rapporté que le
Roy n'avoit encore rien décidé.
Le 19. — Les pluyes nous laissent quelques intervalles de beau tems. J'en ai profité pour aller
chez On caï bô y recevoir notre argent ; mais je n'ai pu rencontrer ce mandarin. En allant chez lui j'ai
eu occasion de voir l'assemblée d'un village ou d'un canton de la ville, car tous les quartiers de la capi-
tale conservent encore le nom de village qu'ils avoient autrefois étant séparés de la ville. Les assem-
blées de villages ont une espèce de juridiction sur tout ce qui regarde leur communauté. Ce sont les
anciens qui y président ; et, quelques pauvres et misérables qu'ils soient, souvent dès qu'ils paroissent à
la tête de leur village ils sont comme des souverains que tout le monde respecte. Leur pouvoir quoique
borné par l'autorité suprême ne laisse pas d'être grand, et les délibérations qui ont passé dans les as-
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semblées sont mises à exécution plus exactement et avec plus de sévérité que les édits mêmes de la
cour. Los lois fondamentales du royaume protègent ces assemblées et appuyent leurs ordonnances.
Chaque ville a pour s'assembler une maison publique ou plutôt un toit de feuilles ou de treilles suivant
les facultés des villages. Ce bâtiment ouvert de tout côté se nomme palais, et les assemblées sont qua-
lifiées de conseils d'État.
J'ai vu quelquefois de grands mandarins mortifiés par l'obligation où ils se trouvent de recevoir
avec les cérémonies les plus respectueuses les députés de leur village qui venoient leur signifier les
décisions de l'assemblée, quoique ces mêmes députés eussent été leurs valets ou fussent encore à leur
gage. L'assemblée conserve toujours son autorité sur les originaires du village, à quelque dignité qu'ils
puissent parvenir, et le Roy lui même y est soumis, au moins affecte-t-il de le paraître.
Le 20. — On caï bô m'a envoyé avertir de ne pas prendre la peine de passer chez lui pour re-
cevoir notre argent parce qu'il ne pouvoit pas me le livrer sans une permission du Roy, mais que dès
qu'il auroit cette permission il me le feroit dire.
Il est mort un vieux mandarin qui a laissé de gros biens sans parler des maisons et jardins qui
font partie de son héritage. On a trouvé chez lui six mille pains d'or (le pain est de dix taëls ou douze
onces environ) et plus de deux cent mille quans. Dès que le Roy a été informé des richesses de cette
succession, il s'est aussitôt déclaré parent et héritier sans que personne ait osé lui disputer ce droit. Il
est certain cependant que le mandarin n'avoit jamais passé pour allié du Roy et qu'il avoit d'ailleurs des
parents très proches connus de tout le public comme ses légitimes héritiers.
La mort de ce richard m'a donné occasion de voir et d'apprendre une partie des cérémonies fu-
nèbres qui s'observent ici. Dès que le malade a expiré les parents envoient aussitôt chercher un sorcier
qui fait découvrir le toit de la maison au-dessus du mort, et à grands cris appelle l'âme à laquelle il
raconte beaucoup d'histoires pour lui prouver qu'elle a eu tort de s'en aller et qu'elle ne sauroit mieux
faire que de revenir. Quand après quelques heures d'exhortations on voit que l'âme y est insensible,
alors on pense à rendre les derniers devoirs au cadavre. On le lave, on l'habille de papier peint et doré ;
on le met dans un coffre de bois le plus précieux et le plus incorruptible, on le couvre de fleurs, on lui
offre à boire et à manger et après avoir disposé toutes choses pour les funérailles, après avoir consulté
les sorciers sur le lieu le plus convenable pour le bonheur du cadavre et on place le cercueil dans une
espèce de catafalque portatif, à l'ornement duquel il ne manque ni peinture, ni sculptures dorées, et
rien de ce qui peut contribuer à la plus riche décoration.
La procession funèbre commence par une troupe de trompettes qui rendent les sons les plus
lugubres, ensuite marchent les bonzes en habit de cérémonie, puis on voit paroistre une petite niche
dorée au milieu de laquelle est placée debout une tablette où par le moyen de quelques caractères un
docteur bonze a fixé l'âme du défunt. Cette tablette est environnée de bougies et d'offrandes. Ensuite
paroissent quelques escrimeurs qui le sabre à la main et à force de grimaces prétendent éloigner les
esprits malfaisans. Une troupe de femmes désolées revêtues de gros sacs et le corps garotté suivent ces
guerriers en donnant toutes les démonstrations de la plus vive douleur. Elles feignent vouloir arrêter le
cadavre et l'empêchent d'aller au tombeau ; puis désespérées elles se jettent tout étendues au milieu du
chemin et le cadavre passe par-dessus leur corps. Il est porté dans son catafalque d'un poids énorme,
soutenu par cinquante ou soixante hommes robustes qui sont obligés de faire de fréquentes stations.
Quand le corps est passé les femmes qui parroissent mortes de douleurs se relèvent et recommencent
leur rôle. Tous les parents et amis du défunt accompagnent son cadavre et terminent la marche.
Arrivés au lieu destiné pour la sépulture les bonzes commencent les prières. On fait des sacri-
fices de bufles, de cochons et de poules qu'on offre au défunt. On brûle autour de son cercueil des bois
de parfum. Les bonzes font trois fois le tour du cadavre en récitant leurs prières. Enfin on le place dans
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la tombe qui est bien mal maçonné et dont on remplit les vides avec de la chaux. La cérémonie finit
par un grand repas où l'on mange à l'honneur du mort défunt les viandes sacrifiées.
Le 21. — Le Roy suivi de cinquante galères a descendu la rivière pour aller du côté du port
prendre le plaisir de la chasse au tigre. Cet exercice est fort du goût du prince qui fait souvent de sem-
blables parties.
Dès qu'il a paru quelques tigres aux environs de la capitale, le Roy dépesche aussitôt un grand
mandarin avec quelques compagnies de soldats chasseurs. D'abord on cherche à découvrir où est la
beste, après quoi les soldats l'environnent en faisant des feux à la ronde. Alors on envoye avertir le
prince pour lequel on construit à la hâte un logement au milieu de la forest. Dès que le Roy est arrivé il
fait tendre un gros filet qui borde une espace d'environ cinquante toises de terrain, puis ordonne aux
soldats de serrer leurs rangs en formant le demi cercle et de lancer l'animal du côté du filet en appro-
chant leurs feux et présentant la lance. Le tigre effrayé par les feux et les cris des chasseurs se jette du
côté qui lui paroist libre et donne dans le filet lequel étant tendu avec force et lâché à propos enveloppe
la bête ; des soldats adroits accourent aussitôt et s'en rendent maîtres.
Ces tigres sont ensuite mis en cage et nourris au dépens du public pour servir aux sacrifices
royaux ou pour donner le plaisir d'un combat avec les éléphants.
Le 22. — La pluye a été si continuelle qu'il y a apparence d'une grande inondation. Le Roy est
revenu de sa partie de chasse. Je vais profiter de son retour. 1° Pour me faire livrer notre argent qui est
chez le mandarin On caï bô ; 2° faire marquer cet argent ; 3° me faire payer des marchandises qui sont
dans le palais avec la note et la factures des dittes marchandises.
Le vent a soufflé avec violence tout le jour et cette nuit il y a eu un ouragan qui a renversé
quelques maisons et fait périr des bateaux.
Le 23. — L'ouragan de la nuit dernière a tellement fait remonter les eaux de la rivière que
toute la ville est comme submergée. La plaine où est bâtie cette capitale est comme une vaste mer. Ces
inondations annuelles sont une occasion de divertissement pour les Cochinchinois qui aiment l'eau, et
qui se promènent en pirogues dans toutes les rues et entrent de maison en maison pour se divertir.
Le 24. —Les eaux commencent à s'écouler. Je n'ai cependant pu sortir que dans le voisinage
pour aller voir travailler des menuisiers qu'on dit estre habiles. En effet, j'ai trouvé chez eux des ou-
vrages parfaitement bien travaillés ; ce que j'ai d'autant plus admiré que je n'ai vu chez eux qu'un très
petit nombre d'outils avec lesquels ils font des ouvrages finis. Ils réussissent surtout à réunir si parfai-
tement des pièces de bois que l'œil le plus attentif n'en sauroit distinguer la jonction ; cependant il faut
avouer qu'ils pêchent du côté du goût, qu'ils sont fort lents dans leur travail, et que la beauté des bois
qu'ils emploient contribue bien à relever leurs ouvrages.
Le 25. — Je suis allé chez le mandarin On caï bô qui après beaucoup de difficultés est enfin
convenu de me laisser emporter notre argent mais sans vouloir le compter chez lui. Il a voulu que son
fils vint le compter avec moi afin de pouvoir en donner au Roy une note sûre.
Le Roy est parti aujourd'hui pour la chasse des éléphants. Ainsi voilà nos affaires différées
pour trois ou quatre jours au moins.
J'ai pris le parti de renvoyer à Touranne sept ou huit hommes que j'avois amenés ici pour ser-
vir avec leurs habits de soldats aux visites de cérémonies, mais désormais il ne reste plus rien à faire,
et sans parler de la dépense inutile que m'occasionne leur séjour ici, je commençais à craindre qu'ils ne
se dérangeassent et ne me missent en quelques embarras avec les gens du pays. Je les ai donc renvoyés
sous la conduite de l'écrivain du vaisseau.
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J'ay fait venir chez moi un peintre qui m'a apporté divers ouvrages absolument semblables à
ceux qu'on voit en Chine. Les peintres de ce pays ci ne manquent pas le dessin ; ils ne sauroient attra-
per la figure et ne réussissent qu'à prendre les oiseaux, les animaux, les fleurs et quelques païsages.
Le 26. —Je suis allé rendre visite aux Jésuites missionnaires qui ont ici à la cour trois églises.
Deux de ces pères sont au service du Roy ; l'un en qualité de mathématicien, l'autre de médecin. Le
premier est portugais de nation et n'a aucun crédit à la cour ; le second est allemand et passe pour être
estimé du Roy.
Il faut convenir que tous en général, je veux dire les PP. de la Société, mènent ici une vie bien
différente de celle que leur règle leur prescrit et qu'ils observent, avec tant de régularité en Europe.
Leurs ennemis auroient forte prise sur eux s'ils étoient instruits de ce qui se passe ici. Le médecin sur-
tout joue en Cochinchine un rôle si extravagant que j'ai été obligé de le voir pour le croire. Je suis allé
aujourd'hui dîner chez ce bon Père. Il m'a reçu en habit rouge, la tête couverte d'un bonnet carré, revê-
tu de tous côtés de lames d'argent incrustées de diverses pierreries. Il étoit environné de trente ou qua-
rante jeunes domestiques des deux sexes. Il m'a conduit dans tous les appartements meublés comme la
toilette d'une femme, et m'a fait servir un repas d'un goût fort délicat, mais sa bonne chère m'a bien
moins plu que la noble frugalité de celui que nous donna ces jours passés le bon évêque françois.
Dans toute la conversation que j'eus avec le père médecin, je reconnus que c'étoit un homme
qui avoit entièrement secoué le joug et qui ne mérite rien moins que le titre de missionnaire. Il seroit
bien à souhaiter qu'on put éloigner de ce royaume où le christianisme est encore an berceau un homme
si capable de le détruire. Car je pense que les scandales d'un missionnaire sont bien capables d'ébranler
la foi chancelante des pauvre Cochinchinois.
Le 27. — J'ai fait connaissance avec un mandarin de la province de Donaï qui est chrétien : ce
bon homme dont la probité est connue dans le pays m'a proposé plusieurs marchés pour l’année pro-
chaine. Il s'offre de m'envoyer à la troisième lune c'est-à-dire au mois d'avril ou au plus tard au mois
de mai des bateaux chargés de coris, du bois de sapan pour les teintures, des bûches de bois de rose
pour des meubles, des bordages de ce beau bois de thec nommé dans le pays chao-chayne. Il me les a
offerts de telle longueur, largeur et épaisseur que j'eusse souhaité. Mais mon embarras étoit qu'il ne
vouloit pas faire de prix, me proposant de faire lui-même les avances et de m'envoyer avec les mar-
chandises, la note de ce qu'elles m'auroient coûté. Il m'a encore offert de m'envoyer de la soye écrue et
de la cire en telle quantité que je souhaiterois, déterminant le prix de cette dernière marchandise à rai-
son de vingt-huit quans le pic de cent vingt-trois livres.
J'ay demandé à ce mandarin un peu de temps pour réfléchir sur ses propositions. Je lui ai fait
ensuite plusieurs questions touchant la province de Donaï, la plus fameuse de toutes celles de Cochin-
chine, et voici ce que j'en ai appris.
Il y a douze ou quinze ans que la province de Donaï appartenoit au royaume de Camboge dont
elle faisoit la meilleure partie. Les Cochinchinois voleurs cherchèrent quelques mauvaises querelles
aux Cambodgiens et s'emparèrent de leur pays puis par accommodement ils s'attribuèrent le Donaï et
rendirent le reste au pauvre roi Cambodgien qui resta tributaire et à qui on donna un mandarin cochin-
chinois pour l'aider dans le gouvernement de son royaume.
Aujourd'hui le Donaï est le grenier de la Cochinchine qui en retire une grande quantité de riz
de façon que quoique la Cochinchine se soit passé de cette province pendant plusieurs années, elle ne
scauroit aujourd'hui comment faire si cette même province venoit à lui manquer. Apparemment est-ce
que le peuple s'est beaucoup multiplié en Cochinchine depuis quelque tems et que les anciennes pro-
vinces où les plaines sont rares n'ont plus assez de terres labourables pour fournir à la multitude d'un
peuple qui multiplie considérablement.
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Le Donaï est un pays plat couvert de toutes sortes de beaux arbres surtout de bois de thec, de
sapan, de rose, et d'amboine. La province a plus de vingt lieues de longueur sur dix ou douze de lar-
geur. Il y en a plus de la moitié qui est encore en friche, et l'autre moitié fournit comme je l'ai déjà dit à
la nourriture de toute la Cochinchine.
La province fournit de plus beaucoup de soye, presque toute la cire qui se consomme en Co-
chinchine vient de là. Elle fournit de l'ivoire, du coton, du bois d'aigle, de la canelle et différents aro-
mates très estimés dans le pays. On en tire beaucoup d'aréque et on y élève beaucoup de bestiaux. Les
chinois y vont faire commerce de Coris qui se pèchent dans les isles voisines de la côte et en tirent des
nids d'oiseaux, certains insectes de mer et du poisson salé qu'il portent en Chine ou à Siam..
On compte dans toute la province sept ou huit ports qu'on dit estre fort beaux. Tous les ans il
part plus d'un millier de bateaux de toutes les provinces de la Cochinchine qui vont dans ce pays-là
faire commerce. Les Cochinchinois regardent ces voyages comme nous regardons ceux du Pérou. Le
commerce par terre n'est pas praticable à cause des mauvais chemins et de la hauteur des montagnes
qui bornent cette province et rendent les transports impossibles.
Quoique cette province soit fort éloignée de la cour et qu'en cas de révolte il ne soit pas aisé
d'y transporter des forces, le Roy n'a aucune fortification parce que ce n'est pas l'usage du pays. Il
prend beaucoup de précautions dans le choix des gouverneurs qu'il y envoie et les rappelle tous les ans
afin qu'ils n'aient pas le temps de former des intrigues contraires à ses intérests. De quelque façon que
ces gouverneurs s'y prennent, ils sont toujours accusés à leur retour et punis au moins de la confisca-
tion de leurs biens. Je ne comprends pas comment il peut trouver des sujets pour y envoyer. Cette pro-
vince est l'asile de toutes les pauvres familles de Cochinchine. Tous ceux que la tyrannie des manda-
rins opprime, ceux qui n'ont pas de quoi payer leur tribut, ou ceux qui ont fait quelque mauvais coup et
sont impliqués dans quelque mauvaise affaire se retirent dans ce pays-là où ils ne sont pas connus. Ils
trouvent du terrain à défricher tant qu'ils veulent et y vivent à très bon marché.
Tous les ans il y a entre les Cochinchinois de cette province et les Cambodgiens quelque que-
relle toujours suscitée par les friponneries des premiers qui donnent à ces disputes de particuliers le
nom de guerre et de révolte pour intéresser le roy à soutenir leurs injustices. L'année dernière quelques
Cochinchinois enlevèrent les buffles d'un Cambodgien qui pour défendre son bien appela ses parents
et ses amis et reprit son bien. Aussitôt toute la province fui en rumeur. On expédia des courriers au
Roy lui donner avis que le Cambodge étoit révolté. Après deux ou trois mois de délai le Roy envoya
un grand mandarin avec trois quatre mille hommes qui entrèrent dans le Cambodge où on ne s'atten-
dait à rien, tuèrent deux ou trois hommes et enlevèrent le gendre du roi de Cambodge que le général
cochinchinois fît mettre dans une cage et transporter à Hué pour servir de preuve de sa victoire. Le
pauvre Cambodgien fut obligé de faire venir de l'or pour se racheter et on le renvoya.
Le royaume de Cambodge qui avoit autrefois plusieurs ports n'a plus aujourd'hui sur les bords
de la mer que le port de Pontiamas situé dans le golfe de Siam ; les Cochinchinois ont tellement op-
primé ce pays-là qu'un simple marchand mestisse chinois, et né en Cochinchine vient de s'emparer de
la rivière d'Athiene qui restoit encore au Cambodge et où les Portugais faisoient autrefois un grand
commerce. Ce mestisse s'est établi là une petite souveraineté en payant tribut au Roy de Cochinchine
qui l'a mis sous sa protection et lui a donné une centaine de soldats pour sa garde, et en payant égale-
ment un moindre tribut au Roy de Cambodge qui est obligé de le souffrir.
Le nouveau souverain n'oublie rien pour s'affermir. Il traite ses sujets avec douceur et reçoit
les étrangers avec politesse. L'évêque françois qui est ici m'a dit avoir passé chez lui en venant de
Siam à la Cochinchine. Il se loue beaucoup des politesses qu'il en reçut, et convient que c'est un
homme d'esprit, capable de se rendre un jour respectable au Roy même de la Cochinchine qui le pro-VOYAGE
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tège. Déjà son port est fréquenté par quelques bateaux cochinchinois qui vont y acheter du riz, de la
cire, de l'ivoire et diverses autres marchandises.
L'interprète que j'avois envoyé au palais pour obtenir le paiement de ce qui nous est dû et pres-
ser la publication de l'édit que le Roy m'a promis pour nos piastres, est venu me dire que le prix des
piastres neuves etoit fixé à un quan trois masses, et les mexicaines ou autres à un quan deux masses.
Je ne scais d'où peut venir une taxe si disproportionnée et si peu conforme à la promesse du Roy.
Quant au payement de nos marchandises l'interprète m'a dit que le Roy était absent, et qu'il fallait at-
tendre trois ou quatre jours pour terminer quelque chose là-dessus.
Le 28. — Le fils du mandarin On caï bô est venu à la maison pour faire l'ouverture de nos
caisses d'argent et en compter les piastres. A mesure qu'on refaisoit les caisses ce petit mandarin y
apposoit un scellé et sa chappe. Comme j'étois scandalisé de le voir ainsi sceller une chose qui devoit
estre à ma disposition, je l'ai prié le plus poliment qu'il m'a été possible de s'épargner cette peine, et
comme il faisoit instance très sérieusement je m'y suis absolument opposé. Il s'est beaucoup fâché en
disant que c'étoit l'ordre de son père, et que si le Roy venait à demander ces piastres il seroit respon-
sable de ce qui manqueroit au compte, tant ces gens-ci sont accoutumés à croire que tout ce qui est
dans leur pays appartient au Roy, préjugé peu favorable pour le commerce des étrangers. Les piastres
étant comptées j'en ai porté deux caisses chez le ministre On tha qui est chargé [de] la part du Roy de
les chapper pour les rendre monnoye. Je n'ai pu rencontrer ce mandarin qu'on m'a dit être absent pour
quatre jours à la suite du Roy ; ainsi nos affaires ne font que traîner en longueur et je ne sais comment
les expédier.
De retour à la maison j'ai reçu une visite de cérémonie de On vach, grand mandarin, et chré-
tien, ci-devant général d'armée, aujourd'hui intendant des finances. Il m'est venu voir avec ses deux fils
dont il voudroit bien en faire voyager un en Europe. Je l'ai régalé avec toute sa suite.
Le 29. — Le ministre On tha m'a envoyé son secrétaire m'inviter à passer chez lui après dîner.
A l'heure de midi j'ay reçu un envoyé du Roy lequel étant informé d'une petite incommodité
qui m'est survenue aux oreilles a envoyé un capitaine de ses gardes me visiter et m'apporter de sa part
un morceau de bois de calembere pour en faire un remède en le brûlant et en recevant la fumée par les
oreilles. Celte marque du souvenir du Roy me fait bien espérer pour nos affaires.
Après dîner je me suis rendu-chez le ministre On tha ngoaï auquel j'ai offert un petit présent
de diverses curiosités d'Europe.
Ce mandarin m'a répété mille assurances de bonne volonté. Je lui ai porté sept mille piastres
pour les faire chapper. Il n'a pu en faire compter que mille parce que la nuit est survenue, et il n'a pas
osé se charger des six mille autres que j'ai été obligé de reporter à la maison.
Ce mandarin m'ayant assuré que le Roy lui avoit ordonné de me favoriser en tout ce qui dé-
pendrait de lui, j'ai profité de l'occasion pour lui représenter qu’il n'étoit pas juste de mettre une si
grande disproportion entre le prix des différentes piastres ; que le Roy m'avoit promis d'en fixer le prix
à raison de deux quans le taël d'argent, que les piastres rondes mises à un quan trois masses n'étoient
pas estimées à leur valeur vu qu'il faut un peu moins de quinze piastres pour faire dix taëls d'argent
réduites à la tocq courante du pays qui est de cent.
Le mandarin m'a répondu qu'il sentoit bien que c'étoit une injustice qu'on vouloit nous faire,
qu'avant de fixer aucun prix à notre argent il avoit fait assembler tous les orfèvres du Roy qui d'un
commun accord après avoir examiné les piastres que j'avois données pour monstre, avoient estimé
qu'il falloit seize piastres pour faire les dix taëls d'argent. Le mandarin ajouta qu'il sçavoit bien que ces
orfèvres étoient des coquins qui n'abaissoient ainsi notre argent que pour gagner dessus. Il m'apprit
ensuite que ces gens-là à notre occasion avoient fait un sacrifice et un festin qui s'est terminé par un
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serment que tous les orfèvres de la cour firent ensemble de ne fondre les piastres des français pour les
réduire en pains qu'en prenant seize piastres pour rendre dix taëls. Je n'oubliai rien pour faire connaître
à On tha l'injustice du procédé des orfèvres. Je lui fis voir combien cela étoit contraire aux intentions
du Roy. Tout ce que je pus obtenir fut que les piastres quarrées ou mexiquaines seraient fixées à un
quan deux masses quarante-huit caches et les piastres neuves restèrent déterminées à un quan trois
masses.
Le 30. — J'ay renvoyé chez On tha les six mille piastres que je rapportai hier.
J'ay reçu une lettre des chrétiens de Tourane qui me prient de les soutenir à la cour contre les
payens de leur village qui leur font mille tracasseries et leur intentent procès parce qu'ils nous ont
permis d'établir notre hôpital dans leur église et qu'ils ont donné à nos gens la permission d'enterrer
leurs morts dans leurs jardins. Les idolâtres craignent, dit la lettre, que ces morts étrangers et la façon
peu décente dont on les enterre ne cause quelque malheur au village. La lettre ajoute que dernièrement
on avoit enterré un de nos matelots avec si peu de précaution et de décence que deux ou trois jours
après une inondation étant survenue on trouva le cadavre nu sur le sable, ce qui est une chose horrible
à une nation habituée à respecter les morts, On a pris aujourd'hui un fort bel éléphant. La chasse à cet
animal monstrueux est assez curieuse pour mériter d'être rapportée. Lorsque le Roy veut prendre un
éléphant il donne ordre de conduire dans les forêts quelques femelles apprivoisées. Ces bêtes accou-
tumées au manège courent dans les bois, appellent les mâles sauvages et se rendent à l'appel de leur
conducteur qui se tient éloigné mais cependant à portée de voir ce qui se passe. Dès que le mâle sau-
vage paroit attaché à poursuivre la femelle qui ne se laisse point approcher, le conducteur profite de
l'obscurité de la nuit, monte sur un éléphant qu'il a toujours prêt et s'achemine par des chemins détour-
nés du côté d'une presqu'île, située vis à vis le palais, au milieu de la rivière. Cette presqu'isle ne tient à
la terre que par un chemin étroit qu'on a soin de border dans l'occasion des plans de bananiers dont
l'éléphant est friand. La femelle conduit ainsi le mâle jusque dans cette presqu'île, où dès qu'il est arri-
vé, de gros éléphants mâles et apprivoisés l'environnent de toute part et le tiennent en respect avec
leurs défenses.
Aussitost le Roy se rend à la presqu'isle avec toutes les galères. On fait avancer sur des élé-
phants des hommes qui jettent sur l'animal indompté plusieurs cordages que les femelles elles-mêmes
passent autour des jambes. Peu à peu on réussit à contenir le nouvel éléphant qu'on fait entrer dans une
espèce de travail où on le lie avec force de tous côtés ; puis on le laisse s'affaiblir par défaut de nourri-
ture au point de ne pouvoir remuer. Lorsqu'il est dans cet état on lui donne peu à peu à manger ; on le
conduit à la rivière entre quatre gros éléphants et de cette façon il s'apprivoise insensiblement.
Le 31. — J'ai envoyé au palais l'interprète Miguel pour obtenir du roy une chappe qui tranquil-
lise les chrétiens de Touranne et les mette à l'abri des poursuites des payens du même village. Il doit
encore parler pour notre paiement et pour l'édit de nos piastres. J'ai été occupé toute la journée avec
plusieurs marchands qui me proposent divers marchés. Les uns m'offrent du poivre noir à quatorze
quans le pic de cent vingt trois livres. Cette marchandise ne vaut, année commune, que dix quans le
pic. D'autres marchands me demandent diverses étoffes d'Europe, mais ils ne veulent que certaines
couleurs, sçavoir du rouge, du gros bleu, du violet et du noir, et il leur faut des étoffes légères, telles
que nos camelots les plus communs, des étamines et quelques draps des plus légers.
Ils ne trouvent pas chers les camelots les plus communs à deux quans l'aune ; ils demandent
aussi de la grosse mousseline teinte en rouge dont ils font des mouchoirs.
Le 1er
novembre. — J'ay reçu la visite du généralissime des troupes d'eau. C'est un vieillard de
bonne mine. Il étoit accompagné de trois capitaines et d'un grand nombre de soldats. Après avoir exa-
miné pendant cinq ou six heures tout ce qu'il y avoit dans le magasin, il a acheté quelques bagatelles.
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Le même jour le général des troupes de terre m'a envoyé un de ses capitaines avec un présent
de divers oiseaux curieux.
Le soir j'ai reçu la chappe que le Roy m'a accordée par laquelle il ordonne aux habitans de
Touranne de nous laisser enterrer nos morts sans contradiction et leur défend, sous les peines les plus
grièves, de molester en rien des étrangers qui sont sous sa protection Royalle et d'inquiéter les chré-
tiens qui nous favorisent.
Le 2. — J'ay reçu une lettre de M. Laurens qui a emprunté à Faïfo cinq cent quans d'un petit
mandarin chargé de porter à la cour les deniers de son district. J'ay aussitôt fait honneur à la lettre de
change, au grand étonnement du porteur qui n'avoit prêté ses deniers qu'en tremblant et pour s'éparg-
ner les frais de transport.
L'interprète est revenu avec un capitaine des gardes qui m'a apporté l'estimation des marchan-
dises faite par les trésoriers du roy. Le prix étoit taxé si bas qu'à peine y trouvais-je la moitié du coû-
tant en France. J'ai prié ce capitaine de faire mes excuses auprès du Roy de ce que je n'acquiesçais pas
à une estimation si peu juste. Je lui ai fait sentir que les estimateurs n'étoient pas compétens pour faire
un prix à des marchandises qu'ils n'avoient jamais vues, ny connues. Enfin je suis convenu avec lui de
me contenter du prix courant que je trouve dans le pays des marchandises que le Prince m'a fait rendre,
quoiqu'elles soient d'une qualité inférieure à celles qu'il s'est réservé. Les draps londrins d'une couleur
convenable pour le pays valent couramment trois quans la cobe ou la demi-aune et les trésoriers
royaux n'estiment qu'un quan et quelques masses la même mesure d'un drap supérieur.
Le 3. — J'ay été trompé dans le premier marché que j'ai fait ici. Je croyais avoir trouvé le seul
honnête homme de toute la Cochinchine, et je lui avois donné en quelque façon ma confiance sur la
caution de notre interprète. Je l’avois chargé de me procurer quelques milliers de poivre noir. Il
m'avoit promis de m'en trouver cinquante ou soixante milliers à treize quans le pic, mais il m'avoit de
son côté fait promettre que je garderois le silence sur le dessein où j'étais d'acheter une marchandise,
crainte qu'elle ne vint à augmenter de prix. J'ai donné dans le panneau et lui ai avancé quelques cen-
taines de quans. Le commissionnaire s'est hâté d'acheter avec les avances environ vingt pics de mar-
chandises qu'il m'a apportées disant que le pic lui coutoit seize quans six masses et que les avances
étoient consommées. Notez que tous les jours on venait m'offrir la même qualité de marchandises à
quatorze quans le pic, et le fripon me soutenait qu'il lui en coûtait seize et demi sur les lieux c'est-à-
dire dans les provinces du nord, demandant que j'eusse encore à lui payer ses peines, les frais de ses
voyages et du transport. J'ay envoyé chez On tha sept caisses de piastres pour les faire chapper.
Le 4. — Je n'ai rien aujourd'huy de particulier à écrire sinon, qu'il pleut beaucoup, que le pays
est tout inondé et que l'on m'a volé, je pourrois en dire autant tous les jours.
Les pluies et les inondations continuelles m'empêchent de rien faire. Il n'y a pas moyen d'aller
nulle part ; les marchands se tiennent chez eux et l'on ne peut transporter aucune marchandise ni par
mer ni par terre : Il est malheureux pour moi et pour la Compagnie de n'avoir pu arriver dans ce pays
avant la mauvaise saison pendant laquelle il n'y a pas moyen de rien faire. Je profite tant que je peux
des petits intervalles de beau tems, mais on a bien de la peine à tirer quelque chose des marchands.
Ceux-ci sont très lents à se déterminer et ne finissent rien. D'ailleurs soixante et quatorze sommes chi-
noises avec un vaisseau portugais ont dégarni le pays de marchandise. Le peu qui en reste est fort cher,
de mauvaise qualité, et difficile à transporter. Je prévois que je ne pourrai envoyer cette année-ci à la
Compagnie que des connaissances encore imparfaites du commerce du pays, et une montre de chaque
espèce de marchandises.
Nous avons tout contre nous : défaut de marchandises, mauvaise saison, pluies, maladies, dé-
fiances de la nation, jalousie des étrangers, défaut de connaissance suffisante du pays, murmures et
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mauvaise humeur de la part de nos gens, avidité des marchands à nous tromper, et de tous à nous voler
; mais la patience vient à bout de tout.
Le 5. — Grand déluge, notre maison est remplie d'eau et nous sommes obligés de monter au
grenier. J'ai envoyé l'interprète avec l'écrivain Gravier compter notre argent chez On tha et retirer celui
qui est chappé. Le mandarin s'est trouvé occupé à recevoir le Roy qui venoit se divertir dans sa maison
laquelle étoit tout inondée. Ainsi voilà mes affaires encore retardées, nouvelle matière à patience.
Le 6. — Aujourd'hui j'ai renvoyé chez On tha pour compter les caisses d'argent qui y sont de-
puis trois jours. Ce mandarin s'est fait attendre quatre à cinq heures puis a fait compter les piastres
dont le nombre s'est trouvé juste, mais il n'a point encore rendu celles qui sont chappées ; il faut pour
cela que les orfèvres les lui remettent, et ces orfèvres s'excusent d'aller chez lui à cause de l'inondation,
laquelle ne nous empêche cependant pas d'y aller quoique je demeure fort loin de la maison du manda-
rin. On tha m'a encore promis que dès que l'inondation seroit passée, il envoyeroit l'édit touchant notre
argent par tout le royaume pour le faire publier.
Aujourd'hui peu de pluie, les eaux s'écoulent aussi promptement qu'elles étoient venues.
Le 7. — J'ay été obligé de conclure avec le marchand de poivre qui m'a trompé, et il m'a fallu
en passer par où il a voulu parce que je vois que je ne peux plus en trouver ailleurs. Les marchands qui
m'en avoient offert à quatorze quans le pic ne veulent plus en fournir à ce prix parce que le fripon à qui
je m'étois confié est allé les prévenir et leur a fait entendre que je le paierais même dix-huit quans s'ils
vouloient tenir bon. C'est de ces marchands même que j'ay appris ce nouveau tour de mon commis-
sionnaire. Plutost que de perdre l'argent que j'avais avancé, j'ai pris la marchandise afin de pouvoir
envoyer cette année-cy à la Compagnie une montre de cette production du pays, dont le prix, année
commune est de dix à douze quans ; on peut en trouver tous les ans une bonne cargaison.
Le 8. — J'ay reçu la visite d'un oncle du Roy qui m'a fait beaucoup d'amitiés et a acheté
quelques marchandises à crédit. Ces gens-ci n'achètent guère comptant et c'est une misère pour retirer
son argent. Tous les jours il me vient des marchands de bois d'aigle qui m'apportent un peu de vrai
bois et beaucoup de celui qui est faux et contrefait. C'est une marchandise sur laquelle il est difficile de
n'être pas trompé, parce que le Cochinchinois, rusé, voleur, contrefait parfaitement le bois d'aigle ou
calembac. Les Chinois eux-mêmes y sont trompés tous les jours.
Le Roy m'a envoyé son capitaine des gardes avec une pièce de nos draps londrins couleur
jaune dont il m'a demandé de lui séparer dix cobes à raison de trois quans chaque. Ce marché conclu
j'ai fait un présent à ce capitaine, qui a été l'un des trois examinateurs de notre vaisseau, et lui ai donné
diverses curiosités de France. On n'avance dans ce pays-ci qu'à force de présens. Les Cochinchinois
sont pauvres et ceux qui approchent de la cour ont l'âme très intéressée. C'est le vice du Roy que tous
les mandarins n'imitent que trop. Ce capitaine des gardes nommé On caï ton, me traverse depuis
quelques jours dans toutes mes demandes, en se plaignant que je ne lui donne rien ; il empêche ceux à
qui j'ai donné de m'aider, lorsque je vais au Palais ou que j'y envoye l'interprète, comme c'est lui qui
garde la porte il a toujours quelque raison pour m'empêcher d'avoir audience. Enfin je le trouvais tou-
jours dans mon chemin, mais j'espère qu'à présent il sera pour moi, du moins il me l'a promis.
Le 9. — Nous avons quelquefois de petits intervalles de beau tems. Je remarque que les se-
conds quartiers de la lune sont moins pluvieux. J'ai envoyé chez le mandarin On tha pour le presser de
faire chapper nos piastres et de faire publier l'édit qui doit les rendre monnoye.
Ce mandarin était occupé à célébrer le mariage de son fils avec une fille du Roy, et il m'a fait
dire qu'il y avoit déjà sept mille piastres chappés et que je pouvois les envoyer prendre demain ; que
l'édit était entre les mains du Roy pour le signer et y apposer le grand sceau.
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Je viens de recevoir une lettre de Faïfo et plusieurs autres du vaisseau, par lesquelles j'ap-
prends que la maladie continue parmi votre équipage, et qu'il y en a déjà dix-huit de morts. On attribue
ces maladies à l'intempérance des matelots qui boivent malgré nos précautions du vin du pays et man-
gent toutes sortes de fruits. D'ailleurs je crois que ces maladies sont mal traitées par des saignées réité-
rées. Les gens du pays et ceux qui ont quelque expérience prétendent que dès que la maladie se déclare
suivant la coutume par une fièvre tierce qui devient ensuite continue, il conviendrait d'user de vomitifs
et décharger l'estomac des matières fiévreuses que la saignée ne saurait emporter et qui, étant ména-
gées forment un levain qui donnent la mort sans remède.
Ce sont là de nouveaux malheurs qui sont une suite de la mauvaise saison, car il est certain que
dans ce temps de pluie, l'air n'est pas sain.
Le 10. — J'ay été rendre visite au ministre on hieou tlaon. Ce mandarin étoit occupé à l'exer-
cice du canon ; il m'a envoyé faire ses excuses sur ce qu'il n'étoit pas en état de me recevoir et m'a fait
prier de repasser chez lui le trois ou le quatre de cette lune.
J'ai vu chez ce mandarin diverses pièces de fonte bien exécutées, surtout de petits pierriers
dont l'ouvrage est fini, et qui sont montés sur des affûts parfaitement travaillés.
Ce mandarin m'a donné un fort bon repas où il avait invité les missionnaires français, le jésuite
médecin du Roy dont j'ai parlé et plusieurs mandarins ses amis. Ces repas consistent dans une grande
profusion de toutes sortes de viandes bouillies et rôties, et de divers ragoûts, de légumes et de pois-
sons, le tout sans cérémonie et sans ordre.
Ce mandarin m'a appris que le Roy était un peu indisposé contre moi parce que je ne voulois
rien rabattre du prix que j'avais fixé à nos marchandises ou plutost parce que je ne voulois pas conve-
nir de celui que le prince me faisoit offrir, lequel n'étoit pas celui de l'achat des dites marchandises en
France.
Il ne faut pas regarder de si près, m'a-t-il dit, avec le Roy. Il vous a fait l'honneur de vous faire
manger deux fois dans son palais, c'est une faveur qui vaut des millions, que plusieurs voudraient bien
acheter à quelque prix que ce fût, mais qui ne se vend pas.
Je lui répondis que j'étais très reconnaissant des bontés du Roy, mais qu'il m'avait demandé les
marchandises du vaisseau pour les acheter et non pour que je lui en fisse présent, qu'au reste je n'étois
pas le maître de donner le bien des autres, que ceux à qui appartenoient ces marchandises seroient peu
contents que j'eusse achetté de leurs biens des faveurs qui me regardoient en particulier.
Le 12. — Je suis allé au palais, j'ai rencontré le Roy qui m'a demandé ce que je voulois. J'ai
répondu que je souhaitais le paiement des marchandises qui étoient dans le palais depuis plus de deux
mois, ou bien la restitution de celles qu'il ne voudroit pas acheter. Le prince m'a dit à cela qu'il n'ache-
teroit rien et que les marchandises étoient entre les mains de On caï bô. Nota que j'ai dîné hier chez ce
mandarin qui ne m'en a pas dit le mot et qui sûrement n'en a aucune connaissance. Ainsi voilà deux
mois et demi que je crois les marchandises vendues au Roy, et point du tout. Tous les mandarins du
Palais s'accordaient à me tromper. Ces fripons là ont pris les marchandises sous le nom du Roy et ont
depuis deux mois taché de les vendre, pour y gagner quelque chose. Le Roy leur a ordonné en ma pré-
sence de me rendre tout, excepté le soufre, le salpêtre, la poudre à canon qu'il se réserve et qu'on n'a
pas encore pu transporter de Touranne à Hué, à cause des pluies et des mauvais temps. L'on m'a pré-
venu qu'il falloit à l’occasion de ces marchandises préparer un présent pour le garde magazin qui est
chargé de peser et de fixer le prix aux marchandises parce que si j'oubliais de lui faire ce présent il se
servira pour peser de la grande balance qui donne neuf catis par pic [de] moins que la véritable, et
outre cela il mettra au moins deux livres par pic pour le bon poids ; de plus sans un présent cet honnête
homme dira au Roy que nos marchandises sont de la dernière qualité, on abaissera le prix et nous vole-
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ra de mille manières, sans parler du retardement et autre difficulté qu'il nous fera. Je serai obligé de le
payer d'avance pour qu'il ne nous fasse pas de tort et qu'il ait de la conscience.
La pluie est continuelle, grand vent de nord et de nord-est.
Le 13. — Tout le monde dit qu'on n'a jamais vu une année si pluvieuse.
J'ai envoyé la dernière caisse d'argent chez On tha. Ce mandarin quoique lent est encore plus
expéditif que les autres. Le Roy l'aime à cause de cette bonne qualité.
Le 14. — Pluie continuelle, grande inondation. Les eaux qui se précipitent des montagnes dans
la rivière ont inondé tout le plat pays et ont coulé avec tant de rapidité que leur courant a entraîné un
banc de sable qui fermait l'embouchure de la rivière et interdisait aux bateaux l'entrée de ce port qui est
le plus près de la cour et le plus commode pour la sortie et l'entrée d'une infinité de barques qui portent
tous les ans à Hué les tributs de toutes les provinces du Royaume. Ceci est une grande nouvelle pour le
Roy et pour toute la Cochinchine parce que ce port abrège infiniment le chemin des bateaux. Aupara-
vant ils étoient obligés de remonter cinq ou six lieues plus haut et avec beaucoup de danger.
De là, j'ai été chez le ministre On thâ tlaon. Ce mandarin, suivant l'usage de tous ceux de sa
qualité s'est fait attendre près d'une demi-heure sous le prétexte de s'habiller décemment pour me rece-
voir, ensuite l'on m'a introduit. La première question après m'avoir bien examiné a été sur mon âge,
puis sur ma commission, enfin suivant la coutume de tous les mandarins que j'ai vus jusqu'à présent, il
m'a demandé combien j’avois de femmes en Europe et puis combien j'en avois en Cochinchine. Ces
gens-cy ne comprennent pas qu'on puisse vivre sans une femme, et quand on leur dit que nous sçavons
nous en passer, ils nous font l'honneur de ne pas nous croire. Le mandarin m'a fait quelques autres
questions, très peu intéressantes, après quoi, je l'ai prié de vouloir bien m'aider en ce qui dépendrait de
lui. Il me la promis et je suis sorti pour aller chez On thâ ngoai.
Ce mandarin m'a reçu avec son affabilité ordinaire. Il m'a fait mille caresses et m'a fait servir
un fort bon repas. J'ai passé la moitié de la journée chez lui. Il est plein de bonne volonté et j'espère
beaucoup de lui parce qu'il paroît honnête homme, et qu'il est très puissant. Il est un des oncles mater-
nels du Roy. Il m'a prié de lui dire naïvement tout ce dont je pouvais être curieux, me promettant de
me le faire trouver. C'est lui qui est chargé comme j'ai dit ci-dessus de faire chapper notre argent. Il y
en a déjà vingt mille marquées. Hier les orfèvres en volèrent deux.
Dès qu'il le sçut il fit fermer sa porte, et les menaça tous de les faire mettre à la cangue. Les
deux piastres se retrouvèrent aussitost. Il m'a fait lecture de l'édit du Roy qui va faire courir nos
piastres. Il est tel à peu près que je l'avois demandé. J'en inscrirai ci-après la traduction littérale.
Le 11. — J'ay été rendre visite à On cai bô, le mandarin principal chargé des affaires de notre
vaisseau. J'ai porté chez lui trois présens, l'un pour le mandarin, l'autre pour la première concubine du
Roy, le troisième pour le jeune prince, fils de cette concubine. Mes présens ont été reçus avec assez
d'indifférence et comme une chose due Cependant les présens étoient assez considérables et composés
de choses curieuses pour ces gens-cy.
Le 15. — La pluie est continuelle et l'inondation si grande, qu'il n'y a point eu de marché et par
conséquent rien à manger. Le thermomètre est descendu à 11 degrés.
Le 16. — Quoique la pluye continue, cependant les eaux sont un peu écoulées. Le Roy ac-
compagné de cent galères s'est transporté à l’embouchure de la rivière pour examiner s'il étoit vrai que
l'inondation passée eut rouvert le port situé à l'embouchure de la rivière. Il s'est trouvé dix pieds d'eau
dans l'endroit où étoit le banc, lequel paraissait auparavant quelquefois à sec. Cet événement a été une
occasion de festes et de sacrifices. J'ay envoyé chercher divers ouvriers qui m'ont promis de travailler
pour moi, un orfèvre, un charpentier, un vernisseur, un ouvrier en bambou. L'un a répondu qu'il avoit
consulté le sorcier, qui l'avoit menacé de toutes sortes de malheurs s'il travailloit pour moi ; l'autre a
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répondu qu'il ne pouvoit venir, parce que c'est aujourd'hui un jour malheureux. Un troisième a promis
devenir lorsqu'il auroit consulté le sorcier. Enfin personne n'est venu. C'est une misère pour avoir ici
quelques ouvriers. Ces prétendus sorciers que les Cochinchinois consultent sont des pauvres aveugles
qui ne sachant comment gagner leur vie se disent devin, achettent un petit coffre magique d'une forme
bizarre dans lequel ils gardent trois deniers. Ces trois deniers jetés d'un air mystérieux annoncent au
consultant ce qu'il doit craindre ou espérer pour l'avenir. Il en coûte huit ou dix caches pour chaque
consultation, et les Cochinchinois ne font aucune affaire de conséquence sans avoir auparavant consul-
té le sorcier.
Le 17. — Beau temps. Je suis allé chez On tha pour le presser de faire publier l'édit des
piastres. Cet édit est déjà signé du Roi. On en tire des copies pour distribuer aux mandarins de toutes
les provinces. On tha me promet de le faire incessamment publier. Ce mandarin pour donner à tout le
royaume l'exemple de l'usage des piastres me fournit trois mille quans en caches pour lesquels il veut
être payé en argent.
J'ay envoyé chez On caï bô lui demander un soldat pour conduire quelques caisses d'argent à
Faïfo. Il m'a fait de mauvaises difficultés ainsi que pour me prêter mille quans que je lui ai aussi fait
demander en attendant que nos piastres ayent cours. Ce mandarin paroissoit peu satisfait du présent
que je lui ai offert quoique assez considérable. Il est comme tous ceux de sa nation forte intéressé.
J'ay envoyé demander de l'argent à divers débiteurs, mais aucun n'a payé ; il est difficile de ti-
rer des caches de ces gens-ci.
Le 18. — J'ay envoyé chercher les quatre caisses d'argent qui restoient encore à chapper chez
On tha. Tout m'a été rendu fort fidèlement.
J'ay reçu la visite du médecin. Ce religieux m'est venu voir avec son habit et son équipage or-
dinaire de mandarin.
J'ai reçu ensuite celle du supérieur des Jésuites missionnaires de ce pays-ci. Il étoit dans un
équipage bien différent de celui de son confrère. Il m'a paru un homme d'esprit remplissant dignement
les devoirs de son état.
Le 19. — J'ay envoyé retirer nos marchandises. Le mandarin qui les a s'est absenté et a fait
dire que divers autres mandarins avoient pris nos marchandises de façon que l'interprète n'a pu rappor-
ter que quelques merceries. C'est une folie que d'apporter dans ce pays-ci aucune marchandise de
quelque valeur. Dès qu'on les débarque le mandarin examinateur du vaisseau s'en saisit pour les en-
voyer à la cour, les faire voir au Roy. Si les marchandises plaisent au Roy il les achète au prix que bon
lui semble, quelquefois à juste prix, quelquefois non. Si les marchandises ne sont pas de son goût,
après les avoir gardées deux ou trois mois on est bienheureux de les ravoir avariées, sans coffre, sans
emballage, etc., car ordinairement le garde-magasin les prend pour son compte ou pour celui de ses
confrères, et en donne le prix qu'il juge à propos en disant que le Roy les a achetées et n'en donne pas
davantage. De plus on a toutes les peines d'estre payé soit que le Roy achette ou bien les mandarins.
1° L'usage est que le Roy ne paye les marchandises de tous les vaisseaux qu'à la sixième lune et lors-
qu'il paye dans un autre temps, c'est une faveur qu'il faut acheter bien cher.
2° Si les mandarins achètent, ils ne se pressent point de payer, ils s'absentent, se font attendre, dispu-
tent pour le prix, font faire vingt voyages avant de payer, payent enfin quelquefois en mauvais deniers
qui restent à pure perte, et il faut encore des présens pour leurs écrivains et pour leurs domestiques !
Quelle misère ! Tout bien considéré il vaut encore mieux avoir affaire avec le Roy.
Le 30. — J'ay achetté quelques pics de cire jaune à trente-trois quans le pic. J'ai fait divers
autres marchés pour du bois de sapan à raison d'un quan le pic et quelques autres matières de teinture
dont le pays fournit abondamment.
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Je suis allé chez le ministre On tha qui a enfin expédié l'édit du Roy pour rendre nos piastres
monnoye. En voici la traduction littérale.
Édit du Roy de Cochinchine pour rendre la piastre monnoye
courante dans son royaume.
Nous ordonnons à tous les mandarins intérieurs et extérieurs et à tout le peuple de notre
royaume qu'ils sachent tous qu'il est dit (anciennement) qu'il ne convient pas de combler les ruisseaux
qui découlent des montagnes quand ils conduisent des richesses. Car depuis le règne des rois de Chine
ha et thieong jusqu'au règne des Rois Dang et Toû, les deniers, la soierie, l'argent et l'or ont toujours
eu cours également dans ce royaume. Présentement que les vaisseaux étrangers viennent pour faire
commerce, les françois ont apporté des piastres rondes et quarrées, solides et de durée. Dès lors nous
avons ordonné au chef des orfèvres, de mettre à tous les piastres ces deux mots thoû dû (qui signifie
avoir cours) avec les noms des orfèvres Xun, Tiêm et Thièm ; au défaut du nom de Xun celui de Tiêm
et au défaut de celui de Tiêm, celui de Thiém. De ces trois noms un seul suffira pour servir de marque.
Chaque piastre ronde, déduction faite de ce qu'elle doit diminuer (pour estre au denier 24) ne pèse que
six masses et cinq condorins, et elle est ainsi marquée, et le prix sera d'un quan et trois masses qui font
780 deniers. La piastre quarrée, déduction faite de ce qu'elle doit diminuer, pour estre au denier vingt-
quatre, ne pèse que six masses et quatre condorins, et elle est ainsi marquée, et le prix sera d'un quan
deux masses et quarante-huit deniers qui font en tout sept cent soixante-huit deniers. Les deniers et la
soyerie (c'étoit autrefois une monnoye) ont le même cours à présent. Dorénavant dans le commerce et
les affaires du royaume, soit pour les dettes, soit pour les suppliques, soit pour le tribut qu'on nous
payera, si on a des piastres rondes et quarrées mises en pain, chaque pain vaudra vingt quans, et cela
passera en coutume et personne ne pourra suivre sa fantaisie pour hausser ou abaisser le prix. Si quel-
qu'un ose enfreindre ces ordonnances et qu'on l'accuse, le chef des orfèvres, suivant les ordonnances
l'examinera et le punira. Que notre édit soit respecté et vénéré.
La deuxième année du règne de Kânh-hieng Roy du Tonquin, et le premier de la dixième
lune
1
.
*
On tha m'a promis d'expédier demain des courriers pour porter cet édit dans toutes les pro-
vinces.
Comme ce mandarin avant de me donner audience m'a fait attendre à son ordinaire trois ou quatre
heures dans mon bateau, pendant ce temps-là j'ai vu arriver chez lui une princesse, fille du Roy. Sa
suite étoit considérable. Elle étoit composée de vingt ou trente servantes habillées fort proprement, de
plusieurs soldats armés de sabres, et de quelques petits sauvages esclaves. Lorsqu'elle est sortie de sa
galère, elle n'a point paru en public. On lui a porté un filet dans son bateau, elle s'y est mise et l'on a
couvert la voiture d'un grand tapis de soye brodée, de façon qu'on ne pouvoit point la voir. Mais ce qui
m'a frappé, c'est que cette princesse qui affectoit tant de pudeur, suivant l'usage du pays étoit dans une
galère conduite par dix jeunes hommes bien faits et tout nuds, et a été portée dans son filet par deux
coulis également nuds. Ce qui m'a encore frappé, c'est que dans le bateau même de la princesse les
jeunes servantes assises à ses côtés appeloient effrontément des domestiques et leur faisoient des
signes très peu décents. Au reste tout cela est l'usage du pays.
1
Les actes publics se datent toujours ici de l'année du Roi du Tonquin, parce que la Cochinchine dépendait autrefois de ce royaume et conserve encore une espèce de soumission pour la cour du Tonquin.
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Le 21. — J'ay envoyé de nouveau chez le garde-magasin retirer nos marchandises. On m'a
rendu en tout deux champans et avec beaucoup de peine. Je commence à être accablé des gens qui
viennent me proposer des marchés : tous conviennent et aucun ne tient parole.
J'ay achetté deux ou trois barres d'or à deux cent vingt quans la barre du poids de dix taëls et
du titre de nonante cinq. Il y a deux ou trois ans que ce métal est ici monté à un prix exorbitant. Il ne
valoit cy devant que cent trente et dans les chères années cent cinquante quans. La cause de cette diffé-
rence de prix est l'introduction de la monnoye de toutenague. Cette toutenague qui ne se trouve qu'à la
Chine, tient du fer et du plomb. Elle est plus cassante que le premier et presque aussi pesante et plus
difficile à mettre en œuvre que le dernier. De tout temps on s'étoit servi à la Cochinchine de monnoye
de cuivre qui avoit une valeur intrinsèque. Les Chinois industrieux pour leur commerce ont persuadé
au Roy de faire fondre des deniers de toutenague, lui faisant entrevoir un bénéfice considérable dans
cette nouvelle fonte. En effet, un pic de toutenague qui vaut à la Chine cinq taëls fondu en caches rend
tout frais faits, vingt taëls ou quarante quans. Le Roy avide de gain et extrêmement intéressé, a donné
dans ce système et a fondu des caches de toutenague. Les Chinois de leur côté n'ont plus apporté ici
que ce métal dont la défaite est assurée, puisqu'il est la matière d'une monnoye dont le prix déterminé
est beaucoup au-dessus de sa vraie valeur. Non contents d'apporter de la toutenague brute, ils ont vou-
lu partager les profits du Roy ; ils ont fondu des caches dont ils ont apporté des cargaisons, et avec ce
vil métal évalué dans le pays trois et quatre fois plus qu'il ne vaut en Chine, ils ont enlevé non seule-
ment toutes les anciennes caches de cuivre, mais encore tout l'or du royaume, s'embarrassant peu de
donner deux cents quans qui ne leur coûtoient en Chine que quarante-cinq ou cinquante taels, pour une
barre d'or qui en vaut cent seize, et cent vingt ; à l'imitation du Roy et des Chinois, les mandarins et les
particuliers ont fondu des caches, faute de toutenague ont employé du plomb, du fer, du kalin, ont
épargné et confondu les matières de façon que le commerce est entièrement dérangé, et c'est un embar-
ras des plus grands lorsqu'il faut faire ou recevoir des paiements. Voilà la principale raison qui a fait
renchérir l'or dans ce pays-ci. D'ailleurs il y a eu les années dernières des incursions des sauvages
nommés moi qui ont interrompu le travail des mineurs, et comme il n'y a que certaines mines aux-
quelles il soit permis de travailler, l'or est tout à coup devenu plus rare.
Il est peu de pays au monde si abondant en or, que le Royaume de la Cochinchine, mais la su-
perstition dominante empêche de tirer avantage de ce présent de la nature. Le peuple est persuadé que
les montagnes désertes où cet or se manifeste partout, sont habitées par des esprits malfaisans qu'il est
dangereux de troubler dans leur demeure. Les roys pensant comme le peuple ont toujours défendu sous
peine de la vie d'en couper les arbres et d'ouvrir la terre en ces lieux sacrés. Ainsi la superstition a chez
les Cochinchinois plus de force que la soif de l'or et quoiqu'il n'y ait point de friponnerie et d'injustice
dont ils ne soient d'ailleurs capables envers les hommes pour s'enrichir, ils n'osent cependant pour le
même motif risquer de se brouiller avec les esprits. Les torrens roulent l'or de tout côté. La nature ail-
leurs cachée se décèle icy elle-même ; elle laisse entrevoir ses richesses, le sot cochinchinois les re-
fuse.
Le 22. — J'ay envoyé à Fayfo à l'adresse de M. Laurens six caisses d'argent de deux milles
piastres chaque, sous la conduite d'un soldat de la maison de On tha.
Ce soldat est chargé de la part de son maître de nous faire trouver à Faïfo trois mille quans
dont il est convenu de recevoir icy le paiement en argent.
L'interprète est revenu des magasins du Roy sans pouvoir rien apporter.
La pluie ne cesse point et nous sommes menacés d'un nouveau déluge. Le Roy à ce sujet a fait
assembler les mathématiciens du Royaume pour scavoir s'il y auroit cette année-ci une nouvelle inon-
dation. Ceux-ci après avoir consulté tout le ciel ont répondu qu'il y en auroit encore une en deux jours
d'ici. Les sorciers du pays consulté sur le même sujet après avoir visité les entrailles de quelques gre-
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nouilles ont dit qu'il n'y en aurait point, l’une des deux troupes payera l'amende car le roy ne les con-
sulte guère aujourd'hui que pour tirer d'eux quelque argent lorsqu'ils ne devinent pas juste.
Le 23. — J'ay acheté du bois d'aigle de la 3° sorte qui vaut ordinairement dix-huit à vingt
quans le pic. C'est une marchandise à laquelle il est fort aisé d'être trompé. Les Cochinchinois mêlent
adroitement parmi ce bois des morceaux contrefaits peints à l'extérieur et embaumés à la fumée du
vrai, de façon qu'il faut être bon connaisseur pour n'être pas surpris.
Il faut scavoir qu'il y a trois sortes de bois d'aigle, la première qu'ils nomment Khi nam, c'est le
cœur de l'arbre d'aloë qui est si résineux qu'on peut y enfoncer l'ongle comme dans la cire. Il se vend
fort cher et le Roy a seul droit de vendre cette marchandise: c'est le bois de Calembat.
La seconde sorte se nomme tlam hieong, en françois Calembouc. Il paroît presque aussi rési-
neux que l'autre, mais il a plus de bois et est par conséquent plus léger et plus dur. Cependant lorsqu'on
le jette dans l'eau, il ne surnage point et c'est la marque la plus sûre pour le connoistre. Il est d'une
couleur brune avec beaucoup de petites taches noires occasionnées par la résine qui rend cette douce et
agréable odeur qui le fait rechercher par les Orientaux pour parfumer leurs maisons et composer leurs
parfums. Cette seconde espèce vaut de sept masses à un quan jusqu'à un quan et demi la livre. Il y a un
bénéfice considérable à le porter à Suratte, Gedda, Moka, Bassora, etc.
La troisième espèce est le bois d'aigle proprement dit. Les gens du pays le nomment thie
hieong. Il est plus blanc, plus léger, moins résineux que les deux autres espèces. Il se vend de trente à
quarante quans le pic suivant les années. Les trois espèces sont le même arbre plus ou moins mûrs plus
ou moins résineux.
On pourroit à ces trois espèces en ajouter quatre autres que les gens du pays nomment sin
hieong, c'est-à-dire bois d'aigle verd ; il se vend dix-huit quans, le pic, Lao hieong, douze quans ; nhil
hieong dix ; nhi hieong, trois quans. Ces trois espèces sont un bois blanc sans presque aucune veine
noire. Elle sont du même arbre à la vérité, mais sans résine et par conséquent sans parfum et sans va-
leur. Les Cochinchinois marchands de bois d'aigle ne manquent jamais de glisser parmi la 3e
espèce de
grosses bûches de ces dernières auxquelles ils scavent donner la couleur comme si elles étoient de la
seconde espèce. Il faut les rebutter, autrement on feroit de fort mauvais marchés, parce que les bûches
pèsent beaucoup.
J'ay reçu la visite d'un mandarin qui a inspection sur les sommes chinoises et qui est nouvel-
lement arrivé de la province de Cham. Il m'a rapporté que la maladie emportait beaucoup de gens de
notre équipage à l'hôpital de Touranne et que c'étoit une punition du diable qui se vengeoient de ce
qu'on avoit tiré des coups de fusils dans des montagnes qui lui étoient consacrées et de ce qu'on alloit à
la chasse les jours défendus. Voilà comme pensent les dévots payens.
Le 24. — La pluie ne cesse pas, cependant les courriers sont partis aujourd'hui pour porter
dans les provinces l'édit touchant nos piastres.
L'on m'a apporté quelques pics de bois d'aigle des dernières qualités et on a eu la hardiesse de
m'en demander deux cents quans pour le pic. Si j'en avois offert quatorze on m'eut pris au mot ; tout
ces gens cy sont accoutumés à surfaire leurs marchandises.
Je m'aperçois depuis quelques temps d'une coutume fort singulière des marchands de ce pays-
ci ; des qu'ils veulent faire avec moi quelques marché, il commencent par m'envoyer un petit présent
de fruit ou autre chose semblable, puis ils s'informent dans la maison quel est le domestique auquel j'ai
le plus de confiance ; ils s'adressent à celui-ci, le prient de les aider à vendre leurs marchandises, et
conviennent avec lui d'une récompense au cas qu'ils puissent vendre à un certain prix. J'ai un domes-
tique fidelle qui écoute toutes les propositions et m'en fait part.
Le 25. — Je me lasse de dire qu'il pleut toujours, je crois que cela ne finira point.
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Quoiqu’on ait publié l'édit pour rendre nos piastres monnoye, je ne trouve personne qui veuille
les recevoir au prix déterminé par l'édit. Cependant comme l'ordre du Roy est formel la dessus, les
marchands n'osent pas dire qu'ils ne veulent pas recevoir les piastres, mais quand je leur propose
quelque marché, ils disent n'avoir aucune des marchandises que je leur demande, de façon que je
crains aujourd'hui que l'édit qui m'a tant coûté à obtenir ne nous soit plus contraire que favorable. Il
semble qu'il y ait une conspiration générale de tout le pays contre nous, malgré la protection du Roy.
Voyant ces difficultés de faire passer notre argent j'ay emprunté du mandarin On Caï bo neuf
cents quans, mais le mandarin en me prêtant à moi pour condition que je ne le payerais pas en argent
mais en deniers. Ceux qui me doivent ne payent point et diffèrent de jour en jour. La raison de ces
délais, c'est que dans ce pays-ci les deniers comptants mis à intérest donnent de gros profits, c'est-à-
dire au moins quatre pour cent par mois.
Le Roy a quitté le grand palais nommé phou king et a transporté la cour au palais d'hiver
nommé phou tlen. Lorsque le Roy est arrivé à ce nouveau palais on a tiré trois coups de canon pour
chasser disent les Cochinchinois les mauvais esprits. Ces pauvres gens racontent au sujet de ces trois
coups de canon bien des historiettes qui marquent combien une imagination superstitieuse peut inven-
ter et croire de faussetés ridicules. Ce palais d'hiver est construit sur le modèle du grand ; il est envi-
ronné de canons comme les autres et bâti sur le bord du fleuve. Le Roy y passe les derniers mois de
l'année parce qu'étant situé sur un terrain bas et toujours inondé dans cette saison, le prince y trouve
ses commodités pour se divertir à la pêche et à l'exercice de ses petites galères qui sont ses amusemens
favoris, les grands mandarins ont suivi le Roy dans ce quartier là qui malheureusement est éloigné de
deux lieues de ma maison, et il faut remonter le fleuve très rapide dans cette saison.
L'interprète est revenu comme cy devant des magazins du palais sans rien rapporter.
Le 26. — Les mathématiciens et les sorciers que le Roy avoir consulté pour sçavoir s'il y au-
roit encore une grande inondation cette année-ci ont été mis à l'amende pour avoir prédit faux.
Le Roy a condamné les premiers à une amende pécuniaire et les autres à donner quelques buffles ou
bœufs pour régaler les soldats du palais. Cependant, quoiqu'il n'y ait pas d'inondation, la pluie est si
continuelle qu'il n'y a pas moyen de mettre le pied hors de la maison.
Le 27. — La pluie cesse un peu, mais il s'est élevé un grand vent du nord-est qui en arrêtant le
cours des eaux pourroit bien causer un nouveau débordement. Je suis sorti pour aller au palais y termi-
ner nos affaires, mais le débordement est si grand qu'il ne m'a pas été possible de passer sous les ponts
qui se sont trouvés à deux pieds de la surface de l'eau. J'ay manqué périr par la force des courants qui
ne me permettoient pas de gouverner le bateau et nous a jetés contre des pilotis cachés dans l'eau. J'ay
été obligé de revenir sur mes pas.
En chemin pour ne pas perdre entièrement la journée j'ai passé chez On caï bô. J'ai trouvé ce
mandarin convalescent qui m'a fait beaucoup d'amitié à son ordinaire et m'a régalé à la Cochinchi-
noise.
Après dîner il m'a appris la cause de tous les délais que j'éprouve ici. Avez-vous pensé, m'a-t-il
dit à faire un présent à tel mandarin, et un présent à tel autre ? Non lui répondis-je je suis ennuyé de
donner et de ne rien avancer. Voila ajouta le bon mandarin la cause de tous les retardemens que vous
avez éprouvés. On n'avance ici que l'argent à la main. Toute votre habileté, la protection du Roy, tout
cela ne peut rien sans présents. Dépêchez-vous de donner et vos affaires finiront, heureux si vous en
êtes quitte pour donner une ou deux fois. Pour que vous compreniez mieux continua-t-il, la nécessité
de multiplier vos présents, il faut sçavoir que dans ce pays-ci le Roy ne pense qu'à ses plaisirs ; les
mandarins ont toute l'autorité chacun dans leur district. La protection du Roy empêchera peut-être les
mandarins de vous nuire, mais ne les obligera pas à vous aider. Si vous vous plaignez que vos affaires
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ne se terminent point, le Roy ordonnera de les terminer, mais ce sera quand les mandarins le voudront,
et si vous vous plaignez encore il ne manquera pas d'excuse à ceux-ci pour satisfaire le Roy.
Cette nouvelle leçon me surprit un peu. Je voulus me récrier sur la façon indigne de penser des
gens de ce pays ci et lui faire sentir que nous ne venions pas de six mille lieues loin pour nous ruiner à
enrichir une troupe d'affamés. Je le sens tout comme vous, me dit-il, mais suivez mon conseil ; donnez
et pensez ce que vous voudrez.
Je serai obligé d'en passer par là. Au reste ce mandarin m'a promis de m'aider en tout pourvu
que je suivre ses conseils, c'est-à-dire pourvu que je donne.
Le 28. — J'ai écrit à Faïfo à M. Laurens pour lui suggérer quelques expédients sur la manière
de faire passer les piastres au temps de l'édit.
J'ai écrit au mandarin On Caï bô pour le faire souvenir de la parole qu'il m'a donnée hier, et j'ai
commencé à suivre ses conseils en lui envoyant un petit présent. J'en ai envoyé un autre au troisième
mandarin, examinateur de notre vaisseau, qui est écrivain du nègre favori.
Le 29. — Je suis allé au palais supérieur pour tâcher d'avoir audience du Roy. Je me suis
d'abord rendu à mon ordinaire chez le nègre favori pour le prier de me faire entrer. Après m'avoir fait
attendre longtemps à sa porte, ses domestiques sont venus me dire que leur maître étoit malade, et ne
voyait personne. Après quelques instants je suis allé à la porte du palais pour attendre là quelque offi-
cier de ma connaissance qui pût m'introduire. J'ai trouvé un capitaine des gardes qui m'a d'abord tout
promis, mais qui ayant ensuite parlé en particulier à mon interprète est venu me dire que je ne pouvois
pas avoir audience aujourd'hui, que les étrangers ne pouvoient point entrer dans ce palais et qu'il falloit
que j'attendisse que le Roy retournât au grand palais. Ce qui ne sera que dans deux mois, au plus tôt.
Comme j'ai déjà de fortes raisons pour me défier de mon interprète et que je le voyais s'em-
presser à parler secrètement à ce capitaine des gardes, j'ai soupçonné que c'étoit lui qui me traversait,
et vouloit me jouer quelque tour. Je me suis obstiné à attendre en me promenant vis à vis la porte et
cherchant quelque expédient pour surmonter les difficultés que j'éprouvais. Ensuite comme je ne
voyais plus paroitre personne de ma connaissance à qui j'aurais pu m'adresser pour être introduit j'ai
pris le parti de retourner chez le nègre favori et lui ai fait dire par ses domestiques que puisqu'il étoit
malade je ne voulois lui parler d'aucune affaire, mais seulement le visiter avec le chirurgien qui pour
lors étoit avec moi. Il me fit entrer et à peine commençais-je à l'interroger sur sa maladie que le capi-
taine des gardes vint de la part du Roy m'inviter d'entrer au palais. Le prince qui se promenoit alors sur
un terrain m'avoit vu entrer chez son favori. Pour me recevoir le Roy étoit descendu dans une petite
salle bâtie pour les audiences à la porte du palais. Il me reçut d'un air plein d'amitié à son ordinaire et
me demanda si le vaisseau était prêt à partir, et si les garde-magazins avoient rendu les marchandises
qu'il avait ordonné de me rendre. Je lui répondis que quoique depuis plus d'un mois j'eusse tous les
jours envoyé chez eux, ils n'avoient encore daigné me rendre que quelques bagatelles. Comme il y
avoit un de ces garde-magazins présent, le Roy lui demanda pourquoi il n'obéissoit point à ses ordres.
Celui-ci s'excusa sur ce qu'il avoit été toujours occupé au palais, et le Roy lui ordonna de m'expédier
au plus tôt ajoutant qu'il n'achetoit absolument aucune de nos marchandises et qu'il vouloit qu'on me
rendit tout.
Après avoir remercié le Roy de sa protection qu'il vouloit bien nous accorder je tirai une
chappe ou requeste par laquelle je lui demandois au nom de la nation française la liberté de venir tous
les ans commercer dans son royaume, et de lui apporter un présent de curiosités d'Europe sans être
obligé de payer aucun droit pour nos marchandises ni pour l'avance du vaisseau. Je lui demandais la
permission d'établir à Touranne un comptoir de cinq ou six écrivains avec leurs domestiques et la li-
berté de bâtir en cet endroit des magasins ; en un mot j'entrois dans le dernier détail pour obtenir tous
les privilèges nécessaires à notre commerce. Le Roy ayant reçu ma requeste avec un air de bonne vo-
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lonté, me prit par la main et me conduisit sur une terrasse élevée à l'extrémité du palais vis à vis un
grand étang où il faisait alors jeter le filet. Là il s'étendit sur une natte et prit lecture de ma requeste. Il
la relut deux fois d'un air pensif et comme je voyais qu'il ne me répondoit pas, je le priai de vouloir la
signer, lui donnant pour cela les raisons les plus fortes et les plus capables de l'engager à me l'accorder.
Je lui rappelai qu'il me l'avoit promis, je lui fis voir que je n'étois pas le premier étranger auquel il eut
accordé semblable grâce ; en un mot, je lui fis sentir que sans la concession des privilèges que je lui
demandois, on ne se déterminerait jamais en France à envoyer d'autres vaisseaux commercer dans son
royaume.
Alors il prit encore la requeste et en fit lecture pour la troisième fois. A l'article où je lui de-
mandais permission d'établir un comptoir à Touranne, il me répondit que cela ne souffrait aucune dif-
ficulté et qu'il me le permettait, qu'il m'exemptoit de tous les droits des mandarins examinateurs du
vaisseau, mais à l'article où je demandois d'être exempt du droit d'ancrage, après avoir réfléchi quelque
temps il me dit avec vivacité. Hé ! si je vous accorde cette exemption quel profit me reviendra de votre
commerce dans mon Royaume. Je lui répondis qu'outre les présents que nous lui apporteront tous les
ans, notre commerce seroit une source de richesse pour son peuple que peu à peu l'argent deviendrait
commun, et que cet argent attirerait le commerce de tous les étrangers, chez qui la valeur de ce métal
est connue. Le Roy insiste à dire que le vaisseau portugais outre un présent annuel lui payait encore
quatre mille quans pour le droit d'ancrage, que votre vaisseau étant plus grand que celui de Macao
devoit payer davantage. Il ajouta qu'il examinerait la loi qui détermine le prix pour le droit de chaque
vaisseau, et me ferait dire combien il exigerait pour notre vaisseau à l'avenir, puis me rendit ma re-
queste dont il me dit qu'il faudrait changer l'article concernant l'exemption du droit d'ancrage.
Le Roy parla ensuite de choses et d'autres et s'adressant au chirurgien qui étoit avec moi lui
demanda quelques remèdes pour guérir une petite tumeur qu'il avoit à la joue, ce que le chirurgien lui
promit aussitôt qu'il seroit de retour à la maison.
Ensuite je demandai au Roy la nomination d'un mandarin pour dépêcher notre vaisseau parce
que la mousson commençoit à s'avancer et que le vaisseau partiroit sitôt que j'aurois reçu les marchan-
dises qu'il avoit ordonné de me rendre, et qu'il m'auroit accordé une chappe par laquelle on pût savoir à
quoi s'en tenir pour le commerce qu'on vouloit faire par la suite. Le prince répondit que l'examen de
notre vaisseau appartenoit à On caï bô et qu'il lui donnerait ordre de nous expédier. Je demandai après
cela la permission d'envoyer dans nos colonies quelques ouvriers cochinchinois surtout quelqu'un qui
sçut élever le vers à soie et travailler le bambou. A cela le Roy répondit que la loi défendait à ses sujets
de sortir du pays et que le but de cette loi étoit de conserver au prince le tribut que ses sujets lui paient.
J'ai insisté à dire que tous les jours les Cochinchinois sortoient pour aller dans les Royaumes voisins,
que Siam et le Cambodge étoient peuplés en partie de Cochinchinois et que l'isle Conon (c'est-à-dire
Pulo-Condor) n'étoit peuplée que par ses sujets fugitifs ; eh ! pourquoy répartit aussitôt le Roy, n'allez
vous pas dans cette isle chercher les ouvriers dont vous avez besoin ; puisque vous estimez l'industrie
de nos Cochinchinois, allez en prendre là. Ils ont abandonné leur Roy, leurs parens et leur patrie, je
vous les abandonne.
J'insistai pour avoir au moins quelques sauvages ou esclaves qui fussent ouvriers (car dans ce
pays-ci il n'y a d'autres esclaves que quelques sauvages que les Cochinchinois vont enlever dans les
montagnes), le Roy me répondit que cela ne souffroit pas de difficulté, mais qu'il me conseillait d'at-
tendre à l'année prochaine, promettant de m'en fournir le nombre que je souhaiterois. Il ajouta que
cette année cy je ne pouvois trouver à acheter que deux sortes d'esclaves, les uns brutes et nouvelle-
ment pris qui ne sauraient rien faire, les autres accoutumés au pays et instruits de quelque métier, mais
que ceux là fuiraient après que je les aurais achetés parce qu'ils étoient attachés ou à leurs maîtres ou à
leurs femmes et enfans.
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Ce conseil du Roy étoit une espèce d'ordre auquel je n'ai pu me refuser. Ainsi je suis sorti du
palais sans avoir rien pu terminer et sans avoir obtenu autre chose que la nomination du mandarin pour
dépêcher le vaisseau. J'ai aussi obtenu la permission de retourner à Faïfo.
Tandis que j'étois sur la terrasse du palais avec le Roy, des pauvres misérables se sont proster-
nés de l'autre côté de l'étang, et après s'estre plusieurs fois prosternés, se sont mis à crier de toutes leurs
forces : à l'injustice, à l'injustice. Pour se faire mieux remarquer du Roy, ils tenoient en main une
grande planche enduite d'une couleur blanche, sur laquelle étoit gravée leur plainte. Le Roy les ayant
apperçus a envoyé un capitaine de ses gardes prendre leur requeste. Ces gens là étoient de pauvres
laboureurs opprimés par un grand mandarin lesquels pour obtenir justice s'étoient servi de cet expé-
dient usité en Cochinchine.
Le 30. — Je suis allé chez les mandarins On tli bo et On caï bô tous deux chargés des affaires
qui regardent les vaisseaux. J'ai concerté avec eux une nouvelle requeste qui ne souffrira pas de diffi-
culté, et qui sera du goût du Roy à ce que m'ont dit ces deux mandarins. On caï bô s'est chargé de me
faire mettre par écrit cette requeste en beaux caractères.
J'ay beaucoup sollicité ce mandarin pour l'engager à faire transporter à la Cour mes ballots de
présens qui sont encore à Touranne et dont le défaut me nuit beaucoup. J'ai déjà prié vingt fois ce
mandarin de vouloir bien faire apporter ici ces présens parce que je ne doute point que si le Roy les
voyoit, il seroit tout autrement disposé en notre faveur. Mais je n'ai pu jusqu'à présent obtenir des
promesses. Il me dit toujours pour raison qu'il n'ose risquer sur la mer des effets appartenant au Roy
dans une saison aussi mauvaise que celle-ci. Je lui ai offert tout ce qu'il voudra, argent, marchandises,
curiosités, etc., s'il veut presser un peu le transport de ces ballots. J'ai encore eu des promesses. Le Roy
n'a encore reçu que deux ballots, tous les deux très curieux pour lui et il en a été content, mais il le
seroit bien davantage s'il voyoit le reste. Les présents pour les mandarins sont avec ceux du Roy à
Touranne, ce qui me fait d'autant plus tort que quelques mandarins mal intentionnés surtout On caï an
tlin ont persuadé au Roy et aux grands mandarins que ces présens étoient fort peu de chose. Ce mal-
heur est une suite de la mauvaise saison. Quelle différence pour le succès de cette entreprise si nous
avions pu arriver ici deux mois plus tôt.
Le 1er décembre. — J'ai acheté quelques pics d'une espèce de teinture rouge qui m'a paru très
belle. Les Chinois la nomment hong-hoa, c'est à dire fleur rouge et les Cochinchinois Diou, c'est le
suffranum du Levant. Je ferai ci après la description de la plante qui donne cette teinture.
J'ai fretté un bateau pour porter à Faïfo les effets et les marchandises que j'ai ici, et la journée
s'est passée à emballer et charger.
Le 2. — J'ay expédié le bateau qui fut chargé hier, après avoir éprouvé mille difficultés de là
part des bateliers qui sont stupides et fripons. J'ai mis sur le bateau trois ou quatre hommes pour veiller
sur les bateliers et garder nos effets et marchandises.
Le 3. — Les grosses pluies se sont changées en brouillards qui rendent le pays très malsain. Il
vient ici divers marchands dont les discours sont fort capables d'embarrasser un étranger qui ne con-
noît pas le pays. Ils se décrient tous ; ils se font également passer pour des coquins auxquels il ne faut
pas se fier. Ce qu'il y a de plus fâcheux en cela c'est que tous disent la vérité.
J'ay reçu une lettre de M. Laurens qui m'accuse la réception de six caisses d'argent que je lui
avois envoyées.
J'ay appris que le mandarin On tha a manqué à la parole qu'il m'avoit donnée de me fournir
trois mille Quans à Faïfo avant le vingt de la lune à condition d'être ici remboursé en argent. Le vingt-
sept j'ai envoyé chez lui faire des plaintes sur ce manque de parole. Il a d'abord refusé audience faisant
dire qu'il étoit malade, mais à force d'instance on a obtenu la permission d'entrer, et pour prévenir mes
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plaintes, il s'est fâché le premier disant que je n'avois pas apparemment besoin de la somme qu'il
m'avoit promis puisque je ne lui en avois point donné de billet. Notez qu'il n'y avoit pas plus de quinze
jours que j'avois confié à ce mandarin plus de trente mille piastres sans exiger de lui aucun billet ;
d'ailleurs comme je sais combien ces gens ci sont défiants, je lui avois envoyé mon billet par l'inter-
prète qui l'a gardé jusqu'à ce jour sans le remettre. Cet interprète au lieu de finir mes affaires en faisant
ce que je lui ordonne ne s'occupe qu'à chercher quelque expédient pour me voler. Les plaintes de On
tha m'on fait naître à son sujet de nouveaux soupçons que j'ai éclairci. J'ai découvert que ce coquin m'a
volé aujourd'hui quelques livres de corail en branche. Il y en avoit dans le palais huit livres que le Roy
a ordonné de me rendre il y a plus de vingt jours. J'ay depuis ce temps là envoyé tous les jours cet
interprète pour retirer le corail et les autres marchandises, il m'a toujours rapporté que le garde-
magasin du Roy ne vouloit rien rendre, mais enfin aujourd'hui il en a rapporté six livres me disant qu'il
y en avoit pas davantage, et j'ai appris de son domestique qu'il en avoit détourné deux livres qu'il lui
avoit ordonné de vendre, que de plus il avoit retiré des mains du garde-magasin des pièces de drap
qu'il avoit portées chez lui et vendues en détail.
Je ne sais plus à qui me fier. Je ne trouve partout que voleurs. Il me seroit aisé de faire châtier
celui-ci, mais je ne peux le faire sans courir risque de perdre ce qu'il a déjà volé et je suis par là obligé
de ne pas lui faire connaître que je sais qu'il est un coquin : il se cacheroit et je perdrois tout.
Je suis allé chez On caï bô. Ce mandarin m'a remis une première requeste de sa façon pour
présenter au Roy dans cette requeste je demande deux choses ; la première que le Roy m'accorde par
un acte authentique, l'exemption de tout droit qu'il m'a déjà accordée verbalement pour cette année-ci.
La seconde qu'il nomme un mandarin pour expédier le vaisseau.
Ces deux articles sont essentiels pour finir nos affaires dans ce pays-ci. Sans le premier, nous
serons bientôt accablés d'une multitude de mandarins grands et petits auxquels le Roy ne donne
d'autres salaires que ce qu'ils peuvent voler dans les vaisseaux qui viennent commercer ici : il ne suffit
pas que le Roy m'ait exempté verbalement de leur pillage. Il me faut une exemption signée du pinceau
rouge.
Je suis également obligé de demander la nomination d'un mandarin pour nous expédier, parce
qu'il n'y a point ici de douane réglée. L'usage est que le Roy nomme pour chaque vaisseau un manda-
rin qui examine et prend note des marchandises qui s'embarquent, non pour exiger un droit, mais pour
empêcher d'embarquer des marchandises prohibées telles que le riz, le fer, etc., la raison de cet usage
est que la charge de mandarin examinateur est regardé dans le pays comme fort lucrative, vu la facilité
de voler. Il y a auprès du Roy tant de gens qui meurent de faim et qui lui demandent sans cesse des
emplois, qu'il est obligé de multiplier en nommant presque tous les ans de nouveaux mandarins pour
chaque vaisseau ; si l'on me demande quelle occasion de voler peut avoir un douanier, voici ce que
l'expérience apprend aux étrangers commerçant dans ce pays-ci.
Dès que le mandarin est nommé, il se transporte à Faïfo avec beaucoup de faste et peu d'argent
; il ne lui en faut point, le vaisseau payera tout. L'examinateur arrivé, on vient de sa part avertir le capi-
taine ou le subrécargue du vaisseau. Celui-ci doit sur le champ prendre au moins cent quans pour féli-
citer le mandarin sur sa bonne arrivée. Quand celui-ci est de bonne humeur et qu'il veut bien s'en con-
tenter, il les fait examiner pour voir s'ils sont bons, les fait emporter par ses domestiques et dit qu'il
n'est pas comme les autres mandarins qui ne cherchent qu'à piller ; que pour lui il ne veut rien. Après
quoi il donne pour les cent quans beaucoup de caresses et de belles paroles, promettant d'expédier en
peu le vaisseau.
Les jours suivants se passent en demandes de la part du mandarin qui attrape d'abord tout ce
qu'il peut par la voie de la douceur. Ensuite on commence le chargement ; tout va assez bien pendant
trois jours au bout desquels le mandarin a des affaires, il ne peut plus penser à celles du navire. Atten-
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dez quinze jours ; les affaires du Roy doivent passer avant les vôtres. Le pauvre subrécargue sent bien
ce que cela veut dire. Il apporte encore cent quans. Oh! L’homme aimable, dit le mandarin. Je vais
faire pour vous ce que je ne ferois pas pour mon père. Expédiez-vous, tout passera. En voilà encore
pour quelques jours. Tout à coup le mandarin devient invisible. Il est malade, on ne peut pas lui parler.
C'est le tour des domestiques. Il faut dix quans à l'un, cinq à l'autre, à celui-ci une robe, à celui-là un
mouchoir, etc. Enfin le mandarin se trouve et continue son rôle jusqu'à ce qu'il ait volé un millier de
quans. Il expédie son navire et retourne à la cour partager son pillage avec le Roy.
Le 4. — Le mandarin On caï bô instruit de la dernière audience que j'aye eu au palais m'a fait
donner avis que les deux mandarins qui ont eu part avec lui à l'avance de notre vaisseau, savoir le
nègre favori et le capitaine Tong me traversoient dans toutes mes affaires et que j'avois tout à craindre
de leur part ainsi que du mandarin On caï an tin. Je les suis allé voir les uns après les autres pour m'as-
surer par moi-même si l'avis de On caï bô était fondé ou non. Les trois mandarins m'ont assez bien
reçu mais au travers de leurs politesses affectées, j'ai découvert chez eux une grande envie de me vo-
ler.
Le 5. — La pluie a été si continuelle que je n'ai pu sortir de la maison pour aucune affaire. J'ai
passé la journée chez les voisins. J'ai entre autres visité un petit mandarin métis chinois qui a inspec-
tion sur les sommes de Chine. Il m'a fait beaucoup d'amitiés et m'a fort exhorté à avoir confiance en lui
pour les marchés que je ferais par la suite, m'assurant que tous les autres mandarins étoient des vo-
leurs. Pour me prouver mieux son amitié, il a fait venir ses femmes et ses enfants en grand nombre,
m'a fort pressé d'accepter une femme et a été surpris de ce que je paroissais insensible à ses offres. J'ai
été chez les autres voisins qui sont tous ou chinois ou métis de cette nation. Je suis ici dans leur quar-
tier que les gens nomment Phô c'est-à-dire place de commerce.
J'ay été fort bien reçu partout, mais j'ay eu lieu de croire que tous s'étoient donné le mot pour
m'offrir • aujourd'hui des femmes. Ils m'ont fait à ce sujet des exhortations singulières, me citant
l'exemple de tous les étrangers et surtout des portugais de Macao qui à leur arrivée dans ce pays ne
manquent jamais de se marier à la mode du pays.
Ce quartier ci est le mieux bâti de toute la capitale. Les maisons sont de briques couvertes de
tuiles, les appartemens en sont distribués à la chinoise. Ces bâtiments rangés à la file forment une rue
qui est bien pavée.
Le quartier seroit assez agréable et commode s'il étoit moins éloigné du palais et des grands
mandarins, mais il y a une forte lieue d’ici au Phu King qui est le grand palais que le Roy habite pen-
dant neuf mois de l'année, ce qui est d'une grande incommodité pour ceux qui ont des affaires d'ail-
leurs. Comme les Chinois généralement parlant sont plus riches et plus voluptueux que les Cochinchi-
nois ils ont attiré ici une si grande quantité de filles débauchées, qu'on est continuellement molesté par
leurs importunes et insolentes invitations. J'ai eu le chagrin de voir tout d'un coup mes domestiques me
manquer dans le fort de mes affaires par les maladies que leur avoient communiquées ces misérables.
Il n'y a point de précautions qui puissent mettre un étranger à l'abri de ces sortes d'accidents, vu les
sollicitations continuelles et la modicité du prix de ces créatures.
Le 6. — Il ne cesse de pleuvoir ; le froid est très sensible. J'ai été obligé de courir au milieu
d'un déluge universel jusqu'au palais supérieur pour finir quelque chose. D'abord je suis allé chez On
tha pour l'engager à m'échanger quelques piastres chappées pour des sapèques à cause de la difficulté
que j'éprouve tous les jours à faire passer notre nouvelle monnoye. Ce mandarin qui m'a manqué de
paroles pour les trois mille quans qu'il m'avait promis de faire tenir à Faïfo pour de l'argent que je lui
eusse remboursé ici, a eu peur que je lui en fisse mes plaintes. Il m'a d'abord fait attendre à sa porte
dans une espèce de cabane, ou j'ai eu tout à souffrir de l'insolente importunité d'une troupe de ca-
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nailles, ses domestiques et ses soldats. Enfin au bout de deux heures il m'a envoyé donner de très mau-
vaises raisons pour s'excuser de ce qu'il ne pouvait me recevoir.
Ensuite je suis allé chez le nègre favori pour savoir, si je pourrois avoir audience du prince. Le
nègre m'a dit que le Roy étoit renfermé avec ses femmes et ne parloit à personne ; qu'au reste si j'avois
quelque requeste à présenter, il s'en chargeroit moyennant de l'argent et deux bagues de diamant (c'est-
à-dire des pierres fausses, car ils ne sçavent pas les distinguer du diamant). J'ai été obligé de tout pro-
mettre pour finir. Notez que j'ai déjà donné à cet insatiable nègre toutes sortes de présents quoiqu'il
m'eût d'abord assuré dans la première entrevue qu'il ne voulait rien et qu’il me rendroit sans intérest les
services qui dépendroient de lui.
Enfin je suis retourné à la maison sans avoir bu ni mangé de la journée et fort mécontent de
mon voyage.
Le 7. — La pluie ne finit point. J'ai pris le parti de la douceur pour faire revenir notre inter-
prète dans le droit chemin et l'engager à nous servir plus fidèlement. Il m'a tout promis.
J'ay été accablé d'une troupe de gens qui viennent uniquement pour me demander quelque chose. Ils
sont très importuns et ne cessent de demander, tout leur est bon, neuf, vieux ; ils s'accommodent de
tout.
J'ai avancé ici quelques centaines de quans pour avoir une lettre de change payable à Faifo. Le
mandarin qui m'a fait la lettre n'a jamais voulu la dater d'aujourd'hui, parce que m'a-t-il dit c'est un jour
malheureux. Il l'a datée du jour précédent qui sans doute était un jour heureux, mais non pour moi.
Le 8. — J'ay passé le jour chez les premiers eunuques du palais. Ce sont eux qui ont inspection
sur tout ce qui entre dans les magasins du Roy. J'ai été obligé de leur porter un présent pour les enga-
ger à me rendre les marchandises que le Roy n'achète pas et qu'il leur a ordonné de rendre depuis plus
d'un mois. Enfin, grâce à mon présent ils nous donneront ce qui est à nous.
Pendant mon absence il est venu à la maison dix soldats des galères qui sans autre compliment ont
mesuré une pièce de bois de rose que j'ai achetée. Ils l'ont apparemment trouvée convenable pour leur
dessein, car ils l'avoient déjà chargée sur leurs épaules et commençoient à l'emporter lorsqu'on s'est
avisé de leur demander ce qu'ils voulaient. Ils ont répondu suivant leur coutume par des gestes inso-
lents. Le matelot qui gardoit la maison est tombé sur ces dix drôles, les a bien rossés et mon bois de
rose a été sauvé.
Ces soldats sont des voleurs publics qui vont impunément dans toutes les maisons enlever les
plus belles pièces de bois disant que le Roy en a besoin pour la charpente de ses palais ou la construc-
tion de ses galères.
L'ordre du Roy est réellement tel, mais il donne de l'argent pour payer ce qu'il fait enlever et
les soldats gardent l'argent. D'ailleurs sous prétexte de cet ordre ils prennent pour tous les mandarins et
pour eux-mêmes. Ils vont dans les basses-cours enlever les volailles ; ils arrachent les arbres dans les
jardins, prennent les chevaux et font encore payer de l'argent pour les conduire jusqu'à la cour. Quel
gouvernement ! Les pauvres Cochinchinois souffrent tout cela avec patience et n'osent pas dire le mot.
De retour à la maison l'interprète m'a rapporté que le Roy m'accordoit toutes mes demandes ;
ainsi je vois me disposer pour retourner à Faïfo.
Le 9. — J'ay profité du beau temps pour aller rendre visite au douanier général des sommes
chinoises. C'est un Chinois qui est très riche et paroit honnête homme. Il m'a fait toutes sortes d'amitiés
et m'a proposé divers marchés dans lesquels j'ai reconnu beaucoup de bonne foi.
De retour à la maison, l'interprète m'a rapporté que le Roy avoit changé de sentiment et ne
m'accordoit aucune des demandes renfermées dans la requeste que j'avois laissée entre les mains du
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nègre favori. Le Roy m'a dit l'interprète ne s'explique pas clairement, il ne sait encore quelles sont les
marchandises de votre vaisseau, et quoi qu'il ne dise rien il paroît que son dessein est de garder pour
ses droits les marchandises qui sont dans le palais.
Loin de croire un rapport si destitué de vraisemblance, j'ai jugé que mon interprète, domes-
tique du nègre favori, étoit d'accord avec lui pour me voler et partager ensemble le butin. Je crains
beaucoup que les marchandises qui ont été portées au palais ne soient perdues pour nous, s'il est vrai
comme je pense que le nègre ait envie de s'en saisir. Je n'ai point de justice à espérer parce que le vo-
leur est craint de tous les mandarins et je ne peux guère aller au Roy que par lui.
Le 10. — Je me dispose à retournera Faïfo pour voir si mon absence fera passer à ces gens-ci
l'envie de me voler. J'ai remis toutes mes affaires entre les mains de On caï bô qui m'a promis de s'en
charger. Ce mandarin m'a conseillé de ne faire paroître aucun ressentiment à mon interprète, mais d'af-
fecter au contraire de lui marquer de la confiance, crainte qu'il ne m'arrivât pis. J'ai suivi ce conseil
bien malgré moi.
Notre maison est toujours remplie d'une troupe de gueux, qui viennent à ce qu'ils disent pour
voir et sous ce prétexte volent tout ce qu'ils trouvent. Il est impossible d'empêcher les curieux dans ce
pays-ci. C'est une espèce de droit établi que d'entrer partout pour voir. Aujourd'hui un de ces curieux a
été mal reçu. Comme on étoit occupé à faire des paquets, on craignait d'être volé. On a d'abord prié les
gens inutiles de sortir. Parmi ceux-là s'est trouvé le cuisinier d'une princesse qui a fait le mutin et a
même frappé un domestique qui d'un coup brutal l'a renversé. Ce misérable s'est couché et a feint
d'être mort. C'est ce qu'ils nomment dans le pays nam va c'est-à-dire se coucher pour demander justice.
Dans ces sortes de cas, les parents de la personne couchée avertissent le mandarin qui vient
examiner l'affaire. Il en coûte quelques quans seulement s'il n'y a qu'une légère blessure et le prix est
taxé suivant les différentes parties du corps qui ont été lésées. Si l'on a abattu une dent, il en coûte
quinze quans, pour un œil cinquante, pour un bras trente, pour une jambe quarante et de plus dans les
deux cas ci-dessus, il faut payer au Roy le tribut du blessé. Pour les parties de la génération il en coûte
au moins deux cent quans parce que c'est un accident qui prive le Roy de sujets et par conséquent de
tribut ; pour la vie d'un homme il en coûte mille quans.
Le 11. — J'ay chargé un bateau de tout ce qui nous reste ici de marchandises et effets.
Comme je vois que notre argent ne peut point passer, non-seulement au taux de l'édit du Roy
mais même à quelque autre prix que ce soit, je me suis déterminé à vendre ici deux mille quatre cents
et quelques piastres à raison d'un quan deux masses chaque et j'ai chargé les deniers provenus de cette
vente sur le même bateau avec nos autres effets.
Le 12. — Je comptais partir aujourd'hui pour Faïfo. Dans ce dessein j'ai loué deux bateaux
pour me rendre à l'embouchure de la rivière, mais lorsqu'il a été question de s'embarquer les bateliers
m'ont dit qu'ils ne pouvoient me conduire à cause de cet homme qui avoit été frappé et qui restoit cou-
ché à ma porte depuis deux ou trois jours, parce que si cette affaire avoit des suites on s'en prendroit à
eux et on les mettroit à la cangue. J'ay été obligé de donner pendant la nuit cinq masses à cet homme
qui s'est aussitôt levé.
Le 13. — Enfin j'ai réussi à me débarrasser de ce pays-ci. J'ai fait partir le bateau que j'avois
foit charger le 11, et j'y ai mis trois hommes pour garder nos effets et nos deniers. Je me suis embarqué
pour retourner à Faïfo ne laissant absolument rien à Hué que les marchandises qui sont dans le palais
et dont je n'ai pu jusqu'à présent obtenir ni le payement, ni la restitution quoique je n'aye assurément
rien négligé pour cela.
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Je suis parti à midi et ai navigué le reste du jour et toute la nuit sur un canal de la grande Ri-
vière au milieu d'une plaine immense arrosée par une infinité de canaux et couverte de riz avec
quelques villages et pagodes situées ça et là le long de la rivière.
Le 14. — Je suis arrivé ce matin avant le point du jour au lieu du débarquement. C'est une des
embouchures de la rivière d'Hué, laquelle forme un port bordé d'un côté par une terre basse et sablon-
neuse et de l'autre par de hautes montagnes. Les gens du pays appellent ce port Cua hêi. Il étoit jadis
profond et les sommes chinoises y entroient sans danger. Il y a environ dix ou douze ans qu'une inon-
dation extraordinaire y forma un banc de sable et ferma entièrement ce port de façon que dans l'été le
banc de sable restoit à sec. Cette année-ci il est survenu un nouveau déluge plus considérable que ceux
des années précédentes, lequel a entraîné le sable et débouché le port. Cet événement a été comme je
l'ai dit ci-dessus une occasion de fêtes et de réjouissances.
Sur la terre basse et sablonneuse au bord de la rivière est bâti un vaste édifice de charpente
couvert de paille. Ce bâtiment étoit destiné pour recevoir le Roy lorsqu'il alloit tous les ans à la sep-
tième lune à la rencontre des champans chargés du tribut de toutes ses provinces, lesquels se rassem-
blent dans le port de Touranne puis partent en flotte au nombre de plus de mille voiles.
A une lieue de la terre basse s'élève du même côté une haute montagne bien boisée et nommée
tlnte vôi au sommet de laquelle est bâtie une pagode où le Roy monte tous les ans pour découvrir de
plus loin son tribut. Dès que le prince est parvenu à cette pagode on fait un signal, et l'on tire trois
coups de pierriers du sommet d'une autre montagne nommée Chu mée et située de l'autre côté de la
rivière, à quatre lieues de distance de celle où est le Roy et beaucoup plus avancée dans la mer. Ces
trois coups de canon sont pour saluer le prince et avertir de sa présence les conducteurs du tribut.
Je débarquai dans un petit village nommé Dô, c'est-à-dire passage. Il est situé du côté opposé à
la terre basse et sablonneuse ; ce n'est qu'un amas d'auberges bâties pour la commodité des voyageurs
dont le nombre est toujours grand. L'endroit n'est qu'un sable aride au pied des montagnes.
Au milieu de ces montagnes paroit une coulée qui étoit cy-devant le chemin pour aller de Hué
dans les provinces méridionales ; mais comme ce chemin étoit court et facile pour venir à la capitale,
les Roys ont cru faire un grand coup de le fermer pour rendre la difficulté du voyage plus grande et la
ville royale plus inaccessible. Ils ont confié la garde de ce passage à une compagnie de soldats qui
n'ont d'autre emploi que celui d'interdire aux pauvres voyageurs un chemin court et commode en les
obligeant de côtoyer les bords de la mer au milieu des sables et des rochers et au travers des mon-
tagnes les plus escarpées.
J'ai trouvé dans ce petit village où j'ai débarqué le nombre de coulis nécessaire pour nous por-
ter nous et notre bagage. Il a fallu à l'ordinaire beaucoup de patience pour convenir avec eux de
quelque chose et les engager à partir. Il a fallu auparavant essayer le poids des caisses, estimer celui de
nos corps ; plusieurs fois convenir et plusieurs fois se dédire. Enfin nous avons commencé le voyage.
Dans la journée nous avons passé une rivière ou plutôt un bras de mer et gravi trois petites montagnes
assez escarpées. Nous sommes venus coucher aux auberges de la douane qui dépend du village de
hoïmit. Ce village est la limite de la province d'Hué qui est séparée de celle de Cham par une rivière
qui coule entre la haute montagne de Haï et le village de la douane. Tous ceux qui passent d'une pro-
vince à l'autre sont obligés de payer un droit à la douane établie pour cela. Ce droit est de deux ou trois
deniers par personne et de dix deniers par voiture. Les étrangers n'y sont point assujettis.
Le mandarin chef de cette douane ne m'a point permis de manger à l'auberge ; il a fallu abso-
lument aller chez lui où il m'a fait beaucoup d'amitiés jusqu'au point de vouloir me donner un lit et une
femme pour la nuit. Le bonhomme est cependant chrétien, mais très ignorant.
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Le 15. — Au point du jour, nous avons passé la rivière qui est fort large et porte des grands
bateaux. Nous avons ensuite gravi la haute montagne de haï que nous avons traversée avec beaucoup
de fatigues en sept heures de temps.
Cette montagne est couverte d'un bois très épais. Son terrain est partout semé de cailloux cris-
tallisés et de rochers couverts de talque. Une infinité de torrens la coupent en tout sens ; elle a le pied
dans la mer et de ce côté là elle est très escarpée. De l'autre elle tient à une chaîne immense de mon-
tagnes qui bordent toute la Cochinchine et la séparent du Laos.
Toutes ces montagnes renferment dans leur sein beaucoup d'or. Les torrents en entraînent des
paillettes de toute part, mais il est défendu de travailler à ces mines. La hauteur de ces montagnes,
l'épaisseur de leurs forêts, l'horrible silence qui y règne et qui n'est interrompu que par les cris surpre-
nants de quelques animaux monstrueux et par le bruit des torrens, tout cela inspire je ne sais quoi de
mystérieux et de si effrayant que le timide Cochinchinois s'est imaginé que ces lieux sombres et dé-
serts ne pouvoient qu'être la demeure de je ne sais quels esprits. Fondés sur cette folle croyance, les
Roys ont défendu de troubler dans leurs solitudes ces habitants invisibles en abattant les arbres et en
ouvrant la terre ; ils y ont même interdit la chasse dans la crainte de violer le mystérieux silence qui y
règne et que leur superstition adore.
Parmi la multitude indéfinie d'arbres et de plantes qui couvrent la montagne je n'ai reconnu
que très peu des espèces qui croissent dans nos climats. La nature présente ici un spectacle différent.
Elle offre mille nouveautés à des yeux Européens. A la vérité sans copier ses productions de l'Europe
elle les imite souvent, et le naturaliste trouve partout un même dessein varié à l'infini. Mais quelque-
fois la nature cache son jeu, le curieux la suit et ne la trouve qu'avec peine ; tout d'un coup elle se
cache entièrement et le naturaliste la perd de vue. Il cherche à découvrir la fleur d'un arbre ou d'une
plante et ne voit pas qu'elle est déguisée sous la figure ou la couleur d'une simple feuille. Ici c'est un
végétal sans fleurs, sans feuilles, avec de simples branches toutes nues. Là c'est un fruit qui naît à l'ex-
trémité de la feuille ; en un mot la nature paroît ici originale et oublier ses autres desseins, tant les pro-
ductions de ce climat sont différentes de celles des nôtres.
Le 16. — Après avoir descendu la haute montagne de Haï nous avons traversé l'anse aux oi-
gnons et sommes venus nous arrester sur les bords de la rivière de Phung Rac. Cette rivière qui des-
cend des montagnes coule dans une fort belle vallée qui a cinq ou six lieues de longueur. Elle se jette à
la mer dans la baye de Touranne. Son embouchure est belle et les grands bateaux peuvent y entrer
pendant la belle saison. Les deux côtés de l'embouchure de cette rivière sont commandés par des hau-
teurs qui forment des presqu'isles. Si des Européens avoient à s'établir dans la grande baye de Tou-
ranne pour y jouir du commerce de Faïfo et de la province de Cham, il ne saurait mieux faire que de se
placer à l'embouchure de cette rivière dont les bords sont fertiles et bien cultivés. D'ailleurs cette ri-
vière conduit aux mines d'or les plus fameuses de toute la Cochinchine. Ce sont celles où il y a le
moins de travail et le plus de profit. A quatre ou cinq lieues de l'embouchure sont situés au pied des
montagnes les deux riches villages de Keram d'un côté et de Phung Rac de l'autre. Ce dernier surtout
passe pour estre extrêmement riche parce qu'il est plus près des mines. Il y a un marché où les mineurs
envoyent journellement leur récolte, et où l'on trouvoit cy devant à cent et cent dix quans le pain de dix
taëls. Mais aujourd'hui le Roy et les Chinois le font enlever là comme ailleurs à deux cents et quelques
quans. Cette mine de Phung Rac n'est point pierreuse, l'or se trouve meslé avec une terre rougeâtre et
l'on y en trouve souvent des grains qui pèsent jusqu'à deux ou trois taëls.
Le 17. — Nous avons quitté aujourd'hui la côte de la baye de Touranne et avons traversé une
plaine immense de champs de riz et de sable. Nous avons laissé le village de Touranne sur la gauche et
après avoir traversé trois bras de la rivière de Faïfo je suis arrivé dans notre factorie où j'ai trouvé tous
nos messieurs en bonne santé.
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Le 18. — J'ai passé la journée à conférer avec M. Laurens sur la situation présente de nos af-
faires ; j'ay reçu différentes visites, entre autres celle du subrécargue portugais qui depuis notre arrivée
dans ce pays-ci a enlevé tout le sucre qu'il a pu trouver prévoyant bien que nous serions obligés d'avoir
recours à lui. Il est convenu de nous céder cent vingt milliers de sucre à raison de quatre cent piastres
et demi le pic de sucre candy et trois piastres et demi le sucre en poudre. Nous avons mis pour condi-
tion que le sucre seroit bien conditionné et prêt à l'embarquer.
Les marchands cochinchinois pensent ici comme à la cour. Ils ont si peur que nous payons
leurs marchandises en piastres sur le pied de l'édit du Roy qu'ils n'osent rien vendre, et lorsqu’on leur
envoie demander à acheter ils nient avoir aucune marchandise. Cependant il est certain que quoiqu'ils
aient déjà chargé soixante et quatorze sommes chinoises, il leur reste encore de quoy charger notre
vaisseau et au delà.
Cette nouvelle difficulté nous fait beaucoup de tort vu qu'il est désormais trop tard pour vendre
nos piastres et du produit en acheter du sucre et d'autres denrées ; d'autant plus qu'il y a beaucoup de
perte ici sur les piastres. On n'en offre qu'un quan et une masse tandis qu'à Hué elles valent au moins
un quan deux masses et devraient valoir suivant le prix ordinaire plus d'un quan et trois masses.
Le 20. — J'ay reçu une lettre de M. Lefèvre, Evêque de Noëlene, résidant à Hué par laquelle
ce prélat m'apprend que je ne dois point encore attendre de mandarin pour examiner le vaisseau, et par
conséquent point de permission pour l'expédier, que le mandarin On caï bô lui a fait dire qu'il ne pou-
voit terminer mes affaires : que lorsqu'il avoit voulu s'en mesler, il avoit trouvé en son chemin des
adversaires plus puissans que lui. Ce ne sera ajoute l'Evêque, qu'en sacrifiant quelques milliers de
quans que vous vous tirerez comme il convient de ce pays-ci. Tel a été le sort de ceux qui sont venus
pour la première fois commercer dans ce royaume. Les années suivantes ce ne sera pas la même chose.
Le bon évêque finit sa lettre en m'exhortant dans les circonstances où je me trouve de n'écouter en rien
notre vivacité française, afin de ne pas nuire à la mission mais de prendre le parti de la douceur comme
le plus prudent et de retourner promptement à la cour pour y finir moi-même nos affaires puisque le
mandarin ne voulait plus s'en charger.
La lecture de cette lettre ne m'a pas peu embarrassé dans des circonstances aussi difficiles. Le
premier parti qui s'est présenté à mon esprit a été de plier bagage et de nous en aller. C'étoit le party le
plus naturel à prendre et le plus aisé à exécuter, mais c'eut été une infraction aux lois du royaume dont
les pauvres missionnaires françois auroient peut-être été rendus responsables devant une nation aussi
injuste que celle-cy.
D'ailleurs comment sortir de ce pays sans avoir rien arrêté avec le Roy, sans avoir fait les der-
niers efforts pour vaincre les obstacles que nous éprouvons, en un mot, sans pouvoir porter à la Com-
pagnie aucune montre des marchandises du pays et pour ainsi dire aucune connaissance sur laquelle
elle puisse compter.
D'un côté je voyais que le Roy nous accordait sa protection, qu'après, nous avoir promis les
privilèges les plus avantageux, il soutenoit sa promesse en me donnant au moins des marques conti-
nuelles de bienveillance.
De l'autre je voyais les affaires de la Compagnie arrestées, au moment que le succès paraissoit
en devoir estre infaillible. Je voyais ce même prince qui nous avoit tout promis, nous protéger mal
contre une troupe de mandarins mal intentionnés.
Toutes ces considérations jetoient dans mon esprit tant de différentes pensées contraires les
unes aux autres que je n'ai pu prendre d'autre parti que celui de me condamner toute la journée à l'in-
quiétude et à la réflexion.
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Le 21. — J'ay envoyé deux espions dans les montagnes pour me chercher divers plans qu'on
m'a promis, surtout des poivriers, caneliers, aloès, rotin et bois de sapan.
Après avoir consulté avec M. Laurens sur ce que m'écrit M. Lefèvre et sur la situation présente
de nos affaires, je me suis déterminé à retourner à Hué pour tâcher d'aplanir les difficultés et tenter
même de profiter de l'avarice de ceux qui nous traversent pour obtenir d'eux en sacrifiant quelques
chose les privilèges les plus avantageux qu'il sera possible pour la Compagnie.
Je me suis donc embarqué pour passer à Touranne, où je suis arrivé à minuit. J'ai trouvé dans
notre hôpital quarante hommes presque tous convalescents. Je les ai consolés en leur donnant l'espé-
rance d'un prompt retour.
Le 22. — Au point du jour je suis arrivé à bord du vaisseau le Machault que j'ay trouvé tout
agréé et prêt à mettre à la voile si les affaires le permettoient. J'ai pris des arrangemens avec le capi-
taine suivant les circonstances où nous nous trouvons et pour prévoir celles où nous pourrons être par
la suite. Il est convenu avec moi de préparer sa cale pour recevoir toutes les marchandises que nous
avons à Faifo et qu'on doit envoyer incessamment à bord afin d'être indépendans des gens du pays et
de n'avoir rien qui nous retienne au cas que nos affaires viennent à tourner mal.
Du bord le canot m'a conduit en deux heures de temps jusqu'au pied de la haute montagne de
Haï. Ce petit trajet m'a épargné au moins une grande journée de chemin, et du chemin très difficile.
Étant dans l'auberge au pied de cette montagne j'ai vu arriver un de mes domestiques cochinchinois
que j'avois mis à Hué dans le dernier bateau que j'ai expédié pour conduire nos effets à Cham. Ce do-
mestique alloit à Faïfo me donner avis que le bateau dont il étoit conducteur coulant bas d'eau avoit
échoué sur le sable dans l'anse de Chu mée, mais qu'il n'y avoit rien de perdu.
A cette nouvelle je me suis hâté de traverser la montagne et suis allé coucher de l'autre côté à
l'auberge de la douane.
Le 23. — J'ai continué mon voyage le long de la mer et suis arrivé à Chu-mée où le bateau
étoit échoué. J'ai trouvé les bords de la mer couverts de débris de ce bateau, et j'ai vu venir au-devant
de moi un de nos gens qui étoit seul pour garder nos deniers et nos effets recueillis à terre sous une
cabane faite des débris du bateau. Ce pauvre misérable qui étoit là depuis plus de vingt-quatre heures
au milieu d'une troupe de coquins qui lui faisoient compagnie malgré lui pour pouvoir le voler fut
d'autant plus consolé de me voir qu'il ne m'attendoit que dans cinq ou six jours ; il me raconta l'histoire
de son naufrage et m'apprit que de trois mille quatre-vingts quans que j'avois chargés sur le bateau il
en manquoit mille deux cent vingt, et qu'il croyait que ces derniers étoient encore dans la carcasse du
bateau qui restoit entière échouée à cinq ou six brasses du plein, mais qu'il n'avoit osé se mettre à l'eau
pour aller les chercher, parce qu'il craignoit que tandis qu'il y seroit, tous ces Cochinchinois qui étoient
là n'emportassent aussi tout ce qui étoit déjà sauvé à terre. Par tout ce que j'appris de cet homme, je vis
qu'il y avoit dans ce naufrage beaucoup de mauvaise volonté de la part des bateliers et que s'il man-
quoit quelque chose c'étoit eux qui l'avoient volé.
Comme j'étois bien accompagné j'épouvantai tous ces gens là en mettant le pistolet à la main,
je les fis se jeter à l'eau, et leur ordonnai de chercher les deniers qui manquoient leur promettant dix
quans s'il les trouvoient, et les menaçant au contraire de coups de bâton s'ils ne cherchoient pas bien.
Mes promesses et menaces furent également sans effet. Rien ne se retrouva et après différentes tenta-
tives, je ne pensai plus qu'à mettre en sûreté ce qu'on avoit pu sauver en terre. J'ai pour cet effet loué
un autre bateau qui s'est heureusement trouvé dans ce port et dont le maître m'a bien rançonné vu la
nécessité où j'étois, j'ai tout rechargé dans ce bateau et ai mis dessus deux hommes pour le conduire.
Le 24. — Je me suis saisi du maître batelier et de son écrivain que j'ai conduits à Hué.
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Le 25. — Je suis arrivé au point du jour à la capitale, je suis allé loger chez l'évêque qui m'a
reçu avec toutes sortes d'amitiés. Ce prélat m'a confirmé tout ce qu'il m'avoit écrit à Faifo et je me suis
disposé à aller parler au Roy.
Le 26. — L'interprète Miguel est venu de la part du nègre favori me dire que si je voulais lui
donner deux mille cinq cents quans, il se chargeroit d'obtenir du Roy tout ce que je voudrois et de faire
expédier promptement le vaisseau. Il a ajouté que pour réussir plus sûrement il se servirait auprès du
Roy d'une nouvelle concubine qui est en faveur ; qu'il lui donnerait deux mille quans et en garderoit
cinq cents pour lui. Après avoir consulté sur cette nouvelle proposition, j'ai fait écrire trois différentes
requestes renfermant tout ce que j'ai à demander au Roy. Par la première j'ai demandé la restitution ou
le payement de toutes nos marchandises.
Par la seconde je demandais que le Roy signât du pinceau rouge l'exemption qu'il m'a déjà ac-
cordée verbalement pour tous les droits en général de notre vaisseau et nommât un mandarin pour aller
l'expédier.
Par la troisième requeste j'ay demandé que les vaisseaux de la nation française eussent la liber-
té de venir commercer dans tous les ports de ce Royaume et y jouissent des mêmes privilèges que s'ils
appartenoient au roi même de la Cochinchine. J'ai demandé la permission d'apporter ici des caches de
toutenague semblables en tout à celles que le Roy fait fondre dans son palais, et j'offrais pour cette
permission de payer le droit des dix pour cent, et d'estre exempt généralement de tout autre droit, tant
envers le Roy qu'envers les mandarins. J'ai mis aussi la condition que si nous ne pouvions pas apporter
des caches, mais seulement de l'argent ou quelque autre marchandise, nous ne payerions également
aucun droit et serions les maistre de vendre à qui bon nous sembleroit sans estre obligé de porter les
marchandises au palais. Enfin je finirais par demander la liberté de faire un établissement à Touranne.
J'ai remis ces trois requestes à l'interprète pour les porter au nègre et lui promettre de ma part les deux
mille cinq cents quans qu'il m'a demandé au cas qu'il pût obtenir du Roy sa signature aux trois re-
questes.
Le nègre en bon marchand a trouvé mes demandes trop fortes et la somme trop modique, il
m'a renvoyé dire que cela ne se pouvoit. Comme je ne puis plus me fier à cet interprète qui m'a déjà
trompé plusieurs fois, j'ai pris le parti d'aller chez le nègre voir par moi-même ce qu'il veut et finir
avec lui.
J'ai trouvé ce coquin plus insolent que de coutume. Il m'a d'abord donné de très mauvaises rai-
sons pour faire augmenter la somme, me disant que s'il demandait une somme d'argent ce n'étoit pas
pour lui, mais pour en faire présent, partie au Roy, partie à une concubine favorite. Il a ajouté que mes
demandes étoient si fortes que jamais il n'oseroit les proposer ; il ne convenoit pas de présenter à son
maître des choses désagréables et qui ne seroient sûrement pas de son goût ; en un mot qu'en obtenant
pour moi l'exemption de tout droit, il agiroit comme un mauvais domestique qui diminue le bien de
son maître.
Je lui fis sentir que s'il m'obtenoit mes demandes, il ne devoit pas penser diminuer en rien par
là le bien du Roy parce que si je n'obtenais pas tous mes privilèges, nos vaisseaux ne viendroient plus
en Cochinchine et le Roy se verroit par là frustré du présent qu'on lui apporteroit tous les ans si les
privilèges s'accordoient. Le nègre parut frappé de celle raison, mais non persuadé ; il insista dans son
premier sentiment, et je fus obligé de le prendre par intérest en lui promettant quelque curiosité et lui
donnant une bague que j'avois au doigt. Je profitai de l'instant où mon nouveau présent lui faisoit épa-
nouir le cœur, je l'accablai de caresses qui me coûtèrent beaucoup mais qui réussirent. Il se laissa ga-
gner et me promit tout. Mais puis-je compter sur la promesse d'un homme semblable ? La première
réflexion qu'il va faire dérangera toutes mes espérances.
VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier
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De la maison du nègre, je suis allé au palais pour tâcher d'avoir audience et savoir si le Roy n'a
pas changé de disposition à notre égard. Dès que le nègre a su que je voulais parler au Roy, il a craint
que je ne présentasse moi-même mes requestes et de perdre par là les deux mille cinq cents quans que
je lui avois promis. Il a aussitôt couru dans le palais, et a si bien fait que je n'ai pu avoir audience.
Comme je retournais il m'a envoyé son écrivain pour venir avec moi faire un billet d'obligation
pour la somme promise.
Le 27. — J'ai pris le parti de gagner, un capitaine des gardes pour me faire entrer au palais. Je
l'ai invité à dîner, je lui ai fait quelques présents, et il m'a procuré une nouvelle audience.
Dès que j’ai paru à la porte du palais le capitaine sans en donner avis à son ami le Nègre, est
allé avertir le Roy que je demandais audience. Une demi heure après le prince est venu à la porte et
sans sortir il a simplement avancé la tête pour voir où j'étois. Je me suis approché et le Roy me rece-
vant avec son affabilité ordinaire m'a demandé pourquoi le vaisseau n'était pas encore parti
1
. Je lui ai
répondu qu'il m'avoit fait la grâce de me promettre depuis longtemps un mandarin pour dépêcher le
vaisseau ; que dans cette confiance j'étois allé l'attendre à Faifo ; mais que voyant la mousson passer
sans qu'il parût aucun mandarin, j'avois été obligé de revenir pour avoir recours à ses bontés et le prier
de nommer quelqu'un.
Le prince me dit qu'il avait nommé On caï bô depuis plus d'un mois et qu'il étoit surpris que ce
mandarin n'eût pas obéi. J'ai tout de suite exposé les différentes difficultés que j'éprouve de la part des
mandarins, les uns ai-je dit veulent me faire payer des droits que vous m'ayez pardonnés avec tant de
bonté et osent indignement vexer des étrangers qui sont sous votre protection royale : les autres mépri-
sant vos ordres, retiennent injustement nos marchandises et tandis que vos bienfaits remplissent notre
cœur d'estime et d'affection pour votre personne, leurs vexations nous inspirent de l'aversion et de
l'éloignement pour un pays où votre bonté nous invite mais nous soutient trop faiblement contre l'avi-
dité de vos mandarins.
Comme le Roy a paru touché, j'ai tâché de le décider fortement en notre faveur en lui disant
que j'étois bien éloigné de m'attendre à de telles difficultés, lorsque la première fois que je parus en sa
présence, il m'assura de sa protection dans les termes les plus forts. Que dira-t-on en France ajoutai-je
lorsqu'on apprendra que le Roy de Cochinchine nous a bien reçus et nous a protégés, mais que ses
mandarins nous ont opprimés ? Dans notre Royaume qui est-ce qui oserait ainsi désobéir aux ordres du
Roy ? Dans quel pays du monde feroit-on de semblables injustices et avec quelle sévérité ne seroient
pas punis des mandarins assez misérables pour tyranniser ceux que le Roy protège ?
Pendant ce discours le Roy changea trois ou quatre fois de couleur et d'un air touché et interdit
se retira sans me répondre et sans que j'aye pu savoir au vrai l'effet de mes plaintes, comme je voyais
qu'il se retiroit, je tirai promptement une requête que j'avois toute prête par laquelle je demandais jus-
tice des bateliers qui nous ont volé mille deux cens vingt quans.
Le Roy jeta les yeux sur cette requeste, et jetant un cri d'indignation sur toutes les injustices
qu'on me foisoit, il me dit d'un air plein de bonté qu'il me feroit sûrement retrouver la somme perdue.
Je ne saurois croire que ce prince aye part aux vexations que j'éprouve. Il paroît avoir le cœur
bon et aimer les étrangers, mais pourquoi ne punit-il pas les mandarins ou du moins ne les empêche-t-
il pas de nous voler ? Il sçait bien se faire obéir quand il veut. La suite m'apprendra ce que je dois pen-
ser à son sujet.
1
Cette question du Roy prouve bien que ce n'est pas par son ordre que les mandarins nous molestent ; elle prouve aussi qu'il
est bien peu au fait de ce qui se passe chez lui. Il est vrai qu'il ne se mêle de rien.
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Le 28. — Un soldat que j'avois envoyé à Chu mehé se saisir des bateliers camarades de ceux
que j'ai amenés ici, est revenu sans avoir pu les prendre. Il m’a appris que le second bateau sur lequel
j'avois chargé les débris du premier naufrage avoit manqué de périr mais qu'il étoit heureusement ren-
tré dans le port. Le Roy a nommé On caï bô pour examiner l'affaire des bateliers. Ce mandarin a sur le
champ envoyé ses soldats se saisir des deux hommes que j'avois conduits ici.
Le Nègre m'a renvoyé aujourd'hui l'interprète avec le capitaine des Gardes, son ami, et l'un des
examinateurs de notre vaisseau pour me dire que si je voulois augmenter encore cinq cents quans il
obtiendrait ce soir même mes demandes.
Après avoir disputé toute la journée je suis convenu de promettre les trois mille quans à condi-
tion que mes trois requestes seroient signées du Roy et je leur ai fait mon billet où je n'ai rien oublié
pour stipuler clairement les conditions. C'est la troisième requeste qui est la plus intéressante et pour
laquelle seule je crois ne devoir pas épargner les trois milles quans.
J'ai découvert une infinité de nouvelles friponneries de la part de l'interprète Miguel.
Le 29. — J'ai eu la visite des mandarins auxquels je me suis engagé de payer trois milles
quans s'ils pouvoient obtenir du Roy les demandes dont j'ai parlé ci-dessus : ils se sont servis de toutes
sortes de ruses pour me faire augmenter la somme en me disant que le Roy n'accorderoit jamais ces
demandes. Comme par mon billet j'exige d'eux qu'ils m'obtiennent la signature à trois requestes pour la
somme de trois mille quans, ils ont voulu stipuler le prix de chacune de ces requestes, afin d'avoir une
récompense sûre pour les deux premières qui sont aisées à obtenir, et me faire ensuite contribuer pour
la dernière qui est la plus difficile, mais la plus intéressante. Malgré toutes les difficultés je me suis
tenu à mon premier billet sans y avoir rien changé. Ils m'ont appris que le Roy a nommé hier le man-
darin Oh caïbo pour aller dépêcher notre navire.
Ce sont eux qui ont la commission de porter cet ordre au susdit mandarin, mais ils n'oseroient
le faire aujourd'hui, disent-ils, vu que c'est un jour malheureux.
Ce qui m'embarrasse le plus en négociant avec ces gens-ci, c'est qu'ils ne disent jamais un mot
de vérité. Aujourd'hui ils conviennent d'une chose, demain ils nieront en estre convenu. Ils promettent
et se dédisent continuellement sans le moindre scrupule, n'ayant pour objet que leur propre interest
dans toutes les affaires dont ils sont chargés même de la part du Roy. Ils ne pensent qu'à tirer en lon-
gueur pour gagner davantage ; tous leurs discours ne tendent qu'à tromper. Plus on leur donne, plus ils
marquent envie d'avoir. Chaque entretien qu'on a avec eux finit par quelque demande importune de
leur part. Pour traiter avec de semblables gens il ne suffit point d'avoir de l'intelligence des affaires. Il
faut être aussi fripon qu'eux.
Un autre désagrément non moins grand que le premier, c'est qu'il n'y a pas de ministre déter-
miné pour telle ou telle affaire, surtout pour celles des étrangers. Le Roy donne à sa volonté le manie-
ment des affaires les plus intéressantes à ses domestiques nègres ou à quelques soldats favoris suivant
qu'il veut les récompenser, parce qu'il ne leur donne ces commissions qu'afin qu'ils puissent gagner.
Comme le Roy d'ailleurs ne les paye pas, dès qu'ils ont quelque commission ils n'oublient rien pour en
tirer le parti le plus avantageux et s'enrichir s'ils peuvent pour le reste de leur vie. De là viennent les
friponneries qu'on éprouve, de là vient la longueur des affaires qu'on ne scauroit terminer avec un
ignorant soldat qui ne connoît tout au plus que ses armes ou un nègre qui ne scait que les viles fonc-
tions d'un esclave. Ce qu'il y a de singulier en tout cela c'est de voir les plus grands mandarins obligés
de faire leur cour à ces coquins et le Roy demander compte à ceux-ci de leurs friponneries et partager
avec eux le pillage.
Enfin les deux mandarins sont retournés en me disant qu'ils ne pouvoient se charger de mes
requestes pour la somme de trois mille quans.
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Le 30. — On a commencé à découvrir le vol que nous ont fait les bateliers. La maîtresse du bateau
étant mise à la question a avoué avoir volé trois milles quans pour payer ici des dettes de mandarins.
Les associés l'ont accusée d'avoir tout volé, et de leur avoir conseillé de couper les rotins qui lient le
bateau et de le faire par ce moyen ouvrir et périr en pleine mer afin de donner à croire que tout avoit
été ainsi perdu ; mais les bateliers quoique habiles nageurs, n'ont osé le faire périr en pleine mer. Tout
ce qu'ils ont pu faire pour contenter leur maîtresse et payer la part qu'ils ont eue au vol, a été de couper
un peu de rotin qui liait le bateau pour lui faire une voie d'eau puis de venir s'échouer sur le sable.
Cette première découverte me fait espérer que tout ou la meilleure partie des mille deux cent
vingt quans se retrouvera.
Les deux mandarins de hier sont encore venus pour éprouver de nouvelles ruses et me faire
augmenter la somme que je leur promets pour mes requestes. J'ai toujours tenu bon.
Le 31. — J'ai envoyé chez On caï bô qui comme je l'ai dit ci-dessus a été nommé il y a plus
d'un mois pour aller expédier notre vaisseau mais qui avoit négligé l'ordre du Roy et qui vient encore
d'être nommé depuis ma dernière audience.
Ce mandarin a répondu que quoique le Roy l'eût nommé, l'ordre ne lui en avoit pas encore été
porté ; qu'au reste il étoit inutile qu'un mandarin allât sitôt expédier le navire vu que je n'avois pas
encore payé les droits qui sont de dix pour cent. Voilà la première fois que ce mandarin m'a parlé de
payer ce droit. Il m'avoit toujours assuré que le Roy me les avoit pardonnés ; que d'ailleurs c'étoit la loi
du Royaume de n'exiger aucun droit d'un vaisseau qui apporte un présent tel que le nôtre, outre cela,
comme je l'ai déjà dit, le Roy lui-même m'a répété vingt fois qu'il n'exigeoit aucun droit et tout nouvel-
lement dans ma dernière audience il me l'a encore dit en présence des mandarins qui me font tant de
difficultés. On peut voir par là comment le Roy est servi. Il donne des ordres et celui qui est chargé de
les porter n'en fait rien, à moins que la personne intéressée ne lui donne de l'argent, ce qui est d'autant
plus surprenant que le Roy est réellement craint. Quel embarras pour un étranger ! Quelle patience ne
faut-il pas! Si encore il n'en coûtait qu'une centaine de quans ! mais ces gens-ci ne parlent que par
mille.
Ce droit dont On caï bô me fait parler ce malin est très considérable. Aucun vaisseau ne l'a
jamais payé parce que quoiqu'il soit déterminé par la loy, une autre loy en exempte tout vaisseau qui
apporte un présent curieux. Jamais vaisseau n'en a apporté un comme le nôtre. Ce droit de dix pour
cent sur toutes les marchandises du vaisseau se détermine sur l'estimation que fait le subrécargue des
dites marchandises conjointement avec le mandarin qui examine le vaisseau. Quoique nous n'ayons
presque aucune marchandise je ne sais comment On caï bô a composé son catalogue. Il nous donne
pour quatre vingt mille quans de marchandises sur lesquelles nous devons, dit-il, huit mille quans.
Je vois à présent que ce mandarin, quoique chrétien, est aussi fripon que les autres et s'ac-
corde avec eux. Dans les commencements il avoit paru disposé à m'aider et m'avoit donné de fort bons
conseils que j'ai suivis à la lettre. Aujourd'hui j'apprends qu'il écoute le père Jésuite médecin qui l'a
entièrement indisposé contre nous, et qui lui a fait des avances d'argent ainsi qu'à deux ou trois autres
mandarins, pour les engager à nous traverser dans nos entreprises, de façon que je ne vois pas d'autre
remède que de donner plus que ce bon Père qui agit ouvertement contre nous au nom de ses confrères
et des Portugais.
Le 1er
janvier 1750. — J'ai renvoyé chez les mandarins avec lesquels je suis en négociation, et
leur ai écrit la lettre la plus engageante qu'il m'a été possible pour tirer d'eux quelque service Ils m'ont
répondu que le Roy devant retourner demain au grand palais, ils étoient occupés à faire transporter ses
effets, qu'ils ne pouvoient point me servir de deux jours, mais qu'après cela ils se chargeroient de ter-
miner nos affaires : nouveaux délais tous les jours.
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L'interprète Miguel que j'ai envoyé chercher m'a fait réponse que si je lui donnais trois cents
quans d'avance il viendroit me servir. J'ai fait acheter de la graine de vers à soie pour envoyer à notre
colonie de Maurice. J'ai vu aujourd'hui chez un mandarin cochinchinois une idole d'or d'environ un
pied de haut. Son altitude est celle d'un furieux ; elle est montée sur un monstre marin et tient en main
un trident. Ce mandarin m'a bonnement assuré que cette idole a autorité sur les vents et sur la mer.
C'est' le Neptune des anciens. L'ouvrage quoique dans le goust cochinchinois est assez bien exécuté,
on m'en a demandé mille quans.
Comme je demeure ici chez l'Évêque et que c'est aujourd'hui jour de cérémonie et de visites,
j'ai été surpris de ne voir venir aucun des religieux qui sont à la ville, quoiqu'ils soient au nombre de
sept ou huit. Ces bons missionnaires auroient dû naturellement venir visiter l'Évêque leur supérieur,
mais j'ai appris à cette occasion que la discorde règne dans cette mission comme dans toutes les autres.
Dix ou douze européens qui sont ici au milieu d'une nation barbare, et qui ne devroient point avoir de
plus grande consolation que celle de se rassembler quelquefois et de converser ensemble ne se voyent
jamais et ne peuvent se souffrir.
Le 2. — Le Roy est descendu du petit palais de Toudouc au grand Palais. Ce changement ne
m'a pas permis de travailler à aucune affaire.
J'ai fait appeler un ouvrier, mais ce misérable sortant de bon matin de sa maison pour venir
travailler chez moi a eu le malheur de rencontrer une femme. Il est aussitôt retourné, et de tout le jour
n'a osé mettre le pied hors de chez lui dans la crainte qu'il ne lui arrivât quelque accident, la femme est
ici un oiseau de mauvais augure.
Il est arrivé aujourd'hui une histoire qui fait beaucoup de bruit.
Un ancien auteur naturaliste Chinois parle dans ses ouvrages d'un certain arbre qui ressemble
presqu'en tout à notre figuier d'Europe. Après avoir fait un grand éloge de cet arbre auquel il donne des
qualités merveilleuses, il finit par dire que quoique cet arbre ne donne point de fleur, cependant il peut
en porter et que le Royaume où l'arbre portera fleur sera le plus riche et le plus heureux de tous les
royaumes.
La Cochinchine produit l'arbre en question et dans le voisinage du palais sur le bord d'un ruis-
seau, on a trouvé aujourd'hui deux fleurs rouges qu'on dit être fort belles sur un de ces arbres. Un heu-
reux hasard a conduit dans cet endroit deux jeunes gens qui ont pris ces fleurs et les ont portées au
Roy.
Aussitôt le prince a fait assembler tous les grands mandarins, leur a fait voir les fleurs. On a
envoyé reconnoître l'arbre et examiner si les fleurs y avoient été véritablement cueillies. La vérité du
fait confirmée le Roy a avalé les fleurs comptant bien se procurer par là le bonheur le plus parfait et
peut-être l'immortalité. Les mandarins ont applaudi à sa bonne fortune en se prosternant neuf fois et
tout le monde ne doute plus du bonheur du Roy et de tout son royaume. Les deux jeunes gens qui ont
fait cette découverte ont eu chacun une compagnie de soldats.
Ce petit événement ne contribuera pas peu à augmenter la vanité du Roy qui est déjà grande et
donnera lieu à beaucoup de flatteries de la part de ses courtisans qui en faisoient déjà un dieu. On a
placé une compagnie de soldats auprès de l'arbre pour le garder et le Roy a ordonné d'y élever une
pagode.
Le 3. — Je suis allé chez les deux mandarins avec lesquels je suis en marché pour finir mes af-
faires. J'ai trouvé le Nègre favori qui m'a dit avoir parlé au Roy et que ce prince étoit disposé à signer
mes trois requestes à condition que je payerai les trois milles quans dont j'étois convenu, et de plus les
droits des trois examinateurs de notre vaisseau dont la somme se monte à sept cens cinquante quans,
c'est-à-dire à deux cents cinquante quans chacun. J'ai encore disputé beaucoup là dessus, mais comme
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j'ai affaire à gens qui n'entendent aucune raison, et que d'ailleurs le nègre m'assuroit que tel étoit
l'ordre du Roy, j'ai été obligé de convenir de tout ce qu'il a voulu. Je lui ai donné la liste des marchan-
dises qui sont encore au palais, et dont le prix suivant la facture que nous avons donnée, monte à plus
de cinq mille quans. Je lui ai dit de prendre sur cette somme les trois mille quans que le Roy demande
et de se charger de payer les trois examinateurs dont lui-même est du nombre. Il a consenti à ma pro-
position et m'a promis de finir demain en obtenant la signature du pinceau rouge à mes trois requestes.
Ce misérable nègre est insatiable. Il m'a fait mille demandes et j'ai été obligé de lui donner
sans quoi tout eût été brouillé : il est certain que les trois milles quans sont pour lui quoiqu'il dise ne
les demander que pour les offrir au Roy.
Le 4. — Le Roy est allé à la chasse au tigre. Ce prince a pris goust pour cet amusement, parce
que, me dit-il un jour, c'est un exercice qui l'accoutume aux fatigues de la guerre et le rend hardi.
J'ai acheté quelques petites pièces de soye mal fabriquées. On ne sauroit en avoir à moins de
les commander. La soye n'a jamais été aussi chère dans le pays que cette année. Elle vaut ordinaire-
ment de huit à neuf masses le nên ou les douze onces, la soye de la première sorte. Aujourd'hui elle
vaut au moins un quan trois masses jusqu'à un quan six masses.
J'ai fait venir chez moi un fondeur de deniers du Roy qui m'a vendu tous ses outils et m'a en-
seigné la manière de fondre en travaillant lui-même devant moi, et me faisant voir toutes les opéra-
tions. Comme le nègre favori me dit hier que le Roy m'accordait avec mes deux autres demandes, la
permission d'apporter ici des caches, je n'ai rien négligé pour m'instruire à fond de la manière de les
fondre et j'insère ici ce que j'en ai recueilli.
Manière de fondre les caches en Cochinchine.
On commence d'abord par poser solidement un petit établi do la longueur du moule des
caches. Cet établi a ici deux pieds de longueur sur sept pouces de largeur. Il a la forme de l'établi d'un
tonnelier. On pose dessus une ligne parallèle un premier cadre dont les parties sont fixes et ne jouent
point. On couvre la surface de l'établi d'une poussière de charbon renfermée dans un sac de toile claire,
puis on remplit la cavité que forme le cadre au-dessus de l'établi de la terre grasse préparée, passée par
un gros tamis et médiocrement sèche.
Cette terre étant ainsi posée de façon qu'elle surpasse la hauteur du cadre d'environ un demi-
pouce.
L'ouvrier la presse d'abord avec les mains, puis il monte dessus et s'appuyant sur un morceau
de bambou suspendu par les deux extrémités à la hauteur de ses bras, il foule cette terre de tout le
poids de son corps, en poussant et repoussant dessus deux ou trois fois.
Cette opération faite, l'ouvrier prend un petit morceau de bois de la longueur d'un demi-pied,
de forme carrée et de deux pouces d'épaisseur en tous sens. Avec ce planissoir il enlève toute la terre
qui surpasse le cadre, après quoi il sème encore du charbon sur cette terre.
Alors il divise avec le compas la largeur du contenu du cadre en quatre parties. Sur les deux
points qui marquent les deux parties les plus voisines des bords du cadre, dans sa longueur il trace
deux lignes dans chacune desquelles il pose une baguette de fer qui est un peu plus grande à l'une de
ses extrémités, et va toujours en diminuant jusqu'à l'autre.
Cette baguette de fer est séparée en trois parties qui s'ajustent bout à bout l'un de l'autre lors-
qu'on les emploie. Chacune de ses parties est ronde d'un côté et triangulaire de l'autre.
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C'est le côté triangulaire que l'ouvrier enfonce dans cette première terre préparée, dont j'ai déjà
parlé cy dessus. Il enfonce chacune des parties de ces deux baguettes l'une après l'autre avec un petit
instrument de corne et d'ivoire fait à peu près comme le manche ordinaire d'un outil, convexe à l'une
de ses extrémités et concave à l'autre. Il frappe légèrement et avec adresse sur ce petit instrument sur la
baguette de fer pour la faire enfoncer également de la moitié de son épaisseur.
Ces deux séparations étant formées par les deux baguettes de fer, l'ouvrier ajuste les caches
originales qu'il a choisies pour en graver l'empreinte dans la terre, il les applique toutes bout à bout
l'une de l'autre, en laissant seulement une ligne de séparation, ayant bien soin de les placer toutes sur le
même côté, de façon qu'elles touchent la baguette de fer. Avant de les placer, l’ouvrier doit avoir atten-
tion de les frapper avec le petit outil de corne ou d'ivoire dont j'ay parlé cy dessus, afin de rendre la
cache un peu concave du côté où elle doit être appliquée sur la terre, afin que la frappant ensuite sur le
côté opposé pour en mieux imprimer les caractères elle revienne dans son état naturel.
L'ouvrier forme ainsi quatre lignes de caches, c'est-à-dire une ligne de chaque côté de chacune
des deux baguettes de fer ; les caches ne doivent être enfoncées dans la terre qu'à la moitié de leur
épaisseur.
Il faut avoir attention de laisser deux pouces de vide à la tête des quatre rangs de caches. Dans
cette espace vide, l'ouvrier imprime avec force le côté concave, de son instrument de corne. Cette em-
preinte servira par la suite à retenir la terre qui doit être jetée sur ces rangs de caches. Pour faire la
seconde partie du moule en prenant l'empreinte de l'épaisseur de la moitié de chaque cache du côté
opposé à celui où elles sont déjà appliquées sur la terre. C'est, également pour tenir cette seconde terre
que l'ouvrier imprime dans les bords de la première des cavités triangulaires qu'il fait avec un petit
morceau de bois à sa volonté.
Cette première couche des caches originales étant ainsi disposée, l'ouvrier la saupoudre une
première fois de poussière de charbon. Il applique sur ce premier cadre qui ne s'ouvre point un second
cadre dont les quatre angles jouent et qui peut s'ouvrir. Il remplit ce nouveau cadre comme le premier
de terre préparée ; il la foule avec les mains, puis avec les pieds comme dans la première opération.
Enfin il en ôte le superflu comme cy devant. Il frappe légèrement les deux côtés des deux cadres, les
enlève tous les deux, les renverse de façon que les caches et les baguettes de fer resteront appliquées
sur le second moule et présenteront la partie qui étoit imprimée dans le premier.
Ce second moule alors se met à la place du premier qu'on laisse à part pour un moment ; on
adapte sur le cadre de ce second moule un troisième cadre. Cette opération se fait d'autant plus facile-
ment que le cadre supérieur a quatre chevilles qui répondent à quatre trous du cadre inférieur ce qui
rend l'ouvrage beaucoup plus juste.
Le nouveau cadre étant ainsi appliqué, on saupoudre les caches de poussière de charbon. On
remplit le cadre de terre. On la foule, on en tire le superflu comme cy devant ; en un mot on en forme
la seconde partie du moule, qu'on lève avec dextérité comme le premier, et qu'on pose sur une planche
de la largeur du cadre.
Jusqu'ici il n'y a encore que la moitié du moule de fait, parce que le premier n'a servi que
comme de base pour faire les autres. Car comme le premier cadre ne peut pas s'ouvrir le demi moule
qu'il renferme ne peut servir que pour la fonte. On le met à part comme je l'ai dit cy dessus, et il ne sert
qu'au cas que le moule sur lequel on veut imprimer le revers des caches ne vienne à se casser. Alors on
reprend ce premier cadre, on le pose sur celui qui menace ruine, et en le renversant, les caches se re-
trouvent disposées comme la première fois, et on recommence l'opération.
Après cette explication, il est aisé de comprendre comment après l'impression du premier de-
mi-moule on imprime le second, en renversant les moules de façon que lorsqu'on les sépare, les caches
qui restent sur le moule inférieur présentent le côté qu'on veut imprimer.
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Les moules étant ainsi formés on les place parallèlement les uns sur les autres au nombre de
six, vingt, trente à la volonté de l'ouvrier. Puis on les couvre tous d'une nouvelle planche qu'on lie avec
la planche inférieure de façon qu'on puisse manier le tout sans courir risque de rien casser. Alors on
renverse tous les moules ainsi attachés sur une troisième planche de façon que l'orifice de tous les
conduits destinés à recevoir la matière se présentent en haut.
Il faut avoir attention de disposer cette dernière planche inférieure de façon qu'elle ait un peu
de pente, ce qui se fait en mettant sous l'une de ses extrémités quelque chose qui s'élève de ce côté-là.
Alors on prend une petite cuillère de fer aiguë et l'on se sert de sa pointe pour élargir légèrement l'ori-
fice de chaque conduit. Puis avec l'extrémité du manche de cette cuillère lequel forme une espèce
d'anneau, on trace dans la superficie des moules, un petit conduit également creusé qui conduit d'un
orifice à l'autre. Ces deux opérations se font avant de lever les moules sur la planche inférieure.
Il ne reste plus qu'à verser la matière. Il faut avoir attention que la matière no soit pas trop
cuite, c'est ce que l'expérience apprend. Dès que la matière est jugée bien fondue, on la prend avec une
grande cuillère et on la verse dans tous les conduits extérieurs qui communiquent à chaque conduit
intérieur. On laisse un peu refroidir la fonte, puis on brise les moules.
Les caches retirées du débris des moules, on en sépare tout le superflu qui se remet à la fonte ainsi que
celles qui ont été manquées. Quant à celles qui ont bien réussi on les enfile au nombre de quatre ou
cinq cents dans une aiguille de fer forgé suivant la forme carrée du trou qui est au milieu des caches.
On les presse l'une contre l'autre avec force à l'aide d'un petit battoir de fer percé comme les susdites
caches.
Alors on présente cette enfilade sur un tour et à l'aide de deux grosses limes entre lesquelles on
les fait retourner, on réussit à en polir la circonférence après quoi on les lave pour une plus grande
propreté.
*
Le 5. — Le Roy s'est donné le spectacle du combat des tigres avec les éléphants. On a trans-
porté les premiers dans des cages sur une isle située au milieu de la grande rivière de Hué vis-à-vis l'un
des palais. On a fait passer la rivière à quarante gros éléphants qui se sont rangés en ordre de combat et
ont formé une double haie qui bordait entièrement l'une des extrémités de l'isle. Les tigres étoient pla-
cés du côté opposé et des soldats, la lance à la main, ont bordé une autre partie de l'isle dans toute sa
longueur qui peut être de six cens pas ; de façon qu'il ne restait qu'un côté de l'isle ouvert. C'est en cet
endroit que le Roy est venu se placer accompagné d'une douzaine de galères et de tous les grands
mandarins du royaume. La galère du Roy n'étoit distinguée que par un parasol rouge qu'un page tenoit
à côté de ce prince.
Le Roy a fait donner le signal du combat en faisant frapper à diverses reprises sur un morceau
de bambou (cet instrument grossier rend un son ou plustost fait un bruit très désagréable). A ce signal
des soldats font sortir un des tigres de sa cage. Ce pauvre animal qui a longtemps souffert dans son
étroite prison et auquel on a rogné les ongles et lié la gueule, sort à demi-mort et est attaché avec une
longue et bonne corde à un poteau. Aussitost un éléphant se détache de sa ligne et vient à pas lents
auprès du tigre. Il replie sa trompe crainte d'être saisi par cet endroit sensible, et avec ses deux dents
soulève le tigre qui est sans défense, et le fait pirouetter assez haut, puis recommence ce jeu jusqu'à ce
que le tigre soit entièrement mort. Alors des soldats avec des fagots de paille viennent lui brûler les
barbes afin que personne ne puisse s'en servir pour composer des poisons, car les gens du pays préten-
dent que ces poils sont extrêmement dangereux.
Voilà ce que c'est que le combat des tigres contre les éléphants, spectacle bien ennuyeux. Ce-
pendant le Roy et tous ses mandarins ont eu la constance de passer la journée à voir ainsi tuer dix-huit
tigres.