VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE ( I )_

Sous le titre : Voyage de Pierre Poivre en Cochinchine, Henri Cordier a transcrit dans la Revue de l’Extrême-Orient, 1887, t3, pp.81-121, 364-510, deux manuscrits des Archives Nationales qui sont l’objet de la présente réédition. Le premier texte que nous reproduisons est la transcription d’un manuscrit de Pierre Poivre (A. N. Col C/1/2, f° 161à 215), intitulé Journal d’un voyage à la Cochinchine depuis le 29 aoust 1749, jour de notre arri- vés, jusqu’au 11 février 1750.

Journal d’un voyage à la Cochinchine

 

DEPUIS  LE 29  AOUST 1749,   JOUR  DE  NOTRE ARRIVÉE, 

JUSQU'AU 11 FÉVRIER 17501

 

 

Arrivée dans le port de Touranne.

 

Nous sommes arrivés dans la grande baye de Touranne et avons mouillé par les huit brasses

fond de vase à peu près dans le milieu de la baye. Le gisement de l'entrée de port est le sud un quart

sud-ouest-cinq degrés ouest. Elle est facile, il y a deux passes séparées par une petite isle boisée. La

passe qui est dans le sud de1a petite isle est voûtée et spacieuse, celle du nord est très étroite et toutes

deux sans danger.

L'entrée de la baye est à trois lieues dans le nord de l’isle Chiam appelée communément

Chiam Pelo Verdadeiro. Dans le fond de la baye presque vis à vis son ouverture gît la petite embou-

chure de la grande rivière de Faïfo : toutes les montagnes qui forment la baye et l'environnent sont

bien boisées et présentent un coup d'œil agréable.

A peine eûmes nous laissé tomber l’ancre que nous vîmes arriver à bord le petit mandarin que

les Cochinchinois nomment On Doi c’est-à-dire chef de la douane.

Ce petit mandarin nous fit mille amitiés. Il s’informa de ce que nous venions faire, écrivit la

réponse que je lui donnai et sur le champ expédia des courriers pour la cour. Je lui remis deux ou trois

lettres tant pour les missionnaires français que pour des interprètes cochinchinois de ma connaissance

que le mandarin m’avoit dit estre à la cour. Par ces lettres je demandais aux missionnaires françois

leurs conseils et des nouvelles de la situation présente du royaume. En informant les interprètes de

mon arrivée je leur disois d'en faire informer le Roy, de le prévenir en notre faveur et de venir me

trouver. Le mandarin me promit d'envoyer ces lettres le jour même.

Le 30 aoust. — J'ay rendu ma visite au mandarin qui a donné ordre de nous fournir des vivre,

m’a offert de la monnoye du pays, m'a fait présent d'un bœuf, de quelques volailles et de divers fruits.

 

        Le 1er  septembre. — J'ay fait le voyage de Faïfo, pour aller rendre visite au grand mandarin

qui a inspection sur les vaisseaux étrangers. J’ay été bien reçu de ce mandarin auquel j’ai communiqué

l'État des présents dont j'étais chargé pour le Roy, et celui des marchandises que nous avions à bord. Il

m'a interrogé sur la grandeur du vaisseau, le nombre des officiers et de l'équipage, la quantité des ca-

nons et autres armes que nous avions à bord, fait écrire mes réponses et a chargé un courrier qu'il a

expédié sur le champ pour la cour.

J'ai obtenu permission de faire acheter des vivres  et toutes sortes de rafraîchissement pour

notre équipage et la liberté de bâtir une maison de bambous sur la grande isle de Touranne pour nos

malades.

Le 3. — Nous avons eu, des bœufs, des volailles, des légumes et des fruits de toute espèce. Çy

devant les Cochinchinois n'osaient venir à bord, vue la défense générale à tous les bateaux d’aborder

un vaisseau qui n'a pas encore été visité par le mandarin dans la crainte que sous prétexte de venir

                                                           

1

 Je prie les lecteurs de me pardonner les fautes qui ne peuvent qu'estre en très grand nombre dans la copie de ce journal. J'ay été si pressé par le départ du Vaisseau qu'il ne m'a pas été possible de corriger les erreurs du copiste. Si comme nous l'espérons le vaisseau le Prince nous fournit une autre occasion d'écrire en France, je promets à la Compagnie une copie moins défectueuse de ce journal à laquelle je vais travailler.

 

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vendre des denrées, on ne facilite la fraude et qu’on ne fasse par là tort au Roy qui veut avoir la préfé-

rence sur les marchandises du vaisseau.

Pour empecher cette fraude, l’usage est que dès qu’une somme chinoise arrive, les soldats co-

chinchinois du bord de la mer s’établissent dans le vaisseau pour empecher d’en rien sortir.

Pour nous on nous a traités avec plus de distinction ; on s’est contenté d’envoyer pendant la

nuit deux ou trois pirogue pour faire la garde autour du vaisseau à une demi-portée de canon. Cette

garde se fait par les habitans d’un village situé sur les bords de la mer. Ce village moyennant cela est

exempt de toute corvée, et ne paye aucun tribut au Roy.

Le 4. — Nous avons établi notre bancassal à terre.

Le 5. — Tous les mandarins sont venus à bord et ont emporté les deux chevaux de la Compagnie donnés à Pondichéry pour acheter aux païens. Nous les avons remis en très bon état. Les mandarins ont encore emporté quatre ou cinq cochons, un  coq d'Inde, et une poule pintade qu'ils ont crû digne de la curiosité du Roy. On a reçu ces animaux à terre avec beaucoup d'attention, et même avec un respect qui marque combien ce peuple est esclave de son Roy. Car ils ont fait des sacrifices pour la santé de ces animaux, ont battu la teste devant eux et le mandarin en a confié le soin et la garde à cent soldats.

Le 6. — Est arrivé le mandarin général des vaisseaux qu'on nomme On Caïbo Tao. Il est venu

par ordre du Roy pour expédier le débarquement des présents du Roy et de nos marchandises et pour

me faire partir pour la cour. Avec ce mandarin sont arrivés les deux interprètes cochinchinois que M.

Friel avoit cy-devant mené à Pondichéry et renvoyé ensuite dans leur patrie par un vaisseau de Macao.

De ces deux jeunes gens l'un nommé Damase Hieu n'avoit d'autre qualité que celle d'interprète, l'autre

nommé Miguel Ruong étoit envoyé du Roy pour me venir féliciter et m'assurer de la protection du Roy

qu'il avoit prévenu en notre faveur ainsi que je lui avois écrit. Ce Miguel avoit cy-devant profité du

séjour que j'avois fait pendant neuf mois à Pondichéry pour apprendre de moi le dessin et la peinture.

Comme il avoit beaucoup de disposition et que je me prettai de tout mon cœur à lui apprendre le peu

que j’en sçavois, il fit en peu de tems d’assez grands progrès. De retour dans son pays il a apporté son

talent de dessiner et rien de plus. Le Roy, curieux d’entendre un Cochinchinois parler avec connais-

sance des pays étrangers fit venir ces deux voyageurs à sa cour, les interrogea sur les différentes na-

tions qu’ils avoient vües. L’un répondit mal à la curiosité du Roy parce qu’il avoit voyagé sans voir, et

il fut renvoyé. L’autre plut par ses connaissances et surtout par son talent de peindre. Le Roy le prit en

affection et il jouissait de cette faveur lorsque j’arrivais dans ce pays-cy.

Lorsque ce jeune homme vint à bord, il me fit toutes les amitiés que la plus vive reconnais-

sance put lui dicter. Il m’avoua les larmes aux yeux qu'il me devoit tout ce qu'il étoit, et me jura de

m'aider en tout ce qui dépendroit de lui. Je lui donnai aussitôt la note de tout ce que nous avions à bord

et le renvoyai à Hué porter les nouvelles au Roy et le disposer de plus en plus en notre faveur.

Le 7. — Le mandarin fit partir pour la cour les chevaux et les autres animaux destinés à être

offerts au Roy. Les battemens de teste et les sacrifices recommencèrent. Je donnai un palefrenier in-

dien pour les accompagner.

Le 8. — Nous descendîmes à la douane treize grands coffres qui contenoient les présents des-

tinés au prince.

Le 9. —Nous eûmes abord la visite du grand mandarin .qui fut très content de la réception que

nous lui fîmes. On le salua seulement de trois coups de canon parce qu'il ne permit pas, d'en tirer da-

vantage et je reconnus que de toutes les politesses que nous fîmes à ce mandarin celle qui lui plut le

moins fut notre salut de canon. Ces gens ci n'aiment pas le bruit et ont une aversion générale pour les

instrumens militaires et pour tout ce qui a un air  de guerre. Ce mandarin était accompagné de huit

 

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autres mandarins inférieurs parmi lesquels etoit un capitaine du Roy, et le secrétaire d'un nègre favori

intendant général des bâtimens royaux. Le grand mandarin avoit pour ces deux-cy beaucoup d'atten-

tion et de déférence, et cela parce qu'ils étoient  tous deux espions de la cour pour veiller sur sa con-

duite. Il faut remarquer que tous les officiers et même les simples soldats qui approchent de la per-

sonne du Roy sont très craints et redoutés des plus grands mandarins auxquels il jouent souvent des

tours sanglants en lâchant quelques mots satiriques contre eux qui les perdent quelquefois dans l’esprit

du Roy.

Comme je sçavois que suivant les lois du pays, notre présent eut été mal reçu s'il n'étoit ac-

compagné d'une lettre, j'avois eu la précaution d'en tenir une toute preste au cas qu'on vint à m'en de-

mander une et je l'ai supposée de la Compagnie. Cette lettre en faisant de grands éloges de la puis-

sance du Roy, lui demandait au nom de la nation la liberté de venir faire commerce dans les ports de la

Cochinchine, en un mot proposait un traité de commerce entre les deux nations.

J'ay été heureux d'avoir cette lettre toute preste, car le mandarin après avoir vu les ballots de

présents me demanda si je n'avois pas une lettre pour expliquer les intentions de ceux qui envoyoient

le présent : je luy répondis que j'étois instruit de leurs intentions, et que je les expliquerois au Roy. Il

ajouta que cela ne suffisoit pas et qu'il croyoit qu'en Europe on étoit trop poli pour envoyer un présent

sans lettre. Alors je lui dis que j'en avois une. Il voulu la voir et me demanda de qui elle étoit. Je lui

répondis qu'elle étoit de la Compagnie Royalle ho uha vua, ce terme de Compagnie Royalle rendu en

cochinchinois signifie Compagnie du Roy et maison du Roy de sorte que le mandarin prit la lettre pour

une lettre de notre Roy parce, que suivant le génie de la langue cochinchinoise pour dire le Roy on

dit : la maison du Roy ; pour dire un tel mandarin, on dit la maison d'un tel, mais cette expression n'a

pas lieu pour le peuple. Comme je pensai que cette équivoque pourrait nous être utile je laissai dans

l’erreur le mandarin qui n’étoit pas peu flatté de voir son maître recevoir des présens et une lettre d'un

roy d'Europe. Au reste comme je n'avais aucune commission que de la Compagnie, je n'ai point abusé

de l'équivoque et n'ai parlé, qu'au nom de la Compagnie ou de la nation. Le mandarin me pria de des-

cendre à terre pour assister à l'ouverture des ballots de présens. Je me suis donc embarqué dans la ga-

lère du mandarin qui étoit escortée par plusieurs autres galères à quatre rames et d’une infinité de pe-

tits bateaux. Nous descendîmes à la douane. Là on ouvrit quelques ballots des présents destinés pour le

Roy et tout de suite on les fit tous transporter dans un grand bateau qu’ils nomment Sinh-ja pour les

porter à la cour par mer. L’heure de midi étant arrivé, on cessa toute affaire car cette heure là est mal-

heureuse suivant les superstitieux cochinchinois. C’est l’heure de la naissance du Roy qui en venant au

monde a épuisé tout le bonheur de cette heure.

Sur les quatre heures de l’après midi le mandarin suivant l'ordre de la cour ouvrit la lettre et en

fit faire l’interprétation par M. Rivoal

1

 missionnaire français aidé de plusieurs lettrés du pays.

Le 10. — La lettre me fut apportée à bord avec sa version.

Le 11. — On a transporté par terre deux ballots des présens qui étoient plus petits et plus aisés

à porter que les autres. On les a confiés à la garde d'un capitaine et de plusieurs soldats.

Le 12. — Nous avons fait notre bancassal de bambou couvert de feuilles de cocotier et nous

avons commencé de tauder le vaisseau pour le mettre à l'abri des grandes pluies qui vont commencer à

la fin de septembre pour ne finir qu’avec l’année. Cet usage de tauder les vaisseaux est celui de tous

les Chinois qui hyvernent. Il est certain que la grande abondance de pluie seroit capable de pourrir les

hauts d'un vaisseau, et dans le temps de l’hyvernage c'est faire une très mauvaise épargne que de sup-

primer la petite dépense d’un taudis en bambou et en feuilles.

                                                            

1

Guillaume Rivoal, de Bretagne, des Missions étrangères.

 

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Le 13 et le 14. — Se sont passés en préparatifs pour notre voyage à la cour.

Le 15. — A huit heures du matin nous nous sommes embarqués dans un sinhja au nombre de

douze personnes sans compter huit soldats que nous avons mis dans un autre Sinh-ja où étoient les

présents pour les escorter. Dans le même temps est parti de Macao le vaisseau nommé le Saint-Louis

1

,

appartenant à Louis Coello, le plus riche armateur de ces pays-là. Son vaisseau est parti du port de

Touranne avec une riche cargaison et laissait entre les mains du subrécargue plus de trente mille

qouans partie du bénéfice qu’il avait eu sur sa toutenague, et qu’il n’avait pu employer le vaisseau

étant déjà trop chargé.

Nous avons eu d’abord joli frais vent d’est puis du calme. A trois heures nous étions à l'ouver-

ture de la petite passe que forme l’entrée de la baye de Touranne, lorsqu'il s'est élevé un petit grain qui

a épouvanté nos matelots cochinchinois. D'abord ils ont jeté l'anchre croyant pouvoir essuyer ainsi la

force du vent, mais comme la construction de leurs voiles et la mauvaise qualité de la drisse ne leur

permettoit ni de carguer ni d'amener ; la force du vent prenant dans cette voile toujours haute fit chas-

ser le bateau sur son anchre. Alors nous mîmes tous à arracher cette anchre à force de bras, et nous

disposâmes à donner un coup de hache dans la drisse pour laisser tomber cette horrible voille ce que

voyant nos Cochinchinois ils prirent le parti de virer de bord et en virant pensèrent nous faire sombrer

par l'énorme poids de cette voille poussée par le vent. Nous retournâmes donc vent arrière à bord où

nous arrivâmes sur les cinq heures du soir. Nous débarquâmes tout notre monde et tout notre bagage.

Le 16. — J'allai trouver le grand mandarin avec lequel je convins de mon voyage par terre ne

voulant pas me confier à l'ignorance des marins cochinchinois. Je renvoyai donc les bateaux dans la

rivière, laissant les présens du Roy à la discrétion du mandarin.

Le 17. — Se passa en préparatifs.

 

Voyage à la Cour

 

Le 18, à 8 heures.— Je partis de Touranne avec deux officiers de bord et le chirurgien du

comptoir. Nous étions portés dans des filets suivis de huit soldats et dix domestiques blancs et noirs.

Nous allâmes dîner dans un village du côté de l'ouverture de la baye. Là, nous changeâmes de relais.

Le soir nous avons été coucher au pied d’une haute montagne que nous devons traverser. Les

auberges ne manquent pas dans ce pays-ci. On y est assez bien reçu mais fort mal nourri et encore plus

mal couché. La plupart de ces auberges sont de bambous, couverts de paille ou de feuilles. On y trouve

du ris, du poisson salé et quelquefois des œufs, des poules et de la mantegue et pour lit une natte éten-

due sur le plancher, et plus souvent une espèce de treillis de roseaux.

Le 19.— A six heures du matin, nous sommes repartis pour traverser cette haute montagne.

Nous avons doublé nos porteurs que nous avons changés ainsi que hier à midi. Comme nous voya-

geons aux frais du Roy, tous les villages où nous passons sont obligés de nous fournir le nombre de

porteurs dont nous avons besoin. Je suis accompagné de deux soldats cochinchinois qui dès que j'ar-

rive font battre le bambou. C'est l'usage en

Cochinchine d'assembler les villageois en frappant  sur un morceau de ce gros roseau qu'on nomme

bambou. Aussitost le chef dudit village amène son monde dans mon auberge, examine à peu près le

poids qu'il y a à porter et distribue les lots suivant la force d'un chacun. Aujourd'hui nous avons pris

cent coulis pour grimper la montagne.

                                                            

1

 Note JPM : Il y a ici une erreur de copiste ou de transcription, on doit lire « parti pour Macao » (lettre de

Poivre 10.4.50 : « ... arrivés dans la baie de Tourane le vingt neuf août. Nous y avons trouvé un vaisseau de Ma-cao prêt à remettre à la voile »)

 

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Cette montagne est haute et escarpée, mais on y a fait un chemin praticable, le terrain est plein

de rochers. Il est bien boisé et les bois sont remplis de toutes, sortes d'animaux curieux.

Je n'ai vu qu'une très petite partie de cette montagne, c'est-à-dire les deux bords du chemin par

lequel je passais, mais la nature m'a paru y prodiguer ses productions et fournir aux curieux un spec-

tacle bien riche. Cette montagne est coupée par des ravines sur lesquelles on trouve quelquefois des

ponts chancelans et mal affermis. Cette montagne tient à une longue chaîne d'autres montagnes dont

personne ne connoît la fin, seulement on sçait qu'elles s'étendent dans le Laos. Nous ayons dîné dans

un petit hameau d'auberge, situé au cœur de la montagne. Le reste du jour nous avons descendu. Le

soir nous avons passé une rivière et un bras de mer et sommes venus coucher à un village sur le bord

de la mer où nous avons été bien importunés par une troupe de filles publiques, qui attendent là les

voyageurs.

Le 20. — Après avoir pris de nouveaux relais, nous sommes partis au point du jour, avons tra-

versé une belle plaine bien arrosée et bien cultivée. Sur les huit heures du matin, nous sommes arrivés

à cho mehe, dont les habitants séditieux ont pris la fuite, pour n'être pas obligé de nous porter de la part

du Roy. Nous avons donc pris le parti de louer des coulis et de les bien payer jusqu'au village voisin.

Ce jour nous n'avons fait que deux ou trois lieues parce que la pluie était forte et continuelle.

Le 21. — Au point du jour nous avons passé en bateau un petit bras de mer, et avons gravi

deux petites montagnes fort escarpées derrière lesquelles est située une longue plaine arrosée par un

ruisseau où la mer monte. Au bout de cette plaine est l'embouchure de la rivière d'Hué. Nous y

sommes arrivés à dix heures du matin. Nous avons fait halte jusqu'à midi pour diner et louer des ba-

teaux. A midy nous nous sommes embarqués. Depuis Touranne jusqu'ici nous n'avons fait que côtoyer

la mer et nous avons avancé de cap en cap. La mer brîse presque tout le long de la côte et la descente

m'a paru difficile partout, excepté aux embouchures des rivières.

Nous avons loué quatre grands champans dans lesquels nous nous sommes embarqués avec

tout notre monde. Nous avons pris des rameurs par corvées et avons ainsi fait route toute la nuit.

Le 22. — A dix heures du matin nous étions à Chottiam, à midi à Chôlé. Cette rivière de Hué

se divise en plusieurs petits canaux très commodes et agréables ; ils sont bordés de haies de bambou et

de gros arbres, de pagodes et de galère, et tout cela forme un spectacle varié et intéressant pour un

étranger curieux. A midi et demi, à Cho-Sâm, nous avons rencontré beaucoup de bateaux mandarins et

autres, beaucoup de galères royales. A trois heures nous arrivons à Hué, vis-à-vis du Toïta ou palais

d'été construit dans l'eau, et du grand palais nommé Phu hing. Nous avons rencontré au milieu d'une

multitude immense de bateaux, celui de Michel Ruong, qui venait au devant de nous. Il nous a conduit

dans le quartier des Chinois où il nous avoit préparé une maison que nous avons trouvée grande et

commode. Il nous a presté tous les meubles nécessaires et nous a fait apporter à manger dans sa mai-

son voisine de la nôtre.

Le 23. — De grand matin le Roy m'a envoyé deux capitaines de ses gardes pour m'appeler au

palais. Je m'y suis rendu sur les onze heures avec tout notre monde. Pour me faire un peu valoir et par

là donner plus de poids à ma mission, j'ai fait marcher devant moi huit soldats assez proprement et

même richement habillés le fusil sur l'épaule. Ensuite je marchais à la tête de MM. les Officiers, suivis

de nos équipages, c'est-à-dire de nos filets ou amas à la mode du pays tels qu'il est permis aux pre-

miers mandarins du royaume d'en avoir. Deux grands domestiques malabares habillés à la cipaye et le

sabre en bandoulières suivoient avec les autres domestiques.

D'abord nous entrâmes vis-à-vis la porte du palais chez le mandarin On Caï-doï tam, qui est

intendant général de l'intérieur du palais. Ce mandarin qui est un étranger cambogien de naissance a

beaucoup d'autorité et jouit de la faveur du Roy. Il nous reçut avec politesse, nous fit amitié et offre de

tous ses services.

 

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A midi, il nous introduisit dans le palais

1

. Le Roy s'était transporté dans la dernière enceinte, tout près de la porte, dans un grand édifice appelé uha vôî, c'est-à-dire maison d’éléphant, parce que le Roy pour s'amuser y fait venir quelquefois son éléphant favori. Nous entrâmes entre deux haies de soldats tenant leur sabre haut, appuyé contre l'épaule.

Toutes les enceintes des cours étaient également bordées de soldats de tout côté. A cinquante pas de

l'entrée du palais, nous rencontrâmes la grande porte de la salle où était le Roy. Ce prince était assis

sur son thrône, la couronne en tête ; et revêtu de ses habits royaux. Dès que nous fûmes à dix pas de

lui, nous lui fîmes notre révérence à la Française et notre interprète Ruong battit trois fois la tête.

Le Roy d'un air plein de douceur et de bonté, me demanda pour quelle affaire j'étais envoyé

auprès de lui. Je lui répondis que le bruit de sa puissance et de ses vertus royalles étant parvenu jusque

dans notre Occident, on m'avait envoyé du royaume de France, le plus puissant des royaumes d'Eu-

rope, auprès de Sa Majesté pour lui apporter des présens et faire avec elle un traité d'amitié et de

commerce au nom de la nation française. Le Roy me demanda combien il y avoit de lieues d'ici en

Europe et combien j'avais mis de tems à venir jusqu'ici. Je lui répondis qu'il y avoit de France en Co-

chinchine six mille lieues et que j'avais été dix mois dans mon voyage

2

. Le Roy parut charmé d'être connu et estimé dans un pays aussi éloigné. Il me fit mille autres questions sur l'âge de notre Roy, sa santé, sur sa famille, sur nos usages français, nos milices, notre marine, etc., après quoi, il se leva de son thrône et nous fit approcher. Il voulut voir nos habillemens pièce par pièce mais surtout nos perruques. Tout notre ajusté était fort de son goût, excepté cette farine que nous mettons sur notre tête.

J'eus beau dire que cette poudre servoit à tenir les cheveux secs et propres

3

. Il me répondit que cela ne servoit qu'à salir davantage et nos cheveux et nos habits et commença en badinant à secouer avec lebout de son éventail la poudre de nos perruques. Je n'eus d'autre raison à luy répondre que celle de ces sauvages auxquels nous reprochons de se barbouiller le visage et le corps de plumes, de différentes peintures et de boyaux de bestes : c'est notre coutume et notre usage, lui répondis-je.

Le Roy eut ainsi avec moy une demi-heure de conversation très familière pendant, laquelle il rit beau-

coup et parut un homme de très bonne humeur. Il finit par nous demander si nous ne serions pas bien aise de manger. Nous l'assurâmes de notre bon appétit et il ordonna de nous faire préparer à manger. Après quoi il alla lui-même dîner et rentra dans l'intérieur du palais.

Pendant qu'on nous préparait à dîner nous nous amusâmes à considérer les divers uniformes

des soldats du palais qui dès que le roy fut retiré vinrent en foule se ranger autours de nous, pour satis-

faire leur curiosité et nous voir de plus près et pour ainsi dire en détail.

Ces gens là sont très curieux, mais curieux grossiers, ils veulent tout toucher, tout voir ; ils dé-

boutonnent nos habits, lèvent nos perruques, détachent nos souliers et en un mot ils sont incommodes

au possible.

Nous remarquâmes parmi ces soldats une différence d'uniforme qui consiste surtout dans la

forme de leurs bonnets, et les caractères ou lettres qu'ils portent en broderies sur leur habit devant la

poitrine et derrière le dos ; ces caractères sont grands de façon qu'on peut lire de fort loin, et ils annon-

cent à tous les lecteurs de quel régiment est le soldat.

                                                           

1

 Le palais a trois enceintes dont les murs sont de briques; le mur extérieur est doublé d'une haye de bambou fort haute.

 

2

 J'étois parti de France le 23 octobre 1748 et j'étais arrivé à Touranne le 29 aoust 1749.

3

 Il n'est pas de nation qui ait tant de soin de sa chevelure que les Cochinchinois; ils ne servent point de poudre et ils ont les cheveux très propres : ils les lavent et les peignent souvent. (Journal.)

 

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Quant à leur bonnet le plus grand nombre est de crin fort proprement travaillé. Il y en a de plu-

sieurs formes. Il en est d'autres qui sont d'une espèce de carton vernissé ou rouge avec des fleurs d'ar-

gent peint pour les simples soldats et orné d'ouvrages d'argent pour les officiers. Ce bonnet à la forme

d'un bonnet flamand ou hollandais à la réserve que l'aile en est également ronde tout autour, et que du

sommet s'élève une espèce d'ornement de la même matière que le bonnet et de la forme à peu près

d'une pomme de canne.

Ces soldats étoient tous armés d'un grand sabre d'environ quatre pieds et demi de longueur,

mais il faut remarquer que la poignée a au moins deux pieds de long. Le plus grand nombre de ces

sabres étoient garnis de toutenague avec un fourreau de bois vernissé, quelques-uns d'argent, et envi-

ron quarante garnis d'or assez richement et bien travaillés. Les soldats qui portent ces sabres à poignée

d'or sont les gardes de l'intérieur du palais.

En général tous ces soldats étoient maigres, inégalement choisis, vêtus, à la vérité, mais sans

propreté, presque tous de petite mine, n'ayant rien moins que l'air guerrier. Après m'être bien, ennuyé à

considérer ces physionomies baroques et à répondre  à leurs sottes et impertinentes questions, nous

vîmes paraître une grande table chargée de viandes et de ragoûts cochinchinois. Quatre soldats por-

taient cette table et la dressèrent dans la salle où le Roy nous avoit donné audience. Nous commen-

cions à nous mettre à table lorsque le prince parut et nous déclara d'abord qu'il venoit sans cérémonie

se divertir et passer l'après-dîner avec nous. Il nous fit asseoir, s'assit avec nous, et nous invita à man-

ger. Il avait eu la précaution de nous faire servir des cuillers et des fourchettes, mais il voulut voir si

nous serions adroits à nous servir des bâtonnets cochinchinois qui sont de la même forme que ceux de

Chine. Nous nous en tirâmes assez mal et nous nous remîmes à nos instruments d'usage.

Le Roy nous pressait obligeamment de goûter à tous les plats, apprenant à mes compagnons le

nom de chaque mets, nous demandant notre sentiment sur la façon d'accommoder des Cochinchinois.

Nous ne manquions par de trouver tout excellent quoique nous fissions souvent la grimace, malgré

nous, en mangeant de certains ragoûts capables d'empoisonner. Il faut avouer que les Cochinchinois

sont mauvais cuisiniers quoi qu’ils n'épargnent rien pour assaisonner leurs nourritures.

Tandis que nous mangions quelqu'un de nous vint à se moucher, aussitôt le Roy nous dit que

ce n'étoit pas bien et que rien n'étoit si dégoûtant et si malpropre que de se moucher ainsi en mangeant.

Au reste tout notre dîner se passa fort gaiement ; le Roy surtout rit beaucoup.

Après dîner on apporta le télescope qui faisoit partie des présents que je lui avois offert ; il me

dit de le mettre en état et de le monter de façon qu'il put s'en servir, ce que je lis dans le moment et le

prince fut très content.

Ensuite il fit apporter la selle el les harnois qui faisoient aussi partie des présens ; il me témoi-

gna combien il en étoit satisfait et dit à nos Messieurs de vouloir bien la disposer sur un des chevaux

que j'avois amené de Pondichery. Cette selle déjà riche et magnifique par elle-même brilla encore plus

sur le corps de ce cheval qui étoit assez beau. On eut de la peine à ajuster le mors et la bride.

Pendant qu'on y travailloit Sa Majesté se fit apporter du thé. On le luy servit sur un bandage

d'or au milieu duquel étoit un grand bol d'or contenant de l'eau tiède pour se rincer la bouche avant de

prendre le thé. Le Roy me dit alors qu'il étoit bien content de mon arrivée dans son Royaume, qu'il

n'exigeoit aucun droit pour notre vaisseau, que si quelqu'un me faisoit aucun tort je n'avois qu'à le lui

faire savoir et qu'il me rendroit justice, ajoutant à cela mille assurances de protection et de bonne vo-

lonté.

Cependant la nuit approchoit et le Roy impatient de voir qu'on ne pouvoit brider ce cheval a

invité un de nos Messieurs à le monter avec un simple bridon. Ce Monsieur s'est fort bien acquitté de

sa commission, et a fait plusieurs tours à grand galop dans les vastes cours du palois. Le Roy nous a

remercié el nous nous sommes retirés.

 

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Le 24. — S'est passé à nous arranger dans notre maison, à acheter ou emprunter les meubles

nécessaires.

Le 23. — J'ay été rendre visite au grand mandarin  on couo touo,  c'est-à-dire le père du

Royaume, oncle paternel du Roy et la seconde personne du Royaume. Ce ministre nous a reçus avec

tous ses soldats rangés en haye. Il étoit dans une vaste salle de charpente très propre, à la mode du

pays. Il étoit assis sur un fauteuil élevé assez semblable au thrône du Roy. Il avoit en tête un bonnet de

crins bien travaillé, et orné de dragons d'or on filigrane, au milieu duquel étoit placé une petite houppe

de soye rouge portée sur une aiguille d'or en guise d'aigrette.

Il nous fit beaucoup d'amitiés, nous fit asseoir auprès de lui, nous fit servir du thé et nous assu-

ra de sa protection. Le mandarin est un gros homme de bonne mine âgé de soixante et quatre ans. Il

passe pour être d'une grande intégrité et avoir bonne tête. Il a jusqu'à présent gouverné le Royaume

avec habileté ; mais aujourd'hui vu son grand âge,  il commence à se reposer quoique le Roy et les

quatre ministres ne fassent rien sans prendre ses conseils ; il s'amuse à la pêche et entretient son em-

bonpoint en mangeant tous les jours deux chiens de fondation.

Le 26. — J'ay rendu visite à l'oncle maternel du Roy qui a le titre de On tha ngoai, c'est-à-dire

ministre de la droite pour les affaires du dehors. Ce mandarin nous a reçu en cérémonie et nous a fait

mille amitiés. Il nous a beaucoup parlé des forces du royaume, a beaucoup vanté la force des soldats

des galères, et nous a raconté divers exploits de ces troupes, mais toutes ces histoires demandent con-

firmation et paroissent trop fabuleuses, pour être  répétées. Je remarque chez ce mandarin une vanité

grossière, beaucoup d'indolence, un grand soin de s'ajuster, mais peu de dignité et de noblesse.

La maison de ce mandarin ainsi que celle de On couo touo, et en général celle des ministres,

ont dans le pays le nom de palais, qu'elles ne méritent assurément pas. Ce sont de grandes halles mal

bâties et multipliées dans une enceinte assez étroite. D'abord on rencontre l’appartement des soldats

remplis de sabres, de lances, de boucliers, de javelots, de fourches, de fusils à mèche, puis on entre

dans une seconde enceinte où est bâtie la salle des étrangers. C'est là qu'attendent ceux qui demandent

audience. Ce second appartement est un peu plus propre, mais sans autres meubles que quelques nattes

pour la commodité de ceux qui veulent s'asseoir sur le plancher. De cette seconde enceinte on va dans

une troisième par un chemin détourné et l'on trouve l'appartement du mandarin à peu près de la même

charpente que les autres, mais bien entretenu et assez bien meublé en ouvrages chinois.

En général tous ces appartements sont environnés de galeries et de cours. Les cours sont or-

nées de rocailles et de vases de Chine garnies de fleurs et d'arbres rares ; les meubles les plus curieux

que j'ai remarqués sont des tables, des tabourets et des lits de marbre de Chine incrusté dans un beau

bois uni et bien travaillé. Les murs ou les cloisons n'ont aucune tapisserie. Les

Cochinchinois n'y attachent que quelques grands caractères, écrits d'une belle main sur du papier ou

gravés sur une planche et dorés, lesquels expriment quelques sentences tirées des livres de morale, ou

bien des dessins peints sur soye où papier à l'encre de Chine qu'ils estiment beaucoup quoique ce ne

soit que des croquis imparfaits lesquels représentent des montagnes, des rochers, des oiseaux, ou bien

quelque idole.

Le 27. — J'ay été visiter le mandarin On caï an tin. Cette charge répond à celle d'intendant des

finances. Il nous a reçus avec assez de politesse, mais sans cérémonie, suivant l'usage du pays. Il nous

a offert le thé et le bethel. Nous avons trouvé ce mandarin moins ouvert et d'une humeur plus revêche

que les autres. Il était fâché de n'avoir pas été nommé par le Roy pour examiner notre vaisseau d'autant

plus qu'il prétend par sa charge être au-dessus de On caï bo et premier mandarin des vaisseaux. C'est

une dispute entre les gens de plume et ceux d'épée lesquels doivent avoir la préséance ; dispute qui ne

se décidera jamais parce qu'il est de l'intérêt du Roy d'entretenir la division entre ces deux corps.

 

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Le mandarin On caï an tin était ci-devant domestique dans le palais. Il plut au Roy par son ha-

bileté à préparer le thé. Le prince lui a donné la charge qu'il occupe dans laquelle il se distingue par

son avidité à piller le public. Comme il croyait notre vaisseau très riche, il était bien mortifié de n'en

être pas examinateur, et d'avoir par là manqué une belle occasion de piller. Je suis persuadé que ce

mandarin n'oubliera rien pour nous traverser.

Le 28. — Je suis allé visiter le mandarin On tha tlaon qui est ministre de la droite pour les af-

faires privées et de l'intérieur du palais. Ce mandarin est aussi un des oncles maternels du Roy, mais il

est moins accrédité que les trois autres ministres et moins riche. Il nous a reçus dans une espèce de

taudis élevé au milieu de sa cour, ouvert des quatre faces et couvert de paille. Il nous a fait d'ailleurs

beaucoup de politesse, nous a présenté ses enfants qui sont jeunes, bien faits, très blancs et d'une phy-

sionomie très spirituelle. Il paroist prendre un soin particulier de leur éducation et m'a témoigné le

désir de leur faire faire quelques voyages pour les instruire et les tirer de l'ignorance crasse où vivent

les gens de son pays faute de scavoir ce qui se passe hors de chez eux. Ce mandarin m'a parlé bon

sens. Il me paroist avoir sa petite philosophie naturelle. Il a été content des réponses que j'ai faites à

ses différentes questions, et m'a prié d'aller le voir le plus souvent que je pourrais.

Les diverses demandes qu'il m'a faites m'ont donné occasion de lui demander à mon tour com-

bien il avoit de femmes. Il m'a assuré n'en avoir qu'une. Sur le champ il a envoyé la prier de paroistre.

Cette dame s'est présentée avec grâce et un air de dignité peu commun aux femmes hors de l'Europe.

Par respect pour son mari, suivant l'usage du pays, elle s'est assise dans un endroit écarté derrière  le

mandarin. Ensuite elle m'a fait diverses questions qui marquaient beaucoup de curiosité et une humeur

très enjouée.

J'ay parlé au mandarin du sujet de mon voyage et l'ai prié de m'appuyer auprès du Roy pour

obtenir la liberté et les privilèges nécessaires pour notre commerce. Je lui ai surtout fait sentir de

quelle conséquence il était tant pour nous que pour le bien public du Royaume de rendre l’argent

monnoye courante dans le pays. Il m'a tout promis avec un air de franchise qui fait espérer de la sincé-

rité de sa part.

Le 29. — Comme tous les mandarins que je suis obligé de visiter demeurent fort loin de la

maison que j'occupe, et très éloignés les uns des autres, je ne peux faire qu'une visite par jour, d'ail-

leurs ces gens ci sont observateurs scrupuleux du cérémonial. Il faut toujours les attendre longtemps.

D'abord on se fait annoncer ; souvent le mandarin est à table ou au lit. Personne n'ose interrompre son

repas ou son sommeil ; quand le mandarin est averti il se met à sa toilette qui est toujours fort longue

(car dans ce pays-ci les hommes ainsi que les femmes ont si grand soin de leur tête qu'ils passent une

partie de leur vie à peigner, graisser, ajuster leurs cheveux et à placer leurs aigrettes ou leurs bonnets).

La toilette du mandarin finie vient celle des soldats et des domestiques qui n'est pas moins longue.

Ensuite on place tous les soldats en haye, les domestiques se rangent derrière leur maître et il est per-

mis d'entrer.

Je suis allé aujourd'hui visiter le ministre d'État  oû héou ngoai, c’est à dire ministre de la

gauche pour les affaires étrangères. Ce mandarin demeure fort loin du palais et à plus de deux lieues

du quartier où je suis logé. J'ai eu le désagrément de ne le point rencontrer mais cette course m'a donné

occasion de connoistre l'étendue de la capitale.

Hué, capitale de la Cochinchine, est divisée en douze quartiers tous situés sur les bords d'une

grande rivière et d'une infinité de canaux qui en sortent. Les quatre principaux ont pris le nom des

quatre palais du Roy, dont le plus grand est celui qu'ils nomment Phu kinh ou palais secret, le second

Phu tlen, ou palais supérieur, le troisième Phu cam, palais deffendu, le quatrième Phu aô, palais du

marais. Ces quatre palais sont le principal ornement de la capitale, quoique à proprement parler, il n'y

 

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ait que le premier qui mérite le nom de palais. J'en ferai la description lorsque j'aurai l'occasion de les

bien voir.

Ce qu'il y a de plus remarquable ensuite ce sont les pagodes qui sont en très grand nombre. On

en compte plus de quatre cents à Hué. Celles surtout qui ont été bâties par le roi régnant méritent d'être

vues. Elles sont bien bâties et la sculpture ainsi que la dorure n'y sont point épargnées. Tout le reste est

fort peu de chose. Chaque canton ressemble plus à un village qu'au quartier d'une capitale. Toutes les

maisons sont environnées de jardins clos de bambou. La plupart sont bâties de roseaux et couvertes de

paille ; quelques-unes sont en bois et couvertes de tuile. Le Roy seul s'est réservé le droit de bâtir en

briques. L'emplacement où est située cette grande villasse est charmant par lui-même et un étranger ne

saurait voir sans chagrin un si beau terrain gâté par une multitude de cabanes semées ça et là sans

ordre tandis qu'il n'auroit fallu qu'un peu de goust pour aider la nature et rendre Hué un séjour char-

mant et délicieux. Cette capitale est située à quatre lieues de la mer dans une grande plaine bornée au

sud par des petites montagnes. La rivière peut avoir un quart de lieue dans sa plus grande largeur. Elle

sort des montagnes qui séparent la Cochinchine du Laos et court du Sud-Est au Nord-Ouest. Elle se

jette à la mer par deux embouchures principales qui étoient autrefois des ports, mais il s'y est formé

depuis quelques années, des bancs de sable et des barres qui en interdisent l'entrée aux plus petits vais-

seaux, et la rendent difficile aux bateaux même du pays.

Cette grande rivière qui partage la ville en deux parties n'est traversée par aucun pont. Il n'y a

pour la passer d'autres commodités que des petites pirogues ou bateaux qui sont peu sûrs. On ne trouve

de ponts que sur les petits canaux et ils sont si étroits, si peu solides et si mal construits qu'on n'y sau-

roit passer sans quelque frayeur. En général il n'y a ici aucune police pour la commodité publique ; il

n'y a point de chemins entretenus ; à peine s'il y a des chemins, ce ne sont que des sentiers remplis de

boue et très peu commodes.

Le 30. — Je suis retourné chez le mandarin que je ne pus rencontrer hier, je l'ai trouvé et il m'a

bien reçu. C'est un vieillard d'assés bonne mine. Il m'a fait ainsi que tous les autres ces questions ordi-

naires qui commencent à me devenir importunes. Il m’en a fait une entre autres qui m'a beaucoup dé-

concerté. Il m'a demandé s'il y avoit des femmes en Europe. Voyant la bêtise du bonhomme je lui ay

répondu qu'il n'y en avoit pas, comptant bien que sur ma réponse il alloit me faire des objections qui

auroient égayé la conversation, mais point du tout, il a paru tout à coup persuadé et a simplement mar-

qué de l'étonnement puis il s'est rebattu sur l'éloge de son pays, ne se lassant point de remercier le ciel

qui y a mis des femmes à discrétion. Il m'a beaucoup exhorté à profiter de l'abondance du pays.

Je lui ai ensuite exposé le sujet de mon voyage. Je lui ai parlé des avantages du commerce, des

richesses que procureroit à la Cochinchine celui des Européens etc. Il a écouté tous mes discours assez

froidement, et il les interrompoit toujours pour me parler des femmes. Voyant que je n'en pouvois tirer

autre chose je l'ai abandonné dans ses belles pensées et suis revenu fort mécontent d'un voyage inutile.

Il faut avouer que ces gens cy sont bien peu propres aux affaires. Uniquement occupés des soins de

volupté, ils ne scavent rien au delà  ; ils ne connoissent que les plaisirs des sens, ils en jouissent, en

parlent ou y pensent, voilà leur vie.

On a donné des ordres par toute la ville, d'illuminer toutes les maisons pendant trois jours à

l'occasion de l'anniversaire de la naissance du Roy qui entre le deux du mois prochain dans la trente-

neuvième année de son âge.

 

Le 1er  octobre. — Le mandarin on caïbo tao étant de retour de l'examen de notre vaisseau, je

suis allé chez lui le prévenir et lui faire politesse ; car je prévois que ce sera avec lui que j'aurai désor-

mais plus d'affaires, vu que sa charge lui donne inspection sur tous les vaisseaux et qu'il est nommé

spécialement pour le nôtre.

 

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Ce mandarin m'a reçu avec un cœur ouvert et sans affecter toutes les cérémonies que j'ai

éprouvées ailleurs. Il m'a fait plus de politesse que les autres. Il m'a donné pour toutes mes affaires de

très bons conseils que je suivrai. C'est le premier mandarin que j'aie entendu parler bon sens sur le

commerce. Il paroit scavoir son métier.

Il m'a beaucoup loué l'habileté de M. Laurens que j'avois laissé avec lui à Tourane pour termi-

ner l'examen du vaisseau, m'assurant que depuis qu'il expédiait des navires, il n'avoit encore trouvé

aucun marchand si entendu, que rien ne l'embarrassoit et que sans sa grande habileté l'examen du vais-

seau eut duré un mois de plus.

Il m'a ensuite parlé des mandarins auxquels je devois m'adresser pour réussir, et m'a beaucoup

plaint d'avoir affaire avec le nègre favori et le capitaine des gardes que le Roy lui avoit donnés pour

adjoints dans sa commission de l'examen du vaisseau. Mais comme il craint ces deux mandarins il n'a

pas osé m'ouvrir son cœur tout à fait à leur sujet.

Ensuite il m'a demandé si j'étois content de l'interprète Miguel. Comme je lui ai répondu que je

n'avois pas sujet de mécontentement, il m'a dit que je pouvois continuer de m'en servir ajoutant que

vues les obligations que cet interprète reconnoît m'avoir, il n'auroit peut-être pas assez mauvais cœur

pour me nuire, qu'au reste toutes les difficultés que les étrangers éprouvoient quelquefois icy venoient

ordinairement de leurs interprètes.

Sans s'expliquer plus clairement le mandarin a ajouté à cela quelques demi mots qui me met-

tent malgré moi en défiance de mon interprète, mais je n'oserois soupçonner qu'un homme qui m'a tant

d'obligation et qui les avoue publiquement eût le cœur de me trahir.

La conversation s'est terminée par un bon dîner où l'on a servi tout ce que la Chine et la Co-

chinchine fournissent de meilleurs ragousts ; j'en ai trouvé plusieurs très bons.

Après le repas le mandarin m'a introduit dans l'appartement d'un fils du Roy dont il est gou-

verneur et père nourricier. Ce jeune prince à onze ans. Il est fils de la première concubine qu'on ap-

pelle mê hom, c'est à dire intendante des coffres du Roy. Il est bien fait, d'une figure avenante, passa-

blement blanc et bien élevé. Il me reçut en habit de cérémonie, me fit asseoir, m'offrit le bethel et  le

thé, et me pria de venir le voir le plus souvent que je pourrais.

Ce prince n'a point d'autre maison que celle du mandarin On caï bo. C'est un usage établi en

Cochinchine que le Roy n'élève aucun de ses enfants excepté celui qui doit être l'héritier de son thrône.

Les autres sont dès les premiers jours de leur naissance envoyés chacun chez un mandarin riche que le

Roy nomme pour être le gouverneur et le nourricier de l'enfant. Le Roy a d'autant plus de soin de choi-

sir un homme riche que l'usage veut encore que cet enfant soit héritier né universel du mandarin nour-

ricier au préjudice de tous les enfants que peut avoir ledit mandarin. Par là le Roy se trouve tout d'un

coup déchargé de tous les enfants de ses concubines qui sont souvent en très grand nombre. Dès qu'ils

sont entrés chez leur nourricier le Roy ne se mêle plus d'eux ; c'est au mandarin à fournir à la dépense

du prince, et s'il veut faire sa cour, il ne doit rien épargner. Lorsqu'ils sont un peu grands le Roy les fait

venir de temps en temps au palais pour voir leur mère.

Quoique l'entretien de ces princes et leur droit surtout à l’héritage de leurs nourriciers soient à

charge aux mandarins, cependant ils recherchent avec empressement cette faveur du Roy, parce que la

charge du père nourricier de ses enfants leur donne droit aux dignités lucratives, et leur assure la pro-

tection du souverain. A l'abri de cette protection  ils gagnent ce qu'ils veulent ou plutôt ils volent et

pillent impunément et à mesure qu'ils s'enrichissent les mandarins donnent secrètement à leurs propres

enfants et les dédommagent dès leur vivant de l'héritage dont ils ne sont pas les maîtres de disposer en

leur faveur.

 

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Le Roy régnant à dix enfants dont neuf sont ainsi distribués à divers mandarins qui travaillent

toute leur vie à leur laisser un riche héritage. A la mort du Roy ces enfants n'ont d'autre bien que celui

que leur laisse leur nourricier, et celui que la concubine leur mère a pu leur ramasser par ses intrigues

tandis qu'elle a été en faveur, car leur règne se succède et souvent dure peu.

 

Le 2. — C'est aujourd'hui l'anniversaire de la naissance du Roy. Tous les mandarins se sont

rendus au Palais de bon matin pour saluer le Prince et lui offrir chacun leur présent. J'ay laissé passer

la foule et m'y suis rendu après midi. Le Roy m'a fait entrer dans l'intérieur du Palais. Il a reçu ma

visite debout et dans ses habits de cérémonie. Je lui ay fait mon compliment et celui de MM. les offi-

ciers qui étoient avec moi. Je lui ay offert en présent une cannevette de Patna garnie de ses flacons

remplis de diverses essences. Il a paru content de notre politesse, nous a remercié fort obligeamment et

après un petit demi quart d'heure de cour nous nous sommes retirés.

Le 3. — Les pluies commencent à devenir continuelles et incommodes. Nous allons malheu-

reusement en avoir pour trois mois, et je n'ai plus d'espérance que dans quelques petits interstices heu-

reux pour pouvoir vaquer à mes affaires et les terminer. Malgré la pluie, j'ai entrepris une visite que j'ai

fort à cœur depuis longtemps. Je suis allé visiter  l'évêque français du titre de Noéléna

1

  in partibus, vicaire apostolique de Cochinchine résident à Hué.

 

J'ai trouvé ce prélat dans une espèce d'hermitage éloigné du bruit et des embarras de la ville. Je

l'ai trouvé dans une petite cabanne couverte de paille, meublée proprement mais sans superflu. Il m'a

reçu avec toute l'amitié dont est capable le cœur d'un bon français qui rencontre ses compatriotes dans

un pays aussi éloigné que celui-ci. Il avait avec lui trois missionnaires de sa nation avec lesquels il vit

en communauté. Tous ces bons ecclésiastiques charmés d'entendre des nouvelles de leur patrie que le

zèle de la religion leur a fait abandonner depuis longtemps ne sçavoient quelle chère nous faire.

L'évêque nous a fait servir un repas ou se trouvoit encore un petit reste du goût françois, et qui malgré

sa frugalité nous a d'autant plus contentés qu'il étoit offert d'un cœur généreux et plein d'amitié.

Tandis que nous étions chez l’Évêque les chrétiens d'alentour instruits de notre arrivée sont

venus en foule pour nous voir, et ont apporté divers petits présens pour aider leur pasteur à nous bien

recevoir. Ces bonnes gens nous ont fait mille caresses.

Je n'ai pu voir la pauvreté et la simplicité qui règnent chez ce bon Évêque sans me rappeler la

façon de vivre du premier Evêque de notre Religion. Ici le pasteur ne se fait connaître à son troupeau

ni par la magnificence de son palais épiscopal, ni par la dépense de sa table et de ses équipages, ni par

sa livrée, etc., mais par un détachement réel de toutes choses, vertu qui est l'âme de la Religion qui

seule instruit le troupeau et annonce l'Évangile sans que l'Evêque parle.

 

Le 4. — Je suis allé rendre visite aux deux premiers eunuques du palais, lesquels ont inspec-

tion sur toutes les marchandises du Roy. Tous les deux m'ont reçu avec beaucoup de politesse, et m'ont

fait beaucoup d'offres de service. Ils sont l'un et l'autre puissants et accrédités. Leur charge leur donne

un droit sur tous les vaisseaux qui viennent commercer dans les ports du royaume parce que tous ont

besoin d'eux pour l'estimation et le paiement des marchandises que le Roy achette. J'ai remarqué dans

les maisons de ces deux mandarins beaucoup de malepropreté et de dérangement causé sans doute par

le défaut de gouvernante. J'ai encore été plus frappé d'une licence extrême qui à régné dans les dis-

cours qu'ils m'ont tenu. Je n'avois jamais entendu parler sottise et vilainie si cruement et avec tant d'ef-

fronterie que par ces deux eunuques. Ils ont tous les deux la fureur de me marier, et m'ont tenu à ce

sujet des discours bien singuliers.

Il pleut beaucoup et le froid commence à se faire sentir.

                                                           

1

 Armand-François Lefèvre, de Calais, décédé au Cambodge le 27 mars 1760.

 

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Le 5. — J'ai taché d'avoir une audience du Roy pour sçavoir enfin à quoi m'en tenir dans ce

pays-cy, pour voir avec ce prince quels sont les privilèges et les libertés qu'il peut nous accorder, et

surtout pour l'engager d'abord à nous donner des sapèques pour les marchandises qui sont dans le pa-

lais, et ensuite obtenir de lui un édit qui rende l'argent monnoye. Ce sont là les articles qui je crois sont

les plus essentiels pour le présent.

Dans ce dessein je me suis rendu de bon matin chez le nègre favori auquel le Roy m'a dit de

m'adresser lorsque j'aurais affaire au Palais. Le nègre m'a fait attendre longtemps puis m'a reçu avec un

air nonchalant et indifférent qu'il affecte envers tout le monde. Il m'a parlé sur tout un autre ton que la

première fois que j'ay été chés lui, car alors il m'assura qu'il ne vouloit et ne recevroit rien de moi, qu'il

étoit dans le dessein de me servir sans intérest. Aujourd'hui il m'a fait sentir qu'il vouloit que je

payasse ses peines et m'a fait cent demandes. J'ai été obligé de lui promettre, après quoi il est allé au

palais pour me procurer une audience. Au bout d'une heure il est revenu me dire que le Roy était occu-

pé et que le prince m'ordonnait d'attendre et de revenir dans dix jours. Ce premier délai m'en a fait

craindre dans la suite de plus grands, et me fait souvenir que j'ay affaire à des Orientaux avec lesquels

il faut beaucoup de patience.

 

Le 6. — J'ay écrit à M. Laurent à Faifo pour faire venir ici quelque argent afin de l'avoir tout

prêt au cas que le roy se déterminât à l'acheter.

J'ai reçu à la maison les visites de divers mandarins qui sont venus les uns par curiosité pour

voir la figure des Européens, les autres pour acheter quelques marchandises. Parmi ceux qui sont ve-

nus il n'y en a aucun de ceux que j'ay été voir, et l'on m'a assuré que je n'aurois aucune visite à espérer

d'eux qu'autant qu'ils auroient besoin de moi, ce que je ne prévois pas, quoique l'usage soit dans ce

pays-cy comme ailleurs de rendre des visites, cependant l'usage n'a pas lieu à l'égard des étrangers, ce

qu'on ne peut attribuer qu'à la paresse, à l'ignorance et à la vanité grossière des Cochinchinois.

 

Le 7. — Je tâche d'employer de mon mieux le temps qui me reste d'ici au jour de l'audience

qu'on m'a promise parce que si je peux réussir à conclure quelque chose avec le Roy, je me rendrai

tout aussitôt à Faïfo tant pour aider M. Laurent qui doit être bien embarrassé dans un pays comme

celui-cy dont il ne sçait ni la langue ni les usages, que pour épargner à la Compagnie la double dé-

pense que je suis obligé de faire ici à Hué.

Je visite et préviens par des politesses et des petits présents tous les mandarins et autres per-

sonnes que je prévois pouvoir m'estre de quelque utilité.

J'ay passé une partie de la journée chez des pauvres gens qui élèvent des vers à soie. Ils se

plaignent beaucoup de la continuité des pluies qui occasionnent à leurs élèves des maladies qui les font

périr. L'endroit où ils nourrissent les vers est bien fermé ; à peine y voit-on le jour. Ils y entretiennent

une grande propreté pour en éloigner les insectes et surtout les fourmis qui sont friandes des vers et qui

sont en très grande quantité par tout le pays. Au reste leur façon d'élever les vers à soie ne m'a point

paru différente de celle que nous pratiquons dans nos provinces méridionales de France. Seulement j'ai

remarqué chez les ouvriers cochinchinois un peu plus de négligence que chez les nôtres. La façon

seule de cultiver ici le mûrier mérite quelque attention et j'en parlerai en son lieu.

Le 8. — Je suis allé voir travailler différons ouvriers en soye. Leurs métiers m'ont paru estre

de la même mécanique que les nôtres, un peu plus simples à la vérité, mais moins parfaits. L'industrie

cochinchinoise est encore au berceau ; elle ne fait que de naître et un mauvais gouvernement l'em-

pêche de croître. J'ay trouvé un ouvrier occupé à finir une pièce de satin. L'étoffe étoit légère et pleine

de défauts. Je lui ay demandé pourquoi il perdoit ainsi son tems à faire un mauvais ouvrage ; il m'a

répondu qu'il connaissoit bien les défauts de sa pièce, mais qu'elle seroit vendue comme une bonne et

que les gens de son pays n'étoient pas si difficiles que moi. Je lui ai ensuite parlé des étoffes de là

Chine et des nôtres qui sont moelleuses, d'un beau tissu, bien fournies en soye et lui ai demandé s'il ne

 

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pouvait pas en faire de semblables. Il m'a répondu qu'il le pouvoit mais qu'en le faisant, il courroit

deux sortes de risques, le premier que personne n'acheteroit sa marchandise, et qu'elle lui resteroit à

pure perte, parce que les Cochinchinois n'estiment que ce qui vient de la Chine, et ne voudroient pas

augmenter le prix ordinaire des mauvaises étoffes pour une meilleure fabriquée chez eux ; le second,

de plus grande conséquence que le premier, c'est que si un ouvrier s'avisoit d'avoir plus d'industrie que

les autres, et de fabriquer de meilleures étoffes,  le Roy ou le mandarin ne tarderoient pas à en estre

informés, qu'aussitôt on se saisiroit de lui pour l'obliger à travailler le reste de sa vie pour le Roy qui

croiroit l'avantager beaucoup en lui payant ses mêmes étoffes au même prix que se vendent ordinaire-

ment les mauvaises, sans parler des chatimens cruels auxquels il seroit sans cesse exposé à la moindre

différence qui se trouveroit dans ses ouvrages et sans parler encore de ce qu'il lui en coûterait pour

satisfaire la cupidité d'une troupe de soldats qui seroient tous les jours en garnison chez lui pour l'obli-

ger à travailler. Après de si fortes raisons d'être maladroit, j'ai été obligé de convenir avec lui qu'il

avoit raison de ne pas faire mieux. Il en est de même ici de tous les arts. Les injustices du gouverne-

ment forment un obstacle invincible à leur perfection. Un étranger témoin de l'horrible tyrannie qui

étouffe dès leur naissance les talens de tout un peuple, plaint naturellement le sort d'une nation ainsi

opprimée, mais quand il vient à connoîstre combien les iniquités de cette même nation méritent un tel

sort, il ne la plaint plus, ou plutôt il déteste également et le peuple et le souverain, reconnaissant que la

justice divine se sert de leurs injustices mutuelles pour punir réciproquement l'un par l'autre.

Le 9. — Il a plu continuellement de façon que je n'ai pu mettre le pied hors de la maison.

Quelques marchandes voisines sont venues me présenter diverses marchandises, l'une me propose

cinquante pics (123l.) de poivre noir à quatorze quans

1

 c'est-à-dire environ cinquante six livres mon-noye de France ; l'autre m'a proposé quatre cens buches de bois de sapan à raison d'un quan deux masses le pic, mais je n'ai rien pu conclure faute de monnoye. D'ailleurs j'ay déjà envoyé un homme dans les provinces du nord où croit le poivre et il m'a promis de me le faire avoir à treize quans le pic. Je remarque que le commerce est ici entre les mains des femmes qui s'en mêlent seules et paroissent très entendues. Il est surprenant de voir dans ce pays voisin de la Chine et parmi une nation

qui prétend en estre sortie des usages si différents à l'égard des femmes. Les Chinois tiennent les leurs

enfermées et ne leur permettent presque jamais de paroistre en public. Ici on ne connoit point cet es-

clavage, et je pense que les Cochinchinois tenteroient inutilement d'y réduire leurs femmes ; car elles

ont ici meilleure tête que les hommes et sont communément maîtresses dans la maison. On ne voit

qu'elles agir et travailler. Aussi le principal but des Cochinchinois en se mariant est d'être, nourri et

entretenu par une femme sans travailler ni se mesler de rien.

Le 10. — On n'entend parler ici à la cour que de mariages. Nous sommes dans la saison. Je

n'ai pu me dispenser d'assister aujourd'hui à la cérémonie des noces d'un petit mandarin. Celle céré-

monie s'est réduite à un grand repas où l'on a beaucoup bu et beaucoup mangé. La mandarine a fait

tuer un buffle et trois ou quatre cochons dont elle a régalé sa famille et celle de son époux. Il pouvoit y

avoir environ cinq cents convives hommes et femmes. Celle cérémonie de festin avoit été précédé de

plusieurs autres que je vais détailler pour donner une idée des mœurs cochinchinoises.

  1° Lorsqu'un garçon a fait son choix et qu'il s'est décidé avec le consentement de sa famille sur la fille

qu'il doit épouser, il s'annonce comme gendre au père et à la mère de cette fille, et leur demande en

celle qualité la permission de venir tous les jours leur offrir ses services. Dès lors il est regardé comme

le serviteur de la maison, et s'il veut obtenir la fille il doit être exact à faire tout ce qu'on lui ordonnera.

Souvent le père et la mère exigent de leurs gendres de grands services durs et pénibles et cela pendant

                                                           

1

 Le quan contient 600 caches ou 10 masses qui ont chacun 60 caches ; ce qui fait environ quatre livres cinq sols de notre

monnoye.

 

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plus d'un an. Durant tout ce tems là le gendre ne voit sa maîtresse que rarement et n'oseroit pas lui

parler.

  2° Lorsque les parents sont contents des services du garçon et qu'ils ont bien éprouvé son caractère et

sa façon de penser, ils l'avertissent qu'il peut faire publiquement la demande de leur fille. Alors les

deux familles consultent les sorciers pour scavoir quel jour sera heureux et convenable pour cette de-

mande. Les sorciers de leur côté consultent l'argent du garçon qui donne plus ou moins suivant qu'il

est plus empressé. Le jour déterminé la famille s'assemble et le garçon va en cérémonie se prosterner

trois fois devant son beau-père et sa belle-mère. Il est accompagné de ses parents et de ses amis. En

leur présence il demande la fille en mariage. Les parents l'accordent et le garçon se retire sans avoir

encore vu sa maîtresse.

  3° Deux ou trois jours après le gendre porte des présens au père et à la mère de la fille, et il a soin d'y

ajouter quelques bijoux pour sa future, sans quoy il ne la verroit pas encore ce jour là ; mais quand il y

a un présent pour elle alors elle paroist eu habit de cérémonie pour le recevoir, elle s'approche triste et

de mauvaise humeur auprès de son futur, lui offre du béthel, et se retire aussitôt puis le garçon con-

vient avec son beau-père du jour auquel on lui remettra sa femme.

Le jour arresté, le garçon se rend de grand matin chez son épouse en cérémonie et en équipage

de mandarin, c'est à dire avec des soldats et beaucoup do domestiques empruntés, dont un le couvre

d'un grand parasol. Il marche ainsi à la tête de tous ses amis. Il est suivi d'une troupe  : de coulis qui

portent généralement tout ce qu'il a de bien, habits, meubles, ustensiles de ménage, deniers, tout se

porte publiquement. Dès qu'il arrive à la porte, son épouse envoye une personne pour le recevoir et lui

faire honneur comme à son maître. Enfin, dès qu'il est assis elle vient elle-même le servir et lui offrir

du thé, du béthel et du tabac. Le mari offre à son  épouse tout son bien, lui donne les clefs de ses

coffres eu lui disant que désormais il se repose sur elle du soin de tout, voilà proprement le contrat de

mariage et il n'y en a pas d'autre.

Ensuite les nouveaux mariés vont se prosterner neuf fois devant l'image des ancestres de la

fille et de là vont à la pagode adorer l'idole, et lui demander la santé, l'union et la fortune, puis on re-

vient à la maison boire, manger, et se divertir aux dépens de la nouvelle mariée qui doit fournir seule à

toute la fête. C'est par là que finit la cérémonie du mariage.

De retour à la maison j'ay trouvé un envoyé du Roy qui m'a dit de sa part de ne pas manquer à

me rendre au palais dans cinq jours ainsi que le Roy me l'avoit déjà fait dire par on doï tan, nègre favo-

ri.

Le11. — Le Roy m'a renvoyé une partie des marchandises qu'on avoit portées au palais pour

les lui faire voir. Il a gardé les draps écarlates qui sont les plus beaux, avec quelques pièces de tous les

autres articles, me faisant dire qu'il me payeroit quand je voudrois. J'ai sur le champ envoyé l'interprète

pour le remercier et lui porter la note de ce qu'il nous doit pour les marchandises qu'il a gardées.

L'interprète est venu le soir ; il m'a demandé au nom du Roy une paire de souliers d'Europe, et une

paire de boutons de manche en diamants comme ils disent, c'est à dire de pierre à fusil.

J'ay donné l'un et l'autre ; l'interprète m'a dit ensuite que le roy était disposé à me payer, mais qu'il

vouloit auparavant faire estimer les marchandises par les eunuques trésoriers. Je prévois déjà que nous

serons mal payés.

Le 12. — Je suis allé visiter les eunuques trésoriers que j'ay priés de m'aider auprès du Roy, et

d'estimer nos marchandises à un prix convenable. Je suis convenu avec eux de ce prix qu'ils m'ont

promis de taxer moyennant une pièce de mousseline qu'ils m'ont chacun demandé et que je leur ai

envoyé aujourd'huy.

 

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Malgré toutes leurs promesses et mes présents je crains bien que nos marchandises ne soient

mal estimées, parce que cela dépend de plusieurs trésoriers et garde magasins qui ne sauroient mieux

faire leur cour au Roy qu'en estimant à un pris très bas les marchandises qu'il acheté des étrangers.

 

Le 13. — Le Roy m'a envoyé demander une perruque. Comme je n'en ai pas j'ai écrit à Faïfo

pour m'informer si quelqu'un des officiers du bord  en auroit à vendre. Il m'a aussi fait demander

quelques morceaux de belle étoffe d'Europe, à fleurs d'or et d'argent. Je luy ai fait répondre que j'en

chercherois et que j'aurois l'honneur de lui en offrir lorsque j'irais au jour marqué lui faire ma cour.

J'ay eu occasion de voir aujourd'hui une des plus belles pagodes de la capitale. C'est un temple

que le Roy a fait bâtir en l'honneur des Roys ses ayeux ; car dans ce pays-ci tous les rois sont divinisés

après leur mort. La pagode est bâtie sur le bord de la rivière, dans un lieu charmant. Un grand mur de

briques renferme le temple, le monastère des bonzes qui le desservent, et le vaste jardin qui l'accom-

pagne. On entre dans cet enclos par deux petites portes scituées à côté d'une grande par laquelle le Roy

seul a le droit de passer.

Ces portes ainsi que le mur sont ornées de figures de lions et de dragons en relief, mal travail-

lés à la vérité, mais la peinture et la dorure en réparent un peu les défauts.

D'abord on entre dans une cour ornée de rocailles et de petits arbrisseaux à fleurs. Au milieu

est posé un grand fourneau de fonte dans lequel on allume le feu pour brûler les parfums. Dans le fond

de la cour se présente la première salle où sont placés en ordre de combat les dieux, ou les Esprits gar-

diens du temple. Toutes ces figures sont hideuses, mal peintes et mal modelées ou sculptées car il y en

a en plâtre et en bois. Le bâtiment est de charpente d'un beau bois assez bien travaillé. Quelques pièces

de cloison sont vernissées et assez proprement dorées. Cette charpente porte un toit orné de sculptures.

Derrière cette première salle est une seconde .plus élevée et mieux ornée. On voit sur un autel

la figure du dernier Roy devant laquelle brûlent continuellement des lampes et des petites bougies

composées de poussière de bois aromatique. On rencontre ainsi sept pagodes rangées sur la même

ligne qui vont toujours en s'élevant les unes au-dessus des autres jusqu'à la dernière où est adoré le

premier Roy de la Cochinchine.

Cette dernière pagode est la plus ornée ; on y voit en sculptures les principales actions du fon-

dateur de la monarchie, mais tout cela est sans goût et la dorure seule en fait le prix.

Après avoir passé par toutes ces pagodes on entre dans un grand jardin rempli de toutes sortes

d'arbres plantés sans ordre. Au milieu de ce jardin est bâti le monastère des bonzes qui desservent le

temple. Ils sont au nombre de cinquante à soixante. Ils vivent en commun aux dépens du Roy qui leur

fait distribuer une certaine quantité de riz par mois et leur abandonne les fruits du jardin pour leur

nourriture. Ces bonzes sont de la même secte que ceux de Chine. Ils vivent comme eux de riz et de

légumes ou de fruits. Leur principale occupation est de chanter toute la nuit et de faire beaucoup de

bruit avec leurs tambours et leur cloche.

Le 14. — Comme je dois demain avoir audience, je suis allé aujourd'hui chez divers manda-

rins, en qui j'ai plus de confiance pour m'informer d'eux de la façon de penser du Roy et prendre leurs

conseils sur ce que je veux, lui proposer et sur la manière de le faire. Tous ceux que j'ai consultés se

sont empressés de m'aider de leurs conseils et tous se sont accordés à me dire que le Roy avait des

momens de bonne humeur auxquels il accordait tout ce qu'on lui demandoit sans réflexion ; que ces

momens étoient difficiles à connoître, parce, m'ont-ils dit que le Roy étoit le plus dissimulé des

hommes, et qu'il n'est jamais de si mauvaise humeur que lorsqu'il affecte le plus de rire, et que les gens

seuls du palais, accoutumés à le voir tous les jours, pouvoient distinguer ses bons et ses mauvais mo-

mens. Ils m'ont ajouté que quelquefois le prince se trouvoit dominé par l'humeur et qu'alors, sa situa-

tion intérieure se manifestait malgré lui par l'inflammation de son visage et que dans ce moment, il VOYAGE

 

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falloit bien se garder de lui rien demander, parce ce qu'on pouvait espérer de plus heureux dans cette

circonstance étoit d'estre simplement, refusé.

Comme toutes ces instructions ne me donnaient guère de lumières, j'ai demandé à ces manda-

rins s'ils croyaient que le Roy fût disposé en ma faveur. Ils m'ont répondu qu'il l'étoit beaucoup et que

toute la Cochinchine en était surprise, parce que tout le monde sçavoit combien il avoit été mécontent

des premiers Européens qui étoient venus commercer ici, surtout d'un nommé Friel qui avoit emporté

quelques pains d'or pour une commission du Roy et qui n'étoit jamais revenu. Que de plus ce capitaine

avoit obtenu une chappe avec de grands privilèges et avoit témoigné en faire peu de cas puisqu'il

n'étoit pas venu en jouir, qu'à ce sujet le Roy avoit publiquement témoigné son mécontentement des

Européens et fait des plaintes de leur peu de bonne foy.

Je n'ai pas voulu approfondir davantage cette accusation des mandarins sur le compte du sieur

Friel, que je crois très honnête homme, parce qu'ayant eu ci-devant occasion de m'informer de cette

affaire, j'ay compris par tous les rapports qui m'ont été faits, que les pains d'or en question n'ayant pas

été remis en mains propres à M. Friel, mais par le canal d'une tierce personne, j'ay compris dis-je qu'il

était très possible que ce tiers eût fait toute la friponnerie, vu que c'étoit un vaurien reconnu pour tel,

mais ce qu'il y a de fâcheux pour le sieur Friel et pour les Européens, c'est que ce commerçant n'étant

pas retourné en Cochinchine, la partie intéressée a eu beau jeu pour lui mettre sur le corps l'affaire des

quinze pains d'or.

Les mandarins que je consultais m'ont donc conseillé de me tenir prêt à répondre sur cette af-

faire, au cas que le Roy vient à m'en parler, ajoutant que s'il l'avoit oublié, c'étoit un bonheur pour moi,

que je ne devais pas en parler le premier, mais qu'il étoit à craindre que quelque mandarin, mal inten-

tionné, surtout On caï an tin n'en rappelât malicieusement le souvenir au Roy. Ils m'ont ensuite peint le

caractère du Roy, à voix basse et à demi-mot, mais assez clairement pour me faire comprendre que le

Roy a deux passions favorites, l'amour des femmes et l'avarice, me promettant que si j'avais quelque

chose à donner, je serois toujours bien reçu.

J'ay recueilli tous ces conseils qui m'ont paru partis de cœurs, sincères, et j'ai passé la journée à

méditer comment je pourrais tirer parti de l'audience que je dois avoir demain.

Le 15. — Je me suis rendu de bon matin à la porte du palais, je me suis fait annoncer au Roy,

suivant l'usage, et le Roy n'a point tardé à venir lui-même et à sortir par curiosité, pour voir l'habille-

ment et la figure de mes domestiques et des soldats qui m'accompagnoient, lesquels ne peuvent entrer

au palais.

Dès que le Roy a paru dans les cours extérieures du palais, aussitost on a fermé la porte pour

un moment, afin d'empêcher le peuple qui passoit dans la rue de voir le prince. Les gardes extérieurs

se sont mis sous les armes et une partie s'est détachée avec de gros bâtons pour éloigner le peuple et

l'empêcher de passer, puis on a ouvert la porte et le Roy est sorti sous une espèce de varangue ou gale-

rie qui environne tout le palais. Il était dans son déshabillé, c'est-à-dire les cheveux pendans, sans bon-

net et sans bas. Il paroissoit de fort bonne humeur, m'a témoigné estre charmé de me voir. Il a considé-

ré tous ceux qui me suivaient l'un après l'autre ; il a surtout paru très content de l'habillement malabar

de mon Dobachi, et m'a sur le champ demandé un tailleur qui en sçut coudre un semblable pour lui.

J'avois à la maison un tailleur maure que j'ai envoyé chercher tout de suitte. Après quoy, le Roy me

prenant par la main, m'a emmené dans le palais, commandant à un de ses pages de me couvrir d'un

parapluie, car il pleuvait beaucoup.

En traversant les cours extérieures du palais, le Roy m'en faisoit remarquer la vaste étendue et

me demandoit si le Roy de France avoit un aussi grand palais que le sien. Je lui répondis que les deux

palais étoient beaux mais que l'on ne pouvait faire aucune comparaison de l'un à l'autre parce qu'ils

étoient bâtis dans des goûts bien différens. Ensuite il me fit plusieurs questions sur la santé, l'âge,

 

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l'embonpoint, les traits de notre Roy, sur ses richesses, la magnificence de ses palais, les dépendances

de sa maison, et finit par me demander s'il étoit aimé de son peuple, j'ay répondu aux premières ques-

tions en peignant Louis le Bienaimé tel que toute l'Europe le connoit comme le prince le plus accompli

et le plus puissant de tout notre Occident ; puis pour satisfaire à sa dernière question j'ay répondu que

les François de tout temps avoient beaucoup aimé leur Roy, mais que celui qui règne aujourd'hui sur

nous étoit adoré de son peuple, que la bonté de son cœur étoit si chère à la nation qu'elle lui avoit don-

né le titre de Roy bien-aimé. Il insista à me demander comment il avait mérité ce titre. Je lui racontai

les actes de douceur, de générosité et de modération qu'aucun françois n'ignore et dont l'histoire ap-

puiera chez la postérité le titre dont il jouit parmi nous.

Cependant nous parvînmes dans un grand appartement  isolé au milieu d'une vaste cour bien

murée. Le Roy se mit dans un fauteuil vernissé et me fit approcher un banc pour m'asseoir. Il n'y avoit

auprès du Roy que deux ou trois petits esclaves pour le servir. L'endroit étoit solitaire et l'on n'enten-

dait aucun bruit.

Le Roy me dit qu'il étoit fort content de voir les  Européens venir commercer dans son

royaume, qu'il étoit charmé que j'eusse été envoyé pour traiter avec lui et qu'il étoit content de la sincé-

rité avec laquelle j'avois répondu aux questions qu'il m'avoit déjà faites sur le Roy de France notre

maître, que tous les étrangers qu'il avoit interrogé avant moi avoient eu la flatterie d'abaisser leur Roy

et leur pays pour vanter la Cochinchine, mais qu'il voyoit bien que j'étois le seul qui eut parlé sincère-

ment. Ensuite il me demanda pourquoi le sieur Friel qu'il avoit si bien reçu et à qui il avoit accordé les

privilèges les plus favorables n'étoit pas revenu quoiqu'il lui eut promis, ajoutant qu'il ne se seroit ja-

mais défié de son peu de sincérité et de son manque de parole. Je n'oubliai rien pour excuser ce négo-

ciant et lui répondis que quoique le sieur Friel n'eut pas trouvé occasion de se servir de la chappe

royale, cependant il en faisoit beaucoup de cas, et me l'avoit remis pour me faire jouir des privilèges

que cette chappe accorde. Le Prince me répondit d'un air mécontent que cette chappe étoit personnelle

; que si je voulois la lire il y est dit que le sieur Friel s'engage à venir tous les ans et que cette condition

n'étant pas acquittée, la chappe devient nulle, ajoutant que si le sieur Friel revenoit, il lui apprendroit à

vivre et que puisque ce négociant avoit oublié ce qu'il avoit promis, il pouvoit bien de son côté oublier

ce qu'il avoit écrit.

Comme je me suis apperçu que cet entretien rendoit le prince de mauvaise humeur, je l'ai dé-

tourné le plus adroitement qu'il m'a été possible en racontant au Roy quelque aventure comique que

j'ai eue dans ce pays-cy. Je l'ai beaucoup fait rire et au milieu de sa joie, il m'a dit que je n'avois pas

besoin de la chappe du sieur Friel, qu'il me pardonneroit tous les droits pour ce vaisseau cy, et me

signeroit une chappe où je n'avois qu'à écrire moi-même tous les privilèges que je croirais utiles pour

notre commerce. Je l'ai remercié de cette faveur et ai sur le champ envoyé chercher deux beaux cou-

pons d'étoffe d'or, qu'il m'avoit fait demander cy devant et que j'avois laissé à la porte entre les mains

des domestiques. Le Roy en a été très content et a longtemps admiré dans ces deux échantillons l'in-

dustrie européenne. J'ai profité du moment qui me paroissoit favorable pour lui faire mes demandes.

J'ay donc commencé par intéresser son avarice et sa curiosité en lui parlant d'une infinité de riches

marchandises que le commerce des François apporteroit dans son palais et dans tout son Royaume. Je

lui ai fait entrevoir la quantité d'argent qu'un seul de nos vaisseaux apporteroit tous les ans si le com-

merce nous était libre et que cet argent pût avoir cours. Le prince m'a interrompu en disant qu'il pen-

soit depuis longtemps à établir dans son royaume une monnoye d'argent. L'occasion est belle, ai-je

repris, nous avons ici quelques milliers de piastres toute prestes, si vous voulez avoir une monnoye

frappée à votre coin. Prenez nos piastres que nous sommes content d'échanger pour des deniers ou si

vous voulez faire courir cet argent tel qu'il est, donnez un édit pour instruire le peuple et l'obliger à se

servir des piastres comme de la monnoye ordinaire.

 

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Le Roy a répondu qu'il prendroit le parti de rendre les piastres monnoye en les laissant telles

qu'elles étoient parce qu'il voyoit trop de difficultés à faire battre une monnoye particulière à son coin,

que quelque forme qu'on pût donner à la nouvelle monnoye, on ne pourrait jamais empêcher une mul-

titude de faux-monnoyeurs d'altérer toutes les espèces. Ensuite il m'a promis d'assembler incessam-

ment les mandarins pour délibérer sur l'édit dont je venois de lui parler.

Content d'avoir obtenu le premier article le plus intéressant pour notre commerce de cette an-

née, j'ay peu à peu cessé de parler d'affaires et ai tourné la conversation sur des matières plus gaies

parce que c'eut été risqué de fatiguer le Roy et de le mettre de mauvaise humeur que de lui faire toutes

mes demandes à la file l’une de l'autre et sans interruption. Il suffit de connoître un peu le coeur des

hommes pour sçavoir que lorsqu'ils accordent un bienfait, c'est un effort qui leur coûte et qui les fa-

tigue. Il leur faut après cela du repos et peut-être même de la distraction pour éloigner le repentir qu'ils

pourroient avoir du bien qu'ils viennent de faire. J'ay donc eu recours à quelques contes Européens que

j'ai brodés à la Cochinchinoise et qui ont fait rire le Roy de tout son cœur.

Cependant l'heure de diner est venue ; le prince de fort bonne humeur m'a engagé à rester

(c'est ce que je souhaitais). Il a ordonné de m'apporter à diner et a passé dans l'appartement de ses

femmes pour prendre son repas. Je suis demeuré seul dans ce vaste appartement avec un capitaine des

gardes et quelques esclaves. L'absence du Roy m'a laissé la liberté de considérer la construction et les

ornemens de cet édifice.

C'est un grand corps de charpente d'un très beau bois. Toutes les cloisons sont à panneau et se lèvent à

volonté pour prendre l'air des quatre faces. La menuiserie en est belle, bien exécutée et entretenue avec

soin. Les colonnes qui soutiennent l'édifice sont d'un beau rouge à fleur et odoriférantes. L'apparte-

ment est élevé sur une terrasse de quatre ou cinq pieds maçonnée proprement. Le tout est couvert de

tuiles et orné de quelques sculptures dorés.

Dans l'intérieur de l'appartement il n'y a pour tout meuble qu'une table et quelques chaises dont

la beauté du bois faisoit tout le mérite. La cour qui environne le bâtiment est ornée de grands vases de

porcelaine de la Chine, où sont plantés des arbrisseaux à fleurs. Vis à vis le milieu de chaque face du

bâtiment sont adossées contre le mur de grandes rocailles taillées à l'imitation de quelque rocher natu-

rel du pays.

Le capitaine des gardes qui étoit avec moi m'a fait entendre que le roy avoit fait élever cet édi-

fice pour venir de temps en temps y jouir de la solitude et y promener ses rêveries.

Cependant on m'apporta une table toute servie et couverte d'une quantité de petits plats de

toutes .sortes de ragoûts. J'ai diné seul et comme  je finissois le Roy parut et voulut me faire recom-

mencer. Je mangeai un peu pour le contenter. Il se fit apporter du vin de sa table et prenant le vase qui

était une espèce d'aiguière d'or, il but le premier et me fit boire ensuite. Ce vin étoit violent et me parut

une liqueur composée de différentes épiceries.

Tandis qu'on desservoit, le Roy pour se mettre à son aise s'est couché sur une natte et m'a invi-

té d'en faire autant. Puis il m'a interrogé sur l'industrie des Européens, sur nos arts et métiers. Toutes

mes réponses flattoient sa curiosité et son goût ; et à chaque instant il me demandoit pourquoi je ne lui

avois pas amené quelque ouvrier habile pour former ceux de son royaume. A ce sujet il raconta qu'au

commencement de son règne les Cochinchinois ne savoient point travailler le bois ; qu'il fit venir cinq

ou six menuisiers chinois, lesquels en moins d'un an en formèrent d'autres dans le pays, et qu'aujour-

d'hui la Cochinchine l'emportait même sur la Chine pour les ouvrages de menuiserie et de charpente. Il

m'en dit autant de l'orfèvrerie et demanda si j'avois eu occasion depuis mon arrivée de voir travailler

quelque habile menuisier ou quelque orfèvre. L'interprète qui ne faisoit qu'arriver, s'empressa de ré-

pondre que j'étois déjà allé voir toutes les manufactures et les fabriques du pays, ajoutant que j'avois

loué les ouvrages de celui-ci et blâmé ceux de celui-là. Le roy étonné, quoique content, s'écria : Quoi!

 

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Ces Européens sont donc aussi curieux ? hé bien! dit-il, puisque vous avés de la curiosité je veux vous

faire voir de beaux ouvrages de la main de mes Cochinchinois, et il se fit apporter sa couronne. Elle est

toute d'or, travaillée à jour et en filigrane. Le dessein est une mosaïque d'un goût recherché. Du corps

de l'ouvrage s'élancent sur le devant six petits dragons également d'or et travaillés aussi de filigrane, si

légèrement, que la moindre agitation de l'air les fait mouvoir. Derrière sont-attachées deux aisles de

papillon de la mesme matière à laquelle une main habile a incorporé des particules de plumes d'oi-

seaux dont le meslange adroit imite parfaitement les nuances naturelles de l'aisle d'un papillon. Le haut

de la couronne est surmonté par un bouquet de fleurs d'or dont le travail imite la nature jusque dans la

légèreté de ses ouvrages. Je pense que cette pièce d'orfèvrerie seroit admiré en Europe même.

Le prince me fit voir ensuite divers ouvrages en fer, en acier, en bois, en vernis, en peinture,

mais il s'en fallait de beaucoup que ces ouvrages quoique passablement travaillés (excepté ceux, de

peinture qui étoient mauvais) atteignissent à la perfection du chef-d'œuvre de l'orfèvre.

Le Roy content de me voir admirer les ouvrages de ses Cochinchinois se leva avec empresse-

ment et me prenant par la main. Venez, me dit-il, je veux vous faire voir ce qu'aucun étranger n'a ja-

mais vu, et il me conduisit dans tous les appartements de son palais excepté dans ceux qu'habitent les

femmes. Tout ce que je vis me parut bien bâti, peu ou mal orné, mais entretenu avec beaucoup de soin

et de propreté. Nous nous arrêtâmes à l'entrée du jardin qui me parut grand, planté de quelques grands

arbres et de beaucoup d'arbrisseaux mais sans ordre et dans le goût chinois, c'est-à-dire avec beaucoup

de confusion pour imiter le désordre apparent de la nature. Comme il pleuvoit beaucoup nous ne

pûmes pas passer plus loin et je fis insensiblement retomber la conversation sur mes affaires.

Je dis au Roy que nous étions malheureux de n'avoir pu arriver que dans la mauvaise saison,

que les pluies retarderoient beaucoup nos affaires, que cependant s'il vouloit ordonner à ses trésoriers

de me payer les marchandises qui étoient dans le palais, le vaisseau pourroit retourner de bonne heure

pour aller lui chercher de nouvelles curiosités. Il me répondit que je pensois bien qu'il alloit donner

ordre pour me faire payer, que l'édit pour nos piastres ne tarderoit pas, et qu'il ne tiendroit qu'à moi

d'expédier le vaisseau à la onzième lune, c'est-à-dire au mois de décembre. Je luy parlai encore des

avantages que procureroit à son royaume le commerce des François et lui fit sentir qu'en contribuant à

enrichir son pays nous prétendions aussi faire quelques profits, mais que pour cela il nous falloit des

privilèges et de la liberté ; que si je n'envoyais pas cette année en France quelque chappe signée de sa

main royale qui fût un garant de sa protection, on ne sauroit plus sur quoi compter, et l'on ne se déter-

mineroit jamais à envoyer un autre vaisseau, si l'on n'avoit quelque certitude du dédommagement

avantageux pour les frais de l'armement de ce vaisseau. Le roy me répondit qu'il vouloit absolument

que nos vaisseaux vinssent tous les ans et qu'il me donneroit pour cela tous les privilèges que je de-

manderois ; que nous pouvions nous établir à Faifo ou à Touranne, y bâtir des magasins et nous arran-

ger à notre commodité. Quand vos affaires seront terminées, me dit-il, avant d'expédier le vaisseau

venez me trouver, et apporter moi la chappe que vous souhaitez avoir, je la signerai, mais à présent

pensez au plus pressé.

Il commençoit à se faire tard et je me disposais à prendre congé, lorsque le Roy qui gardait le

silence depuis un moment l'interrompit pour me demander si je connaissois un certain médecin anglais

qui deux ans auparavant étoit venu en Cochinchine. Ayant répondu que je ne le connoissois pas, le

Roy commença à en faire un grand éloge, louant surtout son habileté dans la médecine, et m'assurant

qu'il souhaitait beaucoup le revoir. En un mot le prince me parut beaucoup prévenu pour cet homme là

dont voici l'histoire telle qu'on me l'a racontée ici.

Un anglais négociant qui joignait aux connaissances du commerce celles du pilotage et de la

médecine, se trouva dans les circonstances de la dernière guerre à Malac. Comme ce temps étoit peu

favorable et la mer peu sûre pour les vaisseaux marchands tant anglois que françois, celui-ci pour pas-

 

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ser librement partout achetta une somme chinoise qu'il chargea à Malac et conduisit à Canton. Là

après s'estre défait de ses marchandises, il chargea de nouveau les uns disent pour Batavia, les autres

pour la Cochinchine mais il est certain qu'il vint à Faifo. Comme il se trouva ici seul et sans protection,

les mandarins le pillèrent et le volèrent à leur discrétion. Quelque tems après le roy apprit qu'un certain

Européen, nouvellement arrivé scavoit la médecine et avoit même déjà fait quelques cures extraordi-

naires. Aussitôt le Prince le fit venir ; il trouva un interprète, se fit entendre. Le Roy le goûta ;  il se

plaignit. Les mandarins voleurs furent réprimandés, la meilleure partie de son bien lui fut rendue ; puis

il eut occasion, de traiter le roy. Il le guérit promptement et gagna sa protection et même son amitié.

Le roy l'appeloit familièrement dans son palais, en un mot lui donna une commission pour aller en

Chine sur son pavillon, à condition qu'il reviendroit dans le temps de la mousson.

L'Anglais étant arrivé à Canton, un mandarin se saisit de la somme disant qu'elle lui apparte-

noit et qu'elle avoit été mal vendue à Malac de façon que le pauvre Anglois fut encore pillée une fois

et ne scait aujourd'hui que devenir à Macao. Cependant je ne puis me persuader que cet homme n'ait

pas été envoyé par la Compagnie anglaise pour tenter le commerce dans ce pays-cy vu qu'il a demandé

au Roy l'isle de Canton, connue sous le nom de Pulo Canton ou bien celle qu'on nomme Champulo1

.

Le Roy m'apprit lui-même cette circonstance, me dit qu'il attendait son Anglois l'année prochaine et

qu'il avoit promis au vaisseau portugais exemption de tout droit s'il l'amenoit. Mais je sais de bonne

part, c'est-à-dire des jésuittes portugais qui sont ici, qu'à Macao on traversera cet Anglois en tout, bien

loin de lui donner passage. Cette affection du Roy pour l'aventurier anglois dont j'ai appris l'histoire

dès mon arrivée ici m'a empêché de penser à obtenir des privilèges exclusifs. Aussi me bornai-je à

faire connoître au Roy les seuls h...... et ce fut par là que finit la conversation et ma journée ; après

quoi je me suis retiré.

Le 16. — C'est aujourd'hui un jour malheureux. Il n'est permis de travailler à aucune affaire surtout au

Palais. Ces jours décidés malheureux par la superstition cochinchinoise me font perdre beaucoup de

temps parce qu'ils reviennent souvent, c'est-à-dire de quatre jours l'un, ces jours sont celui de la nais-

sance du Roy et celui de son avènement à la couronne outre cela chaque jour de l'année a deux heures

malheureuses par la même raison. J'ay eu occasion de voir une partie des grandes galères royalles. On

les garde sur des chantiers distribués le long de la rivière où elles sont à couvert. On en compte envi-

ron quatre cents de toute grandeur. Les plus grandes que j'ai vues avoient quatre vingt deux à cent

pieds de longueur, sur quinze de large et sept ou huit d'élévation.

Chaque galère est composée de sept bordages y compris la planche qui tient lieu de quille la-

quelle forme un arc dont la courbe est peu sensible dans le milieu et dont les deux extrémités s'élèvent

considérablement pour former la proue et la poupe qui sont l'une et l'autre très élevées. Tous ces bor-

dages chacun d'une seule pièce ou de trois pouces d'épaisseur sont unis ensemble à leurs varangues par

de simples chevilles de bois.

L'intérieur de la galère qui est pontée n'est pas travaillé avec soin. La chambre qui est sur le

devant n'a rien qui mérite attention, mais les dehors sont enduits d'un beau vernis noir, relevé par des

sculptures dorées surtout à la proue et à la poupe dont le tout fait un très bel effet sur l'eau. Les galères

ne tirent environ que deux pieds et demi d'eau ; elles ne servent que pour le divertissement du Roy. On

en compte environ cent de cette première espèce qui ont quarante à soixante rameurs.

Il est d'autres galères qui sont destinées pour la  guerre, sont de la même construction mais

grossièrement travaillées et plus fortes d'échantillon. Elles portent en avant un pierrier et quelquefois

deux d'environ deux livres de balles. Le roy entretient à Hué trente ou quarante galères de cette espèce,

mais outre cela il y en a dans toutes les provinces pour garder les ports et servir à la magnificence des

                                                           

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 Ces deux isles n'ont point de port.

 

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vice-rois et gouverneurs, de façon que dans tout le royaume il s'en pourroit trouver cent. Elles sont

toutes de cinquante à soixante rames.

Il y a une quantité d'autres galères de la troisième classe qui sont plus petites et mal entrete-

nues. Elles servent à former les soldats d'eau à l'exercice de la rame. Elles sont employées au transport

des denrées et de toutes sortes de fardeaux pour le Roy et même pour les grands mandarins. Ce sont

les galères de fatigue. Toutes sont ramées par les mêmes soldats qu'ils nomment coune thuy, c'est-à-

dire soldats d'eau. Les soldats rament debout et quand ils marchent pour le service du Roy ils sont

nuds avec une simple ceinture de soye noire. Ils sont choisis parmi les plus beaux hommes du

Royaume. Ils sont divisés en soixante compagnies chacune de soixante hommes. Chaque compagnie a

son capitaine et six sergents. Outre cela chaque compagnie a son rang et chaque soldat le sien dans la

compagnie.

J'ay lu quelques relations entre autres celles de l'abbé Choisy et celle des vicaires apostoliques

François qui parlent de ces galères de Cochinchine comme d'une marine redoutable. Je ne sais quelles

raisons avoient ces bons missionnaires pour exagérer ainsi les forces de ce royaume. La vérité est que

ces galères surtout celles du premier ordre ont quelque chose de magnifique, et que lorsque le Roy se

promène sur la rivière avec toutes ses galères à sa suite, cet appareil inspire au peuple des sentiments

de crainte et de respect pour le maître qui paroit faire tant de dépenses ; mais il faut convenir aussi que

cette marine d'eau douce n'est rien moins que redoutable, et que tous ses soldats d'eau quoique bien

exercés à la rame et les meilleures troupes de la Cochinchine ne tiendroit pas longtemps à portée du

canon d'un vaisseau ennemi.

Le 17. — J'ai reçu des lettres du comptoir de Faïfo par la voie du chirurgien que M. Laurens

m'a renvoyé parce que le Roy me l'avoit demandé. J'ai reçu par la même occasion toutes sortes de pe-

tites provisions dont le défaut commençait à m'incommoder ; car il y a déjà quelque temps que je vis à

la Cochinchine sans pain et sans vin.

J'ay envoyé l'interprète Miguel Ruong au palais pour informer le roy de l'arrivée du chirurgien

et lui porter un état de nos marchandises qui restent dans ses magasins. J'ai chargé le même interprète

de rappeler au Roy ce qu'il m'a fait l'honneur de me promettre au sujet de nos piastres.

Le 18. — J'ai reçu des lettres de Faïfo qui me donnent avis de l'envoi d'onze caisses d'argent.

Le soldat de On Caï bô qui a conduit ces caisses est venu m'avertir qu'il les avait fait porter chez son

maître et que je pouvois aller les recevoir. Je suis obligé de différer parce que les pluies continuelles ne

permettent pas de sortir et la rivière est tellement débordée que les bateaux ne naviguent pas en sûreté.

L'interprette est revenu du palais et m'a rapporté  que le Roy ayant assemblé le conseil des

grands, mandarins, il avoit été décidé de rendre nos piastres monnoye. Que le Roy avoit jugé conve-

nable d'y faire frapper quelques caractères, pour en déterminer le prix courant enfin que c’étoit le

grand mandarin on tha ngoai qui étoit chargé de faire frapper ces caractères qui détermineroient le prix

à raison de deux quans le taël d'argent, c'est-à-dire un quan trois masses et quelques caches la piastre.

Quant au payement des marchandises qui sont dans le palais, l'interprète m'a rapporté que le

Roy n'avoit encore rien décidé.

Le 19. — Les pluyes nous laissent quelques intervalles de beau tems. J'en ai profité pour aller

chez On caï bô y recevoir notre argent ; mais je n'ai pu rencontrer ce mandarin. En allant chez lui j'ai

eu occasion de voir l'assemblée d'un village ou d'un canton de la ville, car tous les quartiers de la capi-

tale conservent encore le nom de village qu'ils avoient autrefois étant séparés de la ville. Les assem-

blées de villages ont une espèce de juridiction sur tout ce qui regarde leur communauté. Ce sont les

anciens qui y président ; et, quelques pauvres et misérables qu'ils soient, souvent dès qu'ils paroissent à

la tête de leur village ils sont comme des souverains que tout le monde respecte. Leur pouvoir quoique

borné par l'autorité suprême ne laisse pas d'être grand, et les délibérations qui ont passé dans les as-

 

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semblées sont mises à exécution plus exactement et avec plus de sévérité que les édits mêmes de la

cour. Los lois fondamentales du royaume protègent ces assemblées et appuyent leurs ordonnances.

Chaque ville a pour s'assembler une maison publique ou plutôt un toit de feuilles ou de treilles suivant

les facultés des villages. Ce bâtiment ouvert de tout côté se nomme palais, et les assemblées sont qua-

lifiées de conseils d'État.

J'ai vu quelquefois de grands mandarins mortifiés par l'obligation où ils se trouvent de recevoir

avec les cérémonies les plus respectueuses les députés de leur village qui venoient leur signifier les

décisions de l'assemblée, quoique ces mêmes députés eussent été leurs valets ou fussent encore à leur

gage. L'assemblée conserve toujours son autorité sur les originaires du village, à quelque dignité qu'ils

puissent parvenir, et le Roy lui même y est soumis, au moins affecte-t-il de le paraître.

Le 20. — On caï bô m'a envoyé avertir de ne pas prendre la peine de passer chez lui pour re-

cevoir notre argent parce qu'il ne pouvoit pas me le livrer sans une permission du Roy, mais que dès

qu'il auroit cette permission il me le feroit dire.

Il est mort un vieux mandarin qui a laissé de gros biens sans parler des maisons et jardins qui

font partie de son héritage. On a trouvé chez lui six mille pains d'or (le pain est de dix taëls ou douze

onces environ) et plus de deux cent mille quans. Dès que le Roy a été informé des richesses de cette

succession, il s'est aussitôt déclaré parent et héritier sans que personne ait osé lui disputer ce droit. Il

est certain cependant que le mandarin n'avoit jamais passé pour allié du Roy et qu'il avoit d'ailleurs des

parents très proches connus de tout le public comme ses légitimes héritiers.

La mort de ce richard m'a donné occasion de voir et d'apprendre une partie des cérémonies fu-

nèbres qui s'observent ici. Dès que le malade a expiré les parents envoient aussitôt chercher un sorcier

qui fait découvrir le toit de la maison au-dessus du mort, et à grands cris appelle l'âme à laquelle il

raconte beaucoup d'histoires pour lui prouver qu'elle a eu tort de s'en aller et qu'elle ne sauroit mieux

faire que de revenir. Quand après quelques heures d'exhortations on voit que l'âme y est insensible,

alors on pense à rendre les derniers devoirs au cadavre. On le lave, on l'habille de papier peint et doré ;

on le met dans un coffre de bois le plus précieux et le plus incorruptible, on le couvre de fleurs, on lui

offre à boire et à manger et après avoir disposé toutes choses pour les funérailles, après avoir consulté

les sorciers sur le lieu le plus convenable pour le bonheur du cadavre et on place le cercueil dans une

espèce de catafalque portatif, à l'ornement duquel  il ne manque ni peinture, ni sculptures dorées, et

rien de ce qui peut contribuer à la plus riche décoration.

La procession funèbre commence par une troupe de trompettes qui rendent les sons les plus

lugubres, ensuite marchent les bonzes en habit de cérémonie, puis on voit paroistre une petite niche

dorée au milieu de laquelle est placée debout une tablette où par le moyen de quelques caractères un

docteur bonze a fixé l'âme du défunt. Cette tablette est environnée de bougies et d'offrandes. Ensuite

paroissent quelques escrimeurs qui le sabre à la main et à force de grimaces prétendent éloigner les

esprits malfaisans. Une troupe de femmes désolées revêtues de gros sacs et le corps garotté suivent ces

guerriers en donnant toutes les démonstrations de la plus vive douleur. Elles feignent vouloir arrêter le

cadavre et l'empêchent d'aller au tombeau ; puis désespérées elles se jettent tout étendues au milieu du

chemin et le cadavre passe par-dessus leur corps. Il est porté dans son catafalque d'un poids énorme,

soutenu par cinquante ou soixante hommes robustes qui sont obligés de faire de fréquentes stations.

Quand le corps est passé les femmes qui parroissent mortes de douleurs se relèvent et recommencent

leur rôle. Tous les parents et amis du défunt accompagnent son cadavre et terminent la marche.

Arrivés au lieu destiné pour la sépulture les bonzes commencent les prières. On fait des sacri-

fices de bufles, de cochons et de poules qu'on offre au défunt. On brûle autour de son cercueil des bois

de parfum. Les bonzes font trois fois le tour du cadavre en récitant leurs prières. Enfin on le place dans

 

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la tombe qui est bien mal maçonné et dont on remplit les vides avec de la chaux. La cérémonie finit

par un grand repas où l'on mange à l'honneur du mort défunt les viandes sacrifiées.

Le 21. — Le Roy suivi de cinquante galères a descendu la rivière pour aller du côté du port

prendre le plaisir de la chasse au tigre. Cet exercice est fort du goût du prince qui fait souvent de sem-

blables parties.

Dès qu'il a paru quelques tigres aux environs de la capitale, le Roy dépesche aussitôt un grand

mandarin avec quelques compagnies de soldats chasseurs. D'abord on cherche à découvrir où est la

beste, après quoi les soldats l'environnent en faisant des feux à la ronde. Alors on envoye avertir le

prince pour lequel on construit à la hâte un logement au milieu de la forest. Dès que le Roy est arrivé il

fait tendre un gros filet qui borde une espace d'environ cinquante toises de terrain, puis ordonne aux

soldats de serrer leurs rangs en formant le demi cercle et de lancer l'animal du côté du filet en appro-

chant leurs feux et présentant la lance. Le tigre effrayé par les feux et les cris des chasseurs se jette du

côté qui lui paroist libre et donne dans le filet lequel étant tendu avec force et lâché à propos enveloppe

la bête ; des soldats adroits accourent aussitôt et s'en rendent maîtres.

Ces tigres sont ensuite mis en cage et nourris au dépens du public pour servir aux sacrifices

royaux ou pour donner le plaisir d'un combat avec les éléphants.

Le 22. — La pluye a été si continuelle qu'il y a apparence d'une grande inondation. Le Roy est

revenu de sa partie de chasse. Je vais profiter de son retour. 1° Pour me faire livrer notre argent qui est

chez le mandarin On caï bô ; 2° faire marquer cet argent ; 3° me faire payer des marchandises qui sont

dans le palais avec la note et la factures des dittes marchandises.

Le vent a soufflé avec violence tout le jour et cette nuit il y a eu un ouragan qui a renversé

quelques maisons et fait périr des bateaux.

Le 23. — L'ouragan de la nuit dernière a tellement  fait remonter les eaux de la rivière que

toute la ville est comme submergée. La plaine où est bâtie cette capitale est comme une vaste mer. Ces

inondations annuelles sont une occasion de divertissement pour les Cochinchinois qui aiment l'eau, et

qui se promènent en pirogues dans toutes les rues et entrent de maison en maison pour se divertir.

Le 24. —Les eaux commencent à s'écouler. Je n'ai cependant pu sortir que dans le voisinage

pour aller voir travailler des menuisiers qu'on dit estre habiles. En effet, j'ai trouvé chez eux des ou-

vrages parfaitement bien travaillés ; ce que j'ai d'autant plus admiré que je n'ai vu chez eux qu'un très

petit nombre d'outils avec lesquels ils font des ouvrages finis. Ils réussissent surtout à réunir si parfai-

tement des pièces de bois que l'œil le plus attentif n'en sauroit distinguer la jonction ; cependant il faut

avouer qu'ils pêchent du côté du goût, qu'ils sont fort lents dans leur travail, et que la beauté des bois

qu'ils emploient contribue bien à relever leurs ouvrages.

Le 25. — Je suis allé chez le mandarin On caï bô qui après beaucoup de difficultés est enfin

convenu de me laisser emporter notre argent mais sans vouloir le compter chez lui. Il a voulu que son

fils vint le compter avec moi afin de pouvoir en donner au Roy une note sûre.

Le Roy est parti aujourd'hui pour  la chasse des éléphants. Ainsi voilà nos affaires différées

pour trois ou quatre jours au moins.

J'ai pris le parti de renvoyer à Touranne sept ou huit hommes que j'avois amenés ici pour ser-

vir avec leurs habits de soldats aux visites de cérémonies, mais désormais il ne reste plus rien à faire,

et sans parler de la dépense inutile que m'occasionne leur séjour ici, je commençais à craindre qu'ils ne

se dérangeassent et ne me missent en quelques embarras avec les gens du pays. Je les ai donc renvoyés

sous la conduite de l'écrivain du vaisseau.

 

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J'ay fait venir chez moi un peintre qui m'a apporté divers ouvrages absolument semblables à

ceux qu'on voit en Chine. Les peintres de ce pays ci ne manquent pas le dessin ; ils ne sauroient attra-

per la figure et ne réussissent qu'à prendre les oiseaux, les animaux, les fleurs et quelques païsages.

Le 26. —Je suis allé rendre visite aux Jésuites missionnaires qui ont ici à la cour trois églises.

Deux de ces pères sont au service du Roy ; l'un en qualité de mathématicien, l'autre de médecin. Le

premier est portugais de nation et n'a aucun crédit à la cour ; le second est allemand et passe pour être

estimé du Roy.

Il faut convenir que tous en général, je veux dire les PP. de la Société, mènent ici une vie bien

différente de celle que leur règle leur prescrit et qu'ils observent, avec tant de régularité en Europe.

Leurs ennemis auroient forte prise sur eux s'ils étoient instruits de ce qui se passe ici. Le médecin sur-

tout joue en Cochinchine un rôle si extravagant que j'ai été obligé de le voir pour le croire. Je suis allé

aujourd'hui dîner chez ce bon Père. Il m'a reçu en habit rouge, la tête couverte d'un bonnet carré, revê-

tu de tous côtés de lames d'argent incrustées de diverses pierreries. Il étoit environné de trente ou qua-

rante jeunes domestiques des deux sexes. Il m'a conduit dans tous les appartements meublés comme la

toilette d'une femme, et m'a fait servir un repas d'un goût fort délicat, mais sa bonne chère m'a bien

moins plu que la noble frugalité de celui que nous donna ces jours passés le bon évêque françois.

Dans toute la conversation que j'eus avec le père médecin, je reconnus que c'étoit un homme

qui avoit entièrement secoué le joug et qui ne mérite rien moins que le titre de missionnaire. Il seroit

bien à souhaiter qu'on put éloigner de ce royaume où le christianisme est encore an berceau un homme

si capable de le détruire. Car je pense que les scandales d'un missionnaire sont bien capables d'ébranler

la foi chancelante des pauvre Cochinchinois.

Le 27. — J'ai fait connaissance avec un mandarin de la province de Donaï qui est chrétien : ce

bon homme dont la probité est connue dans le pays m'a proposé plusieurs marchés pour l’année pro-

chaine. Il s'offre de m'envoyer à la troisième lune c'est-à-dire au mois d'avril ou au plus tard au mois

de mai des bateaux chargés de coris, du bois de sapan pour les teintures, des bûches de bois de rose

pour des meubles, des bordages de ce beau bois de thec nommé dans le pays chao-chayne. Il me les a

offerts de telle longueur, largeur et épaisseur que j'eusse souhaité. Mais mon embarras étoit qu'il ne

vouloit pas faire de prix, me proposant de faire lui-même les avances et de m'envoyer avec les mar-

chandises, la note de ce qu'elles m'auroient coûté. Il m'a encore offert de m'envoyer de la soye écrue et

de la cire en telle quantité que je souhaiterois, déterminant le prix de cette dernière marchandise à rai-

son de vingt-huit quans le pic de cent vingt-trois livres.

J'ay demandé à ce mandarin un peu de temps pour réfléchir sur ses propositions. Je lui ai fait

ensuite plusieurs questions touchant la province de Donaï, la plus fameuse de toutes celles de Cochin-

chine, et voici ce que j'en ai appris.

Il y a douze ou quinze ans que la province de Donaï appartenoit au royaume de Camboge dont

elle faisoit la meilleure partie. Les Cochinchinois voleurs cherchèrent quelques mauvaises querelles

aux Cambodgiens et s'emparèrent de leur pays puis par accommodement ils s'attribuèrent le Donaï et

rendirent le reste au pauvre roi Cambodgien qui resta tributaire et à qui on donna un mandarin cochin-

chinois pour l'aider dans le gouvernement de son royaume.

Aujourd'hui le Donaï est le grenier de la Cochinchine qui en retire une grande quantité de riz

de façon que quoique la Cochinchine se soit passé de cette province pendant plusieurs années, elle ne

scauroit aujourd'hui comment faire si cette même province venoit à lui manquer. Apparemment est-ce

que le peuple s'est beaucoup multiplié en Cochinchine depuis quelque tems et que les anciennes pro-

vinces où les plaines sont rares n'ont plus assez de terres labourables pour fournir à la multitude d'un

peuple qui multiplie considérablement.

 

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Le Donaï est un pays plat couvert de toutes sortes de beaux arbres surtout de bois de thec, de

sapan, de rose, et d'amboine. La province a plus de vingt lieues de longueur sur dix ou douze de lar-

geur. Il y en a plus de la moitié qui est encore en friche, et l'autre moitié fournit comme je l'ai déjà dit à

la nourriture de toute la Cochinchine.

La province fournit de plus beaucoup de soye, presque toute la cire qui se consomme en Co-

chinchine vient de là. Elle fournit de l'ivoire, du coton, du bois d'aigle, de la canelle et différents aro-

mates très estimés dans le pays. On en tire beaucoup d'aréque et on y élève beaucoup de bestiaux. Les

chinois y vont faire commerce de Coris qui se pèchent dans les isles voisines de la côte et en tirent des

nids d'oiseaux, certains insectes de mer et du poisson salé qu'il portent en Chine ou à Siam..

On compte dans toute la province sept ou huit ports qu'on dit estre fort beaux. Tous les ans il

part plus d'un millier de bateaux de toutes les provinces de la Cochinchine qui vont dans ce pays-là

faire commerce. Les Cochinchinois regardent ces voyages comme nous regardons ceux du Pérou. Le

commerce par terre n'est pas praticable à cause des mauvais chemins et de la hauteur des montagnes

qui bornent cette province et rendent les transports impossibles.

Quoique cette province soit fort éloignée de la cour et qu'en cas de révolte il ne soit pas aisé

d'y transporter des forces, le Roy n'a aucune fortification parce que ce n'est pas l'usage du pays. Il

prend beaucoup de précautions dans le choix des gouverneurs qu'il y envoie et les rappelle tous les ans

afin qu'ils n'aient pas le temps de former des intrigues contraires à ses intérests. De quelque façon que

ces gouverneurs s'y prennent, ils sont toujours accusés à leur retour et punis au moins de la confisca-

tion de leurs biens. Je ne comprends pas comment il peut trouver des sujets pour y envoyer. Cette pro-

vince est l'asile de toutes les pauvres familles de Cochinchine. Tous ceux que la tyrannie des manda-

rins opprime, ceux qui n'ont pas de quoi payer leur tribut, ou ceux qui ont fait quelque mauvais coup et

sont impliqués dans quelque mauvaise affaire se retirent dans ce pays-là où ils ne sont pas connus. Ils

trouvent du terrain à défricher tant qu'ils veulent et y vivent à très bon marché.

Tous les ans il y a entre les Cochinchinois de cette province et les Cambodgiens quelque que-

relle toujours suscitée par les friponneries des premiers qui donnent à ces disputes de particuliers le

nom de guerre et de révolte pour intéresser le roy à soutenir leurs injustices. L'année dernière quelques

Cochinchinois enlevèrent les buffles d'un Cambodgien qui pour défendre son bien appela ses parents

et ses amis et reprit son bien. Aussitôt toute la province fui en rumeur. On expédia des courriers au

Roy lui donner avis que le Cambodge étoit révolté. Après deux ou trois mois de délai le Roy envoya

un grand mandarin avec trois quatre mille hommes qui entrèrent dans le Cambodge où on ne s'atten-

dait à rien, tuèrent deux ou trois hommes et enlevèrent le gendre du roi de Cambodge que le général

cochinchinois fît mettre dans une cage et transporter à Hué pour servir de preuve de sa victoire. Le

pauvre Cambodgien fut obligé de faire venir de l'or pour se racheter et on le renvoya.

Le royaume de Cambodge qui avoit autrefois plusieurs ports n'a plus aujourd'hui sur les bords

de la mer que le port de Pontiamas situé dans le golfe de Siam ; les Cochinchinois ont tellement op-

primé ce pays-là qu'un simple marchand mestisse chinois, et né en Cochinchine vient de s'emparer de

la rivière d'Athiene qui restoit encore au Cambodge et où les Portugais faisoient autrefois un grand

commerce. Ce mestisse s'est établi là une petite souveraineté en payant tribut au Roy de Cochinchine

qui l'a mis sous sa protection et lui a donné une centaine de soldats pour sa garde, et en payant égale-

ment un moindre tribut au Roy de Cambodge qui est obligé de le souffrir.

Le nouveau souverain n'oublie rien pour s'affermir. Il traite ses sujets avec douceur et reçoit

les étrangers avec politesse. L'évêque françois qui est ici m'a dit avoir passé chez lui en venant de

Siam à la Cochinchine. Il se loue beaucoup des politesses qu'il en reçut, et convient que c'est un

homme d'esprit, capable de se rendre un jour respectable au Roy même de la Cochinchine qui le pro-VOYAGE

 

DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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tège. Déjà son port est fréquenté par quelques bateaux cochinchinois qui vont y acheter du riz, de la

cire, de l'ivoire et diverses autres marchandises.

L'interprète que j'avois envoyé au palais pour obtenir le paiement de ce qui nous est dû et pres-

ser la publication de l'édit que le Roy m'a promis pour nos piastres, est venu me dire que le prix des

piastres neuves etoit fixé à un quan trois masses, et les mexicaines ou autres à un quan deux masses.

Je ne scais d'où peut venir une taxe si disproportionnée et si peu conforme à la promesse du Roy.

Quant au payement de nos marchandises l'interprète m'a dit que le Roy était absent, et qu'il fallait at-

tendre trois ou quatre jours pour terminer quelque chose là-dessus.

Le 28. — Le fils du mandarin On caï bô est venu à la maison pour faire l'ouverture de nos

caisses d'argent et en compter les piastres. A mesure qu'on refaisoit les caisses ce petit mandarin y

apposoit un scellé et sa chappe. Comme j'étois scandalisé de le voir ainsi sceller une chose qui devoit

estre à ma disposition, je l'ai prié le plus poliment qu'il m'a été possible de s'épargner cette peine, et

comme il faisoit instance très sérieusement je m'y suis absolument opposé. Il s'est beaucoup fâché en

disant que c'étoit l'ordre de son père, et que si le Roy venait à demander ces piastres il seroit respon-

sable de ce qui manqueroit au compte, tant ces gens-ci sont accoutumés à croire que tout ce qui est

dans leur pays appartient au Roy, préjugé peu favorable pour le commerce des étrangers. Les piastres

étant comptées j'en ai porté deux caisses chez le ministre On tha qui est chargé [de] la part du Roy de

les chapper pour les rendre monnoye. Je n'ai pu rencontrer ce mandarin qu'on m'a dit être absent pour

quatre jours à la suite du Roy ; ainsi nos affaires ne font que traîner en longueur et je ne sais comment

les expédier.

De retour à la maison j'ai reçu une visite de cérémonie de On vach, grand mandarin, et chré-

tien, ci-devant général d'armée, aujourd'hui intendant des finances. Il m'est venu voir avec ses deux fils

dont il voudroit bien en faire voyager un en Europe. Je l'ai régalé avec toute sa suite.

Le 29. — Le ministre On tha m'a envoyé son secrétaire m'inviter à passer chez lui après dîner.

A l'heure de midi j'ay reçu un envoyé du Roy lequel étant informé d'une petite incommodité

qui m'est survenue aux oreilles a envoyé un capitaine de ses gardes me visiter et m'apporter de sa part

un morceau de bois de calembere pour en faire un remède en le brûlant et en recevant la fumée par les

oreilles. Celte marque du souvenir du Roy me fait bien espérer pour nos affaires.

Après dîner je me suis rendu-chez le ministre On tha ngoaï auquel j'ai offert un petit présent

de diverses curiosités d'Europe.

Ce mandarin m'a répété mille assurances de bonne volonté. Je lui ai porté sept mille piastres

pour les faire chapper. Il n'a pu en faire compter que mille parce que la nuit est survenue, et il n'a pas

osé se charger des six mille autres que j'ai été obligé de reporter à la maison.

Ce mandarin m'ayant assuré que le Roy lui avoit ordonné de me favoriser en tout ce qui dé-

pendrait de lui, j'ai profité de l'occasion pour lui représenter qu’il n'étoit pas juste de mettre une si

grande disproportion entre le prix des différentes piastres ; que le Roy m'avoit promis d'en fixer le prix

à raison de deux quans le taël d'argent, que les piastres rondes mises à un quan trois masses n'étoient

pas estimées à leur valeur vu qu'il faut un peu moins de quinze piastres pour faire dix taëls d'argent

réduites à la tocq courante du pays qui est de cent.

Le mandarin m'a répondu qu'il sentoit bien que c'étoit une injustice qu'on vouloit nous faire,

qu'avant de fixer aucun prix à notre argent il avoit fait assembler tous les orfèvres du Roy qui d'un

commun accord après avoir examiné les piastres que  j'avois données pour monstre, avoient estimé

qu'il falloit seize piastres pour faire les dix taëls d'argent. Le mandarin ajouta qu'il sçavoit bien que ces

orfèvres étoient des coquins qui n'abaissoient ainsi notre argent que pour gagner dessus. Il m'apprit

ensuite que ces gens-là à notre occasion avoient fait un sacrifice et un festin qui s'est terminé par un

 

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serment que tous les orfèvres de la cour firent ensemble de ne fondre les piastres des français pour les

réduire en pains qu'en prenant seize piastres pour rendre dix taëls. Je n'oubliai rien pour faire connaître

à On tha l'injustice du procédé des orfèvres. Je lui fis voir combien cela étoit contraire aux intentions

du Roy. Tout ce que je pus obtenir fut que les piastres quarrées ou mexiquaines seraient fixées à un

quan deux masses quarante-huit caches et les piastres neuves restèrent déterminées à un quan trois

masses.

Le 30. — J'ay renvoyé chez On tha les six mille piastres que je rapportai hier.

J'ay reçu une lettre des chrétiens de Tourane qui me prient de les soutenir à la cour contre les

payens de leur village qui leur font mille tracasseries et leur intentent procès parce qu'ils nous ont

permis d'établir notre hôpital dans leur église et qu'ils ont donné à nos gens la permission d'enterrer

leurs morts dans leurs jardins. Les idolâtres craignent, dit la lettre, que ces morts étrangers et la façon

peu décente dont on les enterre ne cause quelque malheur au village. La lettre ajoute que dernièrement

on avoit enterré un de nos matelots avec si peu de précaution et de décence que deux ou trois jours

après une inondation étant survenue on trouva le cadavre nu sur le sable, ce qui est une chose horrible

à une nation habituée à respecter les morts, On a pris aujourd'hui un fort bel éléphant. La chasse à cet

animal monstrueux est assez curieuse pour mériter d'être rapportée. Lorsque le Roy veut prendre un

éléphant il donne ordre de conduire dans les forêts quelques femelles apprivoisées. Ces bêtes accou-

tumées au manège courent dans les bois, appellent les mâles sauvages et se rendent à l'appel de leur

conducteur qui se tient éloigné mais cependant à portée de voir ce qui se passe. Dès que le mâle sau-

vage paroit attaché à poursuivre la femelle qui ne se laisse point approcher, le conducteur profite de

l'obscurité de la nuit, monte sur un éléphant qu'il a toujours prêt et s'achemine par des chemins détour-

nés du côté d'une presqu'île, située vis à vis le palais, au milieu de la rivière. Cette presqu'isle ne tient à

la terre que par un chemin étroit qu'on a soin de border dans l'occasion des plans de bananiers dont

l'éléphant est friand. La femelle conduit ainsi le mâle jusque dans cette presqu'île, où dès qu'il est arri-

vé, de gros éléphants mâles et apprivoisés l'environnent de toute part et le tiennent en respect avec

leurs défenses.

Aussitost le Roy se rend à la presqu'isle avec toutes les galères. On fait avancer sur des élé-

phants des hommes qui jettent sur l'animal indompté plusieurs cordages que les femelles elles-mêmes

passent autour des jambes. Peu à peu on réussit à contenir le nouvel éléphant qu'on fait entrer dans une

espèce de travail où on le lie avec force de tous côtés ; puis on le laisse s'affaiblir par défaut de nourri-

ture au point de ne pouvoir remuer. Lorsqu'il est dans cet état on lui donne peu à peu à manger ; on le

conduit à la rivière entre quatre gros éléphants et de cette façon il s'apprivoise insensiblement.

Le 31. — J'ai envoyé au palais l'interprète Miguel pour obtenir du roy une chappe qui tranquil-

lise les chrétiens de Touranne et les mette à l'abri des poursuites des payens du même village. Il doit

encore parler pour notre paiement et pour l'édit de nos piastres. J'ai été occupé toute la journée avec

plusieurs marchands qui me proposent divers marchés. Les uns m'offrent du poivre noir à quatorze

quans le pic de cent vingt trois livres. Cette marchandise ne vaut, année commune, que dix quans le

pic. D'autres marchands me demandent diverses étoffes d'Europe, mais ils ne veulent que certaines

couleurs, sçavoir du rouge, du gros bleu, du violet et du noir, et il leur faut des étoffes légères, telles

que nos camelots les plus communs, des étamines et quelques draps des plus légers.

Ils ne trouvent pas chers les camelots les plus communs à deux quans l'aune ; ils demandent

aussi de la grosse mousseline teinte en rouge dont ils font des mouchoirs.

Le 1er

 novembre. — J'ay reçu la visite du généralissime des troupes d'eau. C'est un vieillard de

bonne mine. Il étoit accompagné de trois capitaines et d'un grand nombre de soldats. Après avoir exa-

miné pendant cinq ou six heures tout ce qu'il y avoit dans le magasin, il a acheté quelques bagatelles.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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Le même jour le général des troupes de terre m'a envoyé un de ses capitaines avec un présent

de divers oiseaux curieux.

Le soir j'ai reçu la chappe que le Roy m'a accordée par laquelle il ordonne aux habitans de

Touranne de nous laisser enterrer nos morts sans contradiction et leur défend, sous les peines les plus

grièves, de molester en rien des étrangers qui sont sous sa protection Royalle et d'inquiéter les chré-

tiens qui nous favorisent.

Le 2. — J'ay reçu une lettre de M. Laurens qui a emprunté à Faïfo cinq cent quans d'un petit

mandarin chargé de porter à la cour les deniers de son district. J'ay aussitôt fait honneur à la lettre de

change, au grand étonnement du porteur qui n'avoit prêté ses deniers qu'en tremblant et pour s'éparg-

ner les frais de transport.

L'interprète est revenu avec un capitaine des gardes qui m'a apporté l'estimation des marchan-

dises faite par les trésoriers du roy. Le prix étoit taxé si bas qu'à peine y trouvais-je la moitié du coû-

tant en France. J'ai prié ce capitaine de faire mes excuses auprès du Roy de ce que je n'acquiesçais pas

à une estimation si peu juste. Je lui ai fait sentir que les estimateurs n'étoient pas compétens pour faire

un prix à des marchandises qu'ils n'avoient jamais vues, ny connues. Enfin je suis convenu avec lui de

me contenter du prix courant que je trouve dans le pays des marchandises que le Prince m'a fait rendre,

quoiqu'elles soient d'une qualité inférieure à celles qu'il s'est réservé. Les draps londrins d'une couleur

convenable pour le pays valent couramment trois quans la cobe ou la demi-aune et les trésoriers

royaux n'estiment qu'un quan et quelques masses la même mesure d'un drap supérieur.

Le 3. — J'ay été trompé dans le premier marché que j'ai fait ici. Je croyais avoir trouvé le seul

honnête homme de toute la Cochinchine, et je lui avois donné en quelque façon ma confiance sur la

caution de notre interprète. Je l’avois chargé de me procurer quelques milliers de poivre noir. Il

m'avoit promis de m'en trouver cinquante ou soixante milliers à treize quans le pic, mais il m'avoit de

son côté fait promettre que je garderois le silence sur le dessein où j'étais d'acheter une marchandise,

crainte qu'elle ne vint à augmenter de prix. J'ai donné dans le panneau et lui ai avancé quelques cen-

taines de quans. Le commissionnaire s'est hâté d'acheter avec les avances environ vingt pics de mar-

chandises qu'il m'a apportées disant que le pic lui coutoit seize quans six masses et que les avances

étoient consommées. Notez que tous les jours on venait m'offrir la même qualité de marchandises à

quatorze quans le pic, et le fripon me soutenait qu'il lui en coûtait seize et demi sur les lieux c'est-à-

dire dans les provinces du nord, demandant que j'eusse encore à lui payer ses peines, les frais de ses

voyages et du transport. J'ay envoyé chez On tha sept caisses de piastres pour les faire chapper.

Le 4. — Je n'ai rien aujourd'huy de particulier à écrire sinon, qu'il pleut beaucoup, que le pays

est tout inondé et que l'on m'a volé, je pourrois en dire autant tous les jours.

Les pluies et les inondations continuelles m'empêchent de rien faire. Il n'y a pas moyen d'aller

nulle part ; les marchands se tiennent chez eux et l'on ne peut transporter aucune marchandise ni par

mer ni par terre : Il est malheureux pour moi et pour la Compagnie de n'avoir pu arriver dans ce pays

avant la mauvaise saison pendant laquelle il n'y a pas moyen de rien faire. Je profite tant que je peux

des petits intervalles de beau tems, mais on a bien de la peine à tirer quelque chose des marchands.

Ceux-ci sont très lents à se déterminer et ne finissent rien. D'ailleurs soixante et quatorze sommes chi-

noises avec un vaisseau portugais ont dégarni le pays de marchandise. Le peu qui en reste est fort cher,

de mauvaise qualité, et difficile à transporter. Je prévois que je ne pourrai envoyer cette année-ci à la

Compagnie que des connaissances encore imparfaites du commerce du pays, et une montre de chaque

espèce de marchandises.

Nous avons tout contre nous : défaut de marchandises, mauvaise saison, pluies, maladies, dé-

fiances de la nation, jalousie des étrangers, défaut de connaissance suffisante du pays, murmures et

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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mauvaise humeur de la part de nos gens, avidité des marchands à nous tromper, et de tous à nous voler

; mais la patience vient à bout de tout.

Le 5. — Grand déluge, notre maison est remplie d'eau et nous sommes obligés de monter au

grenier. J'ai envoyé l'interprète avec l'écrivain Gravier compter notre argent chez On tha et retirer celui

qui est chappé. Le mandarin s'est trouvé occupé à recevoir le Roy qui venoit se divertir dans sa maison

laquelle étoit tout inondée. Ainsi voilà mes affaires encore retardées, nouvelle matière à patience.

Le 6. — Aujourd'hui j'ai renvoyé chez On tha pour compter les caisses d'argent qui y sont de-

puis trois jours. Ce mandarin s'est fait attendre quatre à cinq heures puis a fait compter les piastres

dont le nombre s'est trouvé juste, mais il n'a point encore rendu celles qui sont chappées ; il faut pour

cela que les orfèvres les lui remettent, et ces orfèvres s'excusent d'aller chez lui à cause de l'inondation,

laquelle ne nous empêche cependant pas d'y aller quoique je demeure fort loin de la maison du manda-

rin. On tha m'a encore promis que dès que l'inondation seroit passée, il envoyeroit l'édit touchant notre

argent par tout le royaume pour le faire publier.

Aujourd'hui peu de pluie, les eaux s'écoulent aussi promptement qu'elles étoient venues.

Le 7. — J'ay été obligé de conclure avec le marchand de poivre qui m'a trompé, et il m'a fallu

en passer par où il a voulu parce que je vois que je ne peux plus en trouver ailleurs. Les marchands qui

m'en avoient offert à quatorze quans le pic ne veulent plus en fournir à ce prix parce que le fripon à qui

je m'étois confié est allé les prévenir et leur a fait entendre que je le paierais même dix-huit quans s'ils

vouloient tenir bon. C'est de ces marchands même que j'ay appris ce nouveau tour de mon commis-

sionnaire. Plutost que de perdre l'argent que j'avais avancé, j'ai pris la marchandise afin de pouvoir

envoyer cette année-cy à la Compagnie une montre de cette production du pays, dont le prix, année

commune est de dix à douze quans ; on peut en trouver tous les ans une bonne cargaison.

Le 8. — J'ay reçu la visite d'un oncle du Roy qui m'a fait beaucoup d'amitiés et a acheté

quelques marchandises à crédit. Ces gens-ci n'achètent guère comptant et c'est une misère pour retirer

son argent. Tous les jours il me vient des marchands de bois d'aigle qui m'apportent un peu de vrai

bois et beaucoup de celui qui est faux et contrefait. C'est une marchandise sur laquelle il est difficile de

n'être pas trompé, parce que le Cochinchinois, rusé, voleur, contrefait parfaitement le bois d'aigle ou

calembac. Les Chinois eux-mêmes y sont trompés tous les jours.

Le Roy m'a envoyé son capitaine des gardes avec une pièce de nos draps londrins couleur

jaune dont il m'a demandé de lui séparer dix cobes à raison de trois quans chaque. Ce marché conclu

j'ai fait un présent à ce capitaine, qui a été l'un des trois examinateurs de notre vaisseau, et lui ai donné

diverses curiosités de France. On n'avance dans ce pays-ci qu'à force de présens. Les Cochinchinois

sont pauvres et ceux qui approchent de la cour ont l'âme très intéressée. C'est le vice du Roy que tous

les mandarins n'imitent que trop. Ce capitaine des  gardes nommé  On caï ton, me traverse depuis

quelques jours dans toutes mes demandes, en se plaignant que je ne lui donne rien ; il empêche ceux à

qui j'ai donné de m'aider, lorsque je vais au Palais ou que j'y envoye l'interprète, comme c'est lui qui

garde la porte il a toujours quelque raison pour m'empêcher d'avoir audience. Enfin je le trouvais tou-

jours dans mon chemin, mais j'espère qu'à présent il sera pour moi, du moins il me l'a promis.

Le 9. — Nous avons quelquefois de petits intervalles de beau tems. Je remarque que les se-

conds quartiers de la lune sont moins pluvieux. J'ai envoyé chez le mandarin On tha pour le presser de

faire chapper nos piastres et de faire publier l'édit qui doit les rendre monnoye.

Ce mandarin était occupé à célébrer le mariage de son fils avec une fille du Roy, et il m'a fait

dire qu'il y avoit déjà sept mille piastres chappés et que je pouvois les envoyer prendre demain ; que

l'édit était entre les mains du Roy pour le signer et y apposer le grand sceau.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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Je viens de recevoir une lettre de Faïfo et plusieurs autres du vaisseau, par lesquelles j'ap-

prends que la maladie continue parmi votre équipage, et qu'il y en a déjà dix-huit de morts. On attribue

ces maladies à l'intempérance des matelots qui boivent malgré nos précautions du vin du pays et man-

gent toutes sortes de fruits. D'ailleurs je crois que ces maladies sont mal traitées par des saignées réité-

rées. Les gens du pays et ceux qui ont quelque expérience prétendent que dès que la maladie se déclare

suivant la coutume par une fièvre tierce qui devient ensuite continue, il conviendrait d'user de vomitifs

et décharger l'estomac des matières fiévreuses que  la saignée ne saurait emporter et qui, étant ména-

gées forment un levain qui donnent la mort sans remède.

Ce sont là de nouveaux malheurs qui sont une suite de la mauvaise saison, car il est certain que

dans ce temps de pluie, l'air n'est pas sain.

Le 10. — J'ay été rendre visite au ministre on hieou tlaon. Ce mandarin étoit occupé à l'exer-

cice du canon ; il m'a envoyé faire ses excuses sur ce qu'il n'étoit pas en état de me recevoir et m'a fait

prier de repasser chez lui le trois ou le quatre de cette lune.

J'ai vu chez ce mandarin diverses pièces de fonte bien exécutées, surtout de petits pierriers

dont l'ouvrage est fini, et qui sont montés sur des affûts parfaitement travaillés.

Ce mandarin m'a donné un fort bon repas où il avait invité les missionnaires français, le jésuite

médecin du Roy dont j'ai parlé et plusieurs mandarins ses amis. Ces repas consistent dans une grande

profusion de toutes sortes de viandes bouillies et  rôties, et de divers ragoûts, de légumes et de pois-

sons, le tout sans cérémonie et sans ordre.

Ce mandarin m'a appris que le Roy était un peu indisposé contre moi parce que je ne voulois

rien rabattre du prix que j'avais fixé à nos marchandises ou plutost parce que je ne voulois pas conve-

nir de celui que le prince me faisoit offrir, lequel n'étoit pas celui de l'achat des dites marchandises en

France.

Il ne faut pas regarder de si près, m'a-t-il dit, avec le Roy. Il vous a fait l'honneur de vous faire

manger deux fois dans son palais, c'est une faveur qui vaut des millions, que plusieurs voudraient bien

acheter à quelque prix que ce fût, mais qui ne se vend pas.

Je lui répondis que j'étais très reconnaissant des bontés du Roy, mais qu'il m'avait demandé les

marchandises du vaisseau pour les acheter et non pour que je lui en fisse présent, qu'au reste je n'étois

pas le maître de donner le bien des autres, que ceux à qui appartenoient ces marchandises seroient peu

contents que j'eusse achetté de leurs biens des faveurs qui me regardoient en particulier.

Le 12. — Je suis allé au palais, j'ai rencontré le Roy qui m'a demandé ce que je voulois. J'ai

répondu que je souhaitais le paiement des marchandises qui étoient dans le palais depuis plus de deux

mois, ou bien la restitution de celles qu'il ne voudroit pas acheter. Le prince m'a dit à cela qu'il n'ache-

teroit rien et que les marchandises étoient entre les mains de On caï bô. Nota que j'ai dîné hier chez ce

mandarin qui ne m'en a pas dit le mot et qui sûrement n'en a aucune connaissance. Ainsi voilà deux

mois et demi que je crois les marchandises vendues au Roy, et point du tout. Tous les mandarins du

Palais s'accordaient à me tromper. Ces fripons là ont pris les marchandises sous le nom du Roy et ont

depuis deux mois taché de les vendre, pour y gagner quelque chose. Le Roy leur a ordonné en ma pré-

sence de me rendre tout, excepté le soufre, le salpêtre, la poudre à canon qu'il se réserve et qu'on n'a

pas encore pu transporter de Touranne à Hué, à cause des pluies et des mauvais temps. L'on m'a pré-

venu qu'il falloit à l’occasion de ces marchandises préparer un présent pour le garde magazin qui est

chargé de peser et de fixer le prix aux marchandises parce que si j'oubliais de lui faire ce présent il se

servira pour peser de la grande balance qui donne neuf catis par pic [de] moins que la véritable, et

outre cela il mettra au moins deux livres par pic pour le bon poids ; de plus sans un présent cet honnête

homme dira au Roy que nos marchandises sont de la dernière qualité, on abaissera le prix et nous vole-

 

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ra de mille manières, sans parler du retardement et autre difficulté qu'il nous fera. Je serai obligé de le

payer d'avance pour qu'il ne nous fasse pas de tort et qu'il ait de la conscience.

La pluie est continuelle, grand vent de nord et de nord-est. 

Le 13. — Tout le monde dit qu'on n'a jamais vu une année si pluvieuse.

J'ai envoyé la dernière caisse d'argent chez On tha. Ce mandarin quoique lent est encore plus

expéditif que les autres. Le Roy l'aime à cause de cette bonne qualité.

Le 14. — Pluie continuelle, grande inondation. Les eaux qui se précipitent des montagnes dans

la rivière ont inondé tout le plat pays et ont coulé avec tant de rapidité que leur courant a entraîné un

banc de sable qui fermait l'embouchure de la rivière et interdisait aux bateaux l'entrée de ce port qui est

le plus près de la cour et le plus commode pour la sortie et l'entrée d'une infinité de barques qui portent

tous les ans à Hué les tributs de toutes les provinces du Royaume. Ceci est une grande nouvelle pour le

Roy et pour toute la Cochinchine parce que ce port abrège infiniment le chemin des bateaux. Aupara-

vant ils étoient obligés de remonter cinq ou six lieues plus haut et avec beaucoup de danger.

De là, j'ai été chez le ministre On thâ tlaon. Ce mandarin, suivant l'usage de tous ceux de sa

qualité s'est fait attendre près d'une demi-heure sous le prétexte de s'habiller décemment pour me rece-

voir, ensuite l'on m'a introduit. La première question après m'avoir bien examiné a été sur mon âge,

puis sur ma commission, enfin suivant la coutume de tous les mandarins que j'ai vus jusqu'à présent, il

m'a demandé combien j’avois de femmes en Europe et puis combien j'en avois en Cochinchine. Ces

gens-cy ne comprennent pas qu'on puisse vivre sans une femme, et quand on leur dit que nous sçavons

nous en passer, ils nous font l'honneur de ne pas nous croire. Le mandarin m'a fait quelques autres

questions, très peu intéressantes, après quoi, je l'ai prié de vouloir bien m'aider en ce qui dépendrait de

lui. Il me la promis et je suis sorti pour aller chez On thâ ngoai.

Ce mandarin m'a reçu avec son affabilité ordinaire. Il m'a fait mille caresses et m'a fait servir

un fort bon repas. J'ai passé la moitié de la journée chez lui. Il est plein de bonne volonté et j'espère

beaucoup de lui parce qu'il paroît honnête homme, et qu'il est très puissant. Il est un des oncles mater-

nels du Roy. Il m'a prié de lui dire naïvement tout ce dont je pouvais être curieux, me promettant de

me le faire trouver. C'est lui qui est chargé comme j'ai dit ci-dessus de faire chapper notre argent. Il y

en a déjà vingt mille marquées. Hier les orfèvres en volèrent deux.

Dès qu'il le sçut il fit fermer sa porte, et les menaça tous de les faire mettre à la cangue. Les

deux piastres se retrouvèrent aussitost. Il m'a fait lecture de l'édit du Roy qui va faire courir nos

piastres. Il est tel à peu près que je l'avois demandé. J'en inscrirai ci-après la traduction littérale.

Le 11. — J'ay été rendre visite à On cai bô, le mandarin principal chargé des affaires de notre

vaisseau. J'ai porté chez lui trois présens, l'un pour le mandarin, l'autre pour la première concubine du

Roy, le troisième pour le jeune prince, fils de cette concubine. Mes présens ont été reçus avec assez

d'indifférence et comme une chose due Cependant les présens étoient assez considérables et composés

de choses curieuses pour ces gens-cy.

Le 15. — La pluie est continuelle et l'inondation si grande, qu'il n'y a point eu de marché et par

conséquent rien à manger. Le thermomètre est descendu à 11 degrés.

Le 16. — Quoique la pluye continue, cependant les eaux sont un peu écoulées. Le Roy ac-

compagné de cent galères s'est transporté à l’embouchure de la rivière pour examiner s'il étoit vrai que

l'inondation passée eut rouvert le port situé à l'embouchure de la rivière. Il s'est trouvé dix pieds d'eau

dans l'endroit où étoit le banc, lequel paraissait auparavant quelquefois à sec. Cet événement a été une

occasion de festes et de sacrifices. J'ay envoyé chercher divers ouvriers qui m'ont promis de travailler

pour moi, un orfèvre, un charpentier, un vernisseur, un ouvrier en bambou. L'un a répondu qu'il avoit

consulté le sorcier, qui l'avoit menacé de toutes sortes de malheurs s'il travailloit pour moi ; l'autre a

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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répondu qu'il ne pouvoit venir, parce que c'est aujourd'hui un jour malheureux. Un troisième a promis

devenir lorsqu'il auroit consulté le sorcier. Enfin personne n'est venu. C'est une misère pour avoir ici

quelques ouvriers. Ces prétendus sorciers que les Cochinchinois consultent sont des pauvres aveugles

qui ne sachant comment gagner leur vie se disent devin, achettent un petit coffre magique d'une forme

bizarre dans lequel ils gardent trois deniers. Ces  trois deniers jetés d'un air mystérieux annoncent au

consultant ce qu'il doit craindre ou espérer pour l'avenir. Il en coûte huit ou dix caches pour chaque

consultation, et les Cochinchinois ne font aucune affaire de conséquence sans avoir auparavant consul-

té le sorcier. 

Le 17. — Beau temps. Je suis allé chez On tha  pour le presser de faire publier l'édit des

piastres. Cet édit est déjà signé du Roi. On en tire des copies pour distribuer aux mandarins de toutes

les provinces. On tha me promet de le faire incessamment publier. Ce mandarin pour donner à tout le

royaume l'exemple de l'usage des piastres me fournit trois mille quans en caches pour lesquels il veut

être payé en argent.

J'ay envoyé chez On caï bô lui demander un soldat pour conduire quelques caisses d'argent à

Faïfo. Il m'a fait de mauvaises difficultés ainsi que pour me prêter mille quans que je lui ai aussi fait

demander en attendant que nos piastres ayent cours. Ce mandarin paroissoit peu satisfait du présent

que je lui ai offert quoique assez considérable. Il est comme tous ceux de sa nation forte intéressé.

J'ay envoyé demander de l'argent à divers débiteurs, mais aucun n'a payé ; il est difficile de ti-

rer des caches de ces gens-ci.

Le 18. — J'ay envoyé chercher les quatre caisses d'argent qui restoient encore à chapper chez

On tha. Tout m'a été rendu fort fidèlement.

J'ay reçu la visite du médecin. Ce religieux m'est venu voir avec son habit et son équipage or-

dinaire de mandarin.

J'ai reçu ensuite celle du supérieur des Jésuites missionnaires de ce pays-ci. Il étoit dans un

équipage bien différent de celui de son confrère. Il m'a paru un homme d'esprit remplissant dignement

les devoirs de son état.

Le 19. — J'ay envoyé retirer nos marchandises. Le mandarin qui les a s'est absenté et a fait

dire que divers autres mandarins avoient pris nos marchandises de façon que l'interprète n'a pu rappor-

ter que quelques merceries. C'est une folie que d'apporter dans ce pays-ci aucune marchandise de

quelque valeur. Dès qu'on les débarque le mandarin examinateur du vaisseau s'en saisit pour les en-

voyer à la cour, les faire voir au Roy. Si les marchandises plaisent au Roy il les achète au prix que bon

lui semble, quelquefois à juste prix, quelquefois non. Si les marchandises ne sont pas de son goût,

après les avoir gardées deux ou trois mois on est bienheureux de les ravoir avariées, sans coffre, sans

emballage, etc., car ordinairement le garde-magasin les prend pour son compte ou pour celui de ses

confrères, et en donne le prix qu'il juge à propos en disant que le Roy les a achetées et n'en donne pas

davantage. De plus on a toutes les peines d'estre payé soit que le Roy achette ou bien les mandarins.

  1° L'usage est que le Roy ne paye les marchandises de tous les vaisseaux qu'à la sixième lune et lors-

qu'il paye dans un autre temps, c'est une faveur qu'il faut acheter bien cher.

  2° Si les mandarins achètent, ils ne se pressent point de payer, ils s'absentent, se font attendre, dispu-

tent pour le prix, font faire vingt voyages avant de payer, payent enfin quelquefois en mauvais deniers

qui restent à pure perte, et il faut encore des présens pour leurs écrivains et pour leurs domestiques !

Quelle misère ! Tout bien considéré il vaut encore mieux avoir affaire avec le Roy.

Le 30. — J'ay achetté quelques pics de cire jaune à trente-trois quans le pic. J'ai fait divers

autres marchés pour du bois de sapan à raison d'un quan le pic et quelques autres matières de teinture

dont le pays fournit abondamment.

 

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Je suis allé chez le ministre On tha qui a enfin expédié l'édit du Roy pour rendre nos piastres

monnoye. En voici la traduction littérale.

 

Édit du Roy de Cochinchine pour rendre la piastre monnoye

courante dans son royaume.

 

Nous ordonnons à tous les mandarins intérieurs et extérieurs et à tout le peuple de notre

royaume qu'ils sachent tous qu'il est dit (anciennement) qu'il ne convient pas de combler les ruisseaux

qui découlent des montagnes quand ils conduisent des richesses. Car depuis le règne des rois de Chine

ha et thieong jusqu'au règne des Rois Dang et Toû, les deniers, la soierie, l'argent et l'or ont toujours

eu cours également dans ce royaume. Présentement que les vaisseaux étrangers viennent pour faire

commerce, les françois ont apporté des piastres rondes et quarrées, solides et de durée. Dès lors nous

avons ordonné au chef des orfèvres, de mettre à tous les piastres ces deux mots thoû dû (qui signifie

avoir cours) avec les noms des orfèvres Xun, Tiêm et Thièm ; au défaut du nom de Xun celui de Tiêm

et au défaut de celui de Tiêm, celui de Thiém. De ces trois noms un seul suffira pour servir de marque.

Chaque piastre ronde, déduction faite de ce qu'elle doit diminuer (pour estre au denier 24) ne pèse que

six masses et cinq condorins, et elle est ainsi marquée, et le prix sera d'un quan et trois masses qui font

780 deniers. La piastre quarrée, déduction faite de ce qu'elle doit diminuer, pour estre au denier vingt-

quatre, ne pèse que six masses et quatre condorins, et elle est ainsi marquée, et le prix sera d'un quan

deux masses et quarante-huit deniers qui font en tout sept cent soixante-huit deniers. Les deniers et la

soyerie (c'étoit autrefois une monnoye) ont le même cours à présent. Dorénavant dans le commerce et

les affaires du royaume, soit pour les dettes, soit pour les suppliques, soit pour le tribut qu'on nous

payera, si on a des piastres rondes et quarrées mises en pain, chaque pain vaudra vingt quans, et cela

passera en coutume et personne ne pourra suivre sa fantaisie pour hausser ou abaisser le prix. Si quel-

qu'un ose enfreindre ces ordonnances et qu'on l'accuse, le chef des orfèvres, suivant les ordonnances

l'examinera et le punira. Que notre édit soit respecté et vénéré.

La deuxième année du règne de Kânh-hieng Roy du Tonquin, et le premier de la dixième

lune

1

.

*

On tha m'a promis d'expédier demain des courriers pour porter cet édit dans toutes les pro-

vinces.

Comme ce mandarin avant de me donner audience m'a fait attendre à son ordinaire trois ou quatre

heures dans mon bateau, pendant ce temps-là j'ai vu arriver chez lui une princesse, fille du Roy. Sa

suite étoit considérable. Elle étoit composée de vingt ou trente servantes habillées fort proprement, de

plusieurs soldats armés de sabres, et de quelques petits sauvages esclaves. Lorsqu'elle est sortie de sa

galère, elle n'a point paru en public. On lui a porté un filet dans son bateau, elle s'y est mise et l'on a

couvert la voiture d'un grand tapis de soye brodée, de façon qu'on ne pouvoit point la voir. Mais ce qui

m'a frappé, c'est que cette princesse qui affectoit tant de pudeur, suivant l'usage du pays étoit dans une

galère conduite par dix jeunes hommes bien faits et tout nuds, et a été portée dans son filet par deux

coulis également nuds. Ce qui m'a encore frappé, c'est que dans le bateau même de la princesse les

jeunes servantes assises à ses côtés appeloient effrontément des domestiques et leur faisoient des

signes très peu décents. Au reste tout cela est l'usage du pays.

                                                           

1

 Les actes publics se datent toujours ici de l'année du Roi du Tonquin, parce que la Cochinchine dépendait autrefois de ce royaume et conserve encore une espèce de soumission pour la cour du Tonquin.

 

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Le 21. — J'ay envoyé de nouveau chez le garde-magasin retirer nos marchandises. On m'a

rendu en tout deux champans et avec beaucoup de peine. Je commence à être accablé des gens qui

viennent me proposer des marchés : tous conviennent et aucun ne tient parole.

J'ay achetté deux ou trois barres d'or à deux cent vingt quans la barre du poids de dix taëls et

du titre de nonante cinq. Il y a deux ou trois ans que ce métal est ici monté à un prix exorbitant. Il ne

valoit cy devant que cent trente et dans les chères années cent cinquante quans. La cause de cette diffé-

rence de prix est l'introduction de la monnoye de toutenague. Cette toutenague qui ne se trouve qu'à la

Chine, tient du fer et du plomb. Elle est plus cassante que le premier et presque aussi pesante et plus

difficile à mettre en œuvre que le dernier. De tout temps on s'étoit servi à la Cochinchine de monnoye

de cuivre qui avoit une valeur intrinsèque. Les Chinois industrieux pour leur commerce ont persuadé

au Roy de faire fondre des deniers de toutenague, lui faisant entrevoir un bénéfice considérable dans

cette nouvelle fonte. En effet, un pic de toutenague qui vaut à la Chine cinq taëls fondu en caches rend

tout frais faits, vingt taëls ou quarante quans. Le Roy avide de gain et extrêmement intéressé, a donné

dans ce système et a fondu des caches de toutenague. Les Chinois de leur côté n'ont plus apporté ici

que ce métal dont la défaite est assurée, puisqu'il est la matière d'une monnoye dont le prix déterminé

est beaucoup au-dessus de sa vraie valeur. Non contents d'apporter de la toutenague brute, ils ont vou-

lu partager les profits du Roy ; ils ont fondu des caches dont ils ont apporté des cargaisons, et avec ce

vil métal évalué dans le pays trois et quatre fois plus qu'il ne vaut en Chine, ils ont enlevé non seule-

ment toutes les anciennes caches de cuivre, mais encore tout l'or du royaume, s'embarrassant peu de

donner deux cents quans qui ne leur coûtoient en Chine que quarante-cinq ou cinquante taels, pour une

barre d'or qui en vaut cent seize, et cent vingt ; à l'imitation du Roy et des Chinois, les mandarins et les

particuliers ont fondu des caches, faute de toutenague ont employé du plomb, du fer, du kalin, ont

épargné et confondu les matières de façon que le commerce est entièrement dérangé, et c'est un embar-

ras des plus grands lorsqu'il faut faire ou recevoir des paiements. Voilà la principale raison qui a fait

renchérir l'or dans ce pays-ci. D'ailleurs il y a eu les années dernières des incursions des sauvages

nommés moi qui ont interrompu le travail des mineurs, et comme il n'y a que certaines mines aux-

quelles il soit permis de travailler, l'or est tout à coup devenu plus rare.

Il est peu de pays au monde si abondant en or, que le Royaume de la Cochinchine, mais la su-

perstition dominante empêche de tirer avantage de ce présent de la nature. Le peuple est persuadé que

les montagnes désertes où cet or se manifeste partout, sont habitées par des esprits malfaisans qu'il est

dangereux de troubler dans leur demeure. Les roys pensant comme le peuple ont toujours défendu sous

peine de la vie d'en couper les arbres et d'ouvrir la terre en ces lieux sacrés. Ainsi la superstition a chez

les Cochinchinois plus de force que la soif de l'or et quoiqu'il n'y ait point de friponnerie et d'injustice

dont ils ne soient d'ailleurs capables envers les hommes pour s'enrichir, ils n'osent cependant pour le

même motif risquer de se brouiller avec les esprits. Les torrens roulent l'or de tout côté. La nature ail-

leurs cachée se décèle icy elle-même ; elle laisse entrevoir ses richesses, le sot cochinchinois les re-

fuse.

Le 22. — J'ay envoyé à Fayfo à l'adresse de M. Laurens six caisses d'argent de deux milles

piastres chaque, sous la conduite d'un soldat de la maison de On tha.

Ce soldat est chargé de la part de son maître de nous faire trouver à Faïfo trois mille quans

dont il est convenu de recevoir icy le paiement en argent.

L'interprète est revenu des magasins du Roy sans pouvoir rien apporter.

La pluie ne cesse point et nous sommes menacés d'un nouveau déluge. Le Roy à ce sujet a fait

assembler les mathématiciens du Royaume pour scavoir s'il y auroit cette année-ci une nouvelle inon-

dation. Ceux-ci après avoir consulté tout le ciel ont répondu qu'il y en auroit encore une en deux jours

d'ici. Les sorciers du pays consulté sur le même sujet après avoir visité les entrailles de quelques gre-

 

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nouilles ont dit qu'il n'y en aurait point, l’une des deux troupes payera l'amende car le roy ne les con-

sulte guère aujourd'hui que pour tirer d'eux quelque argent lorsqu'ils ne devinent pas juste.

Le 23. — J'ay acheté du bois d'aigle de la 3° sorte qui vaut ordinairement dix-huit à vingt

quans le pic. C'est une marchandise à laquelle il est fort aisé d'être trompé. Les Cochinchinois mêlent

adroitement parmi ce bois des morceaux contrefaits peints à l'extérieur et embaumés à la fumée du

vrai, de façon qu'il faut être bon connaisseur pour n'être pas surpris.

Il faut scavoir qu'il y a trois sortes de bois d'aigle, la première qu'ils nomment Khi nam, c'est le

cœur de l'arbre d'aloë qui est si résineux qu'on peut y enfoncer l'ongle comme dans la cire. Il se vend

fort cher et le Roy a seul droit de vendre cette marchandise: c'est le bois de Calembat.

La seconde sorte se nomme tlam hieong, en françois Calembouc. Il paroît presque aussi rési-

neux que l'autre, mais il a plus de bois et est par conséquent plus léger et plus dur. Cependant lorsqu'on

le jette dans l'eau, il ne surnage point et c'est la marque la plus sûre pour le connoistre. Il est d'une

couleur brune avec beaucoup de petites taches noires occasionnées par la résine qui rend cette douce et

agréable odeur qui le fait rechercher par les Orientaux pour parfumer leurs maisons et composer leurs

parfums. Cette seconde espèce vaut de sept masses à un quan jusqu'à un quan et demi la livre. Il y a un

bénéfice considérable à le porter à Suratte, Gedda, Moka, Bassora, etc.

La troisième espèce est le bois d'aigle proprement  dit. Les gens du pays le nomment  thie

hieong. Il est plus blanc, plus léger, moins résineux que les deux autres espèces. Il se vend de trente à

quarante quans le pic suivant les années. Les trois espèces sont le même arbre plus ou moins mûrs plus

ou moins résineux.

On pourroit à ces trois espèces en ajouter quatre autres que les gens du pays nomment  sin

hieong, c'est-à-dire bois d'aigle verd ; il se vend dix-huit quans, le pic, Lao hieong, douze quans ; nhil

hieong dix ; nhi hieong,  trois quans. Ces trois espèces sont un bois blanc sans presque aucune veine

noire. Elle sont du même arbre à la vérité, mais sans résine et par conséquent sans parfum et sans va-

leur. Les Cochinchinois marchands de bois d'aigle ne manquent jamais de glisser parmi la 3e

 espèce de

grosses bûches de ces dernières auxquelles ils scavent donner la couleur comme si elles étoient de la

seconde espèce. Il faut les rebutter, autrement on feroit de fort mauvais marchés, parce que les bûches

pèsent beaucoup.

J'ay reçu la visite d'un mandarin qui a inspection sur les sommes chinoises et qui est nouvel-

lement arrivé de la province de Cham. Il m'a rapporté que la maladie emportait beaucoup de gens de

notre équipage à l'hôpital de Touranne et que c'étoit une punition du diable qui se vengeoient de ce

qu'on avoit tiré des coups de fusils dans des montagnes qui lui étoient consacrées et de ce qu'on alloit à

la chasse les jours défendus. Voilà comme pensent les dévots payens.

Le 24. — La pluie ne cesse pas, cependant les courriers sont partis aujourd'hui pour porter

dans les provinces l'édit touchant nos piastres.

L'on m'a apporté quelques pics de bois d'aigle des dernières qualités et on a eu la hardiesse de

m'en demander deux cents quans pour le pic. Si j'en avois offert quatorze on m'eut pris au mot ; tout

ces gens cy sont accoutumés à surfaire leurs marchandises.

Je m'aperçois depuis quelques temps d'une coutume fort singulière des marchands de ce pays-

ci ; des qu'ils veulent faire avec moi quelques marché, il commencent par m'envoyer un petit présent

de fruit ou autre chose semblable, puis ils s'informent dans la maison quel est le domestique auquel j'ai

le plus de confiance ; ils s'adressent à celui-ci,  le prient de les aider à vendre leurs marchandises, et

conviennent avec lui d'une récompense au cas qu'ils puissent vendre à un certain prix. J'ai un domes-

tique fidelle qui écoute toutes les propositions et m'en fait part.

Le 25. — Je me lasse de dire qu'il pleut toujours, je crois que cela ne finira point.

 

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Quoiqu’on ait publié l'édit pour rendre nos piastres monnoye, je ne trouve personne qui veuille

les recevoir au prix déterminé par l'édit. Cependant comme l'ordre du Roy est formel la dessus, les

marchands n'osent pas dire qu'ils ne veulent pas recevoir les piastres, mais quand je leur propose

quelque marché, ils disent n'avoir aucune des marchandises que je leur demande, de façon que je

crains aujourd'hui que l'édit qui m'a tant coûté à obtenir ne nous soit plus contraire que favorable.  Il

semble qu'il y ait une conspiration générale de tout le pays contre nous, malgré la protection du Roy.

Voyant ces difficultés de faire passer notre argent j'ay emprunté du mandarin On Caï bo neuf

cents quans, mais le mandarin en me prêtant à moi pour condition que je ne le payerais pas en argent

mais en deniers. Ceux qui me doivent ne payent point et diffèrent de jour en jour. La raison de ces

délais, c'est que dans ce pays-ci les deniers comptants mis à intérest donnent de gros profits, c'est-à-

dire au moins quatre pour cent par mois.

Le Roy a quitté le grand palais nommé  phou king  et a transporté la cour au palais d'hiver

nommé phou tlen. Lorsque le Roy est arrivé à ce nouveau palais on a  tiré trois coups de canon pour

chasser disent les Cochinchinois les mauvais esprits. Ces pauvres gens racontent au sujet de ces trois

coups de canon bien des historiettes qui marquent combien une imagination superstitieuse peut inven-

ter et croire de faussetés ridicules. Ce palais d'hiver est construit sur le modèle du grand ; il est envi-

ronné de canons comme les autres et bâti sur le bord du fleuve. Le Roy y passe les derniers mois de

l'année parce qu'étant situé sur un terrain bas et  toujours inondé dans cette saison, le prince y trouve

ses commodités pour se divertir à la pêche et à l'exercice de ses petites galères qui sont ses amusemens

favoris, les grands mandarins ont suivi le Roy dans ce quartier là qui malheureusement est éloigné de

deux lieues de ma maison, et il faut remonter le fleuve très rapide dans cette saison.

L'interprète est revenu comme cy devant des magazins du palais sans rien rapporter.

Le 26. — Les mathématiciens et les sorciers que le Roy avoir consulté pour sçavoir s'il y au-

roit encore une grande inondation cette année-ci ont été mis à l'amende pour avoir prédit faux.

Le Roy a condamné les premiers à une amende pécuniaire et les autres à donner quelques buffles ou

bœufs pour régaler les soldats du palais. Cependant, quoiqu'il n'y ait pas d'inondation, la pluie est si

continuelle qu'il n'y a pas moyen de mettre le pied hors de la maison.

Le 27. — La pluie cesse un peu, mais il s'est élevé un grand vent du nord-est qui en arrêtant le

cours des eaux pourroit bien causer un nouveau débordement. Je suis sorti pour aller au palais y termi-

ner nos affaires, mais le débordement est si grand qu'il ne m'a pas été possible de passer sous les ponts

qui se sont trouvés à deux pieds de la surface de l'eau. J'ay manqué périr par la force des courants qui

ne me permettoient pas de gouverner le bateau et nous a jetés contre des pilotis cachés dans l'eau. J'ay

été obligé de revenir sur mes pas.

En chemin pour ne pas perdre entièrement la journée j'ai passé chez On caï bô. J'ai trouvé ce

mandarin convalescent qui m'a fait beaucoup d'amitié à son ordinaire et m'a régalé à la Cochinchi-

noise.

Après dîner il m'a appris la cause de tous les délais que j'éprouve ici. Avez-vous pensé, m'a-t-il

dit à faire un présent à tel mandarin, et un présent à tel autre ? Non lui répondis-je je suis ennuyé de

donner et de ne rien avancer. Voila ajouta le bon mandarin la cause de tous les retardemens que vous

avez éprouvés. On n'avance ici que l'argent à la main. Toute votre habileté, la protection du Roy, tout

cela ne peut rien sans présents. Dépêchez-vous de donner et vos affaires finiront, heureux si vous en

êtes quitte pour donner une ou deux fois. Pour que vous compreniez mieux continua-t-il, la nécessité

de multiplier vos présents, il faut sçavoir que dans ce pays-ci le Roy ne pense qu'à ses plaisirs ; les

mandarins ont toute l'autorité chacun dans leur district. La protection du Roy empêchera peut-être les

mandarins de vous nuire, mais ne les obligera pas à vous aider. Si vous vous plaignez que vos affaires

 

 

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ne se terminent point, le Roy ordonnera de les terminer, mais ce sera quand les mandarins le voudront,

et si vous vous plaignez encore il ne manquera pas d'excuse à ceux-ci pour satisfaire le Roy.

Cette nouvelle leçon me surprit un peu. Je voulus me récrier sur la façon indigne de penser des

gens de ce pays ci et lui faire sentir que nous ne venions pas de six mille lieues loin pour nous ruiner à

enrichir une troupe d'affamés. Je le sens tout comme vous, me dit-il, mais suivez mon conseil ; donnez

et pensez ce que vous voudrez.

Je serai obligé d'en passer par là. Au reste ce mandarin m'a promis de m'aider en tout pourvu

que je suivre ses conseils, c'est-à-dire pourvu que je donne.

Le 28. — J'ai écrit à Faïfo à M. Laurens pour lui suggérer quelques expédients sur la manière

de faire passer les piastres au temps de l'édit.

J'ai écrit au mandarin On Caï bô pour le faire souvenir de la parole qu'il m'a donnée hier, et j'ai

commencé à suivre ses conseils en lui envoyant un petit présent. J'en ai envoyé un autre au troisième

mandarin, examinateur de notre vaisseau, qui est écrivain du nègre favori.

Le 29. — Je suis allé au palais supérieur pour tâcher d'avoir audience du Roy. Je me suis

d'abord rendu à mon ordinaire chez le nègre favori pour le prier de me faire entrer. Après m'avoir fait

attendre longtemps à sa porte, ses domestiques sont venus me dire que leur maître étoit malade, et ne

voyait personne. Après quelques instants je suis allé à la porte du palais pour attendre là quelque offi-

cier de ma connaissance qui pût m'introduire. J'ai trouvé un capitaine des gardes qui m'a d'abord tout

promis, mais qui ayant ensuite parlé en particulier à mon interprète est venu me dire que je ne pouvois

pas avoir audience aujourd'hui, que les étrangers ne pouvoient point entrer dans ce palais et qu'il falloit

que j'attendisse que le Roy retournât au grand palais. Ce qui ne sera que dans deux mois, au plus tôt.

Comme j'ai déjà de fortes raisons pour me défier de mon interprète et que je le voyais s'em-

presser à parler secrètement à ce capitaine des gardes, j'ai soupçonné que c'étoit lui qui me traversait,

et vouloit me jouer quelque tour. Je me suis obstiné à attendre en me promenant vis à vis la porte et

cherchant quelque expédient pour surmonter les difficultés que j'éprouvais. Ensuite comme je ne

voyais plus paroitre personne de ma connaissance à qui j'aurais pu m'adresser pour être introduit j'ai

pris le parti de retourner chez le nègre favori et lui ai fait dire par ses domestiques que puisqu'il étoit

malade je ne voulois lui parler d'aucune affaire, mais seulement le visiter avec le chirurgien qui pour

lors étoit avec moi. Il me fit entrer et à peine commençais-je à l'interroger sur sa maladie que le capi-

taine des gardes vint de la part du Roy m'inviter d'entrer au palais. Le prince qui se promenoit alors sur

un terrain m'avoit vu entrer chez son favori. Pour me recevoir le Roy étoit descendu dans une petite

salle bâtie pour les audiences à la porte du palais. Il me reçut d'un air plein d'amitié à son ordinaire et

me demanda si le vaisseau était prêt à partir, et si les garde-magazins avoient rendu les marchandises

qu'il avait ordonné de me rendre. Je lui répondis que quoique depuis plus d'un mois j'eusse tous les

jours envoyé chez eux, ils n'avoient encore daigné me rendre que quelques bagatelles. Comme il y

avoit un de ces garde-magazins présent, le Roy lui demanda pourquoi il n'obéissoit point à ses ordres.

Celui-ci s'excusa sur ce qu'il avoit été toujours occupé au palais, et le Roy lui ordonna de m'expédier

au plus tôt ajoutant qu'il n'achetoit absolument aucune de nos marchandises et qu'il vouloit qu'on me

rendit tout.

Après avoir remercié le Roy de sa protection qu'il  vouloit bien nous accorder je tirai une

chappe ou requeste par laquelle je lui demandois au nom de la nation française la liberté de venir tous

les ans commercer dans son royaume, et de lui apporter un présent de curiosités d'Europe sans être

obligé de payer aucun droit pour nos marchandises ni pour l'avance du vaisseau. Je lui demandais la

permission d'établir à Touranne un comptoir de cinq ou six écrivains avec leurs domestiques et la li-

berté de bâtir en cet endroit des magasins ; en un mot j'entrois dans le dernier détail pour obtenir tous

les privilèges nécessaires à notre commerce. Le Roy ayant reçu ma requeste avec un air de bonne vo-

 

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lonté, me prit par la main et me conduisit sur une  terrasse élevée à l'extrémité du palais vis à vis un

grand étang où il faisait alors jeter le filet. Là il s'étendit sur une natte et prit lecture de ma requeste. Il

la relut deux fois d'un air pensif et comme je voyais qu'il ne me répondoit pas, je le priai de vouloir la

signer, lui donnant pour cela les raisons les plus fortes et les plus capables de l'engager à me l'accorder.

Je lui rappelai qu'il me l'avoit promis, je lui fis voir que je n'étois pas le premier étranger auquel il eut

accordé semblable grâce ; en un mot, je lui fis sentir que sans la concession des privilèges que je lui

demandois, on ne se déterminerait jamais en France à envoyer d'autres vaisseaux commercer dans son

royaume.

Alors il prit encore la requeste et en fit lecture pour la troisième fois. A l'article où je lui de-

mandais permission d'établir un comptoir à Touranne, il me répondit que cela ne souffrait aucune dif-

ficulté et qu'il me le permettait, qu'il m'exemptoit de tous les droits des mandarins examinateurs du

vaisseau, mais à l'article où je demandois d'être exempt du droit d'ancrage, après avoir réfléchi quelque

temps il me dit avec vivacité. Hé ! si je vous accorde cette exemption quel profit me reviendra de votre

commerce dans mon Royaume. Je lui répondis qu'outre les présents que nous lui apporteront tous les

ans, notre commerce seroit une source de richesse pour son peuple que peu à peu l'argent deviendrait

commun, et que cet argent attirerait le commerce de tous les étrangers, chez qui la valeur de ce métal

est connue. Le Roy insiste à dire que le vaisseau portugais outre un présent annuel lui payait encore

quatre mille quans pour le droit d'ancrage, que votre vaisseau étant plus grand que celui de Macao

devoit payer davantage. Il ajouta qu'il examinerait la loi qui détermine le prix pour le droit de chaque

vaisseau, et me ferait dire combien il exigerait pour notre vaisseau à l'avenir, puis me rendit ma re-

queste dont il me dit qu'il faudrait changer l'article concernant l'exemption du droit d'ancrage.

Le Roy parla ensuite de choses et d'autres et s'adressant au chirurgien qui étoit avec moi lui

demanda quelques remèdes pour guérir une petite tumeur qu'il avoit à la joue, ce que le chirurgien lui

promit aussitôt qu'il seroit de retour à la maison.

Ensuite je demandai au Roy la nomination d'un mandarin pour dépêcher notre vaisseau parce

que la mousson commençoit à s'avancer et que le vaisseau partiroit sitôt que j'aurois reçu les marchan-

dises qu'il avoit ordonné de me rendre, et qu'il m'auroit accordé une chappe par laquelle on pût savoir à

quoi s'en tenir pour le commerce qu'on vouloit faire par la suite. Le prince répondit que l'examen de

notre vaisseau appartenoit à On caï bô et qu'il lui donnerait ordre de nous expédier. Je demandai après

cela la permission d'envoyer dans nos colonies quelques ouvriers cochinchinois surtout quelqu'un qui

sçut élever le vers à soie et travailler le bambou. A cela le Roy répondit que la loi défendait à ses sujets

de sortir du pays et que le but de cette loi étoit de conserver au prince le tribut que ses sujets lui paient.

J'ai insisté à dire que tous les jours les Cochinchinois sortoient pour aller dans les Royaumes voisins,

que Siam et le Cambodge étoient peuplés en partie de Cochinchinois et que l'isle Conon (c'est-à-dire

Pulo-Condor) n'étoit peuplée que par ses sujets fugitifs ; eh ! pourquoy répartit aussitôt le Roy, n'allez

vous pas dans cette isle chercher les ouvriers dont vous avez besoin ; puisque vous estimez l'industrie

de nos Cochinchinois, allez en prendre là. Ils ont abandonné leur Roy, leurs parens et leur patrie, je

vous les abandonne.

J'insistai pour avoir au moins quelques sauvages ou esclaves qui fussent ouvriers (car dans ce

pays-ci il n'y a d'autres esclaves que quelques sauvages que les Cochinchinois vont enlever dans les

montagnes), le Roy me répondit que cela ne souffroit pas de difficulté, mais qu'il me conseillait d'at-

tendre à l'année prochaine, promettant de m'en fournir le nombre que je souhaiterois. Il ajouta que

cette année cy je ne pouvois trouver à acheter que deux sortes d'esclaves, les uns brutes et nouvelle-

ment pris qui ne sauraient rien faire, les autres accoutumés au pays et instruits de quelque métier, mais

que ceux là fuiraient après que je les aurais achetés parce qu'ils étoient attachés ou à leurs maîtres ou à

leurs femmes et enfans.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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Ce conseil du Roy étoit une espèce d'ordre auquel je n'ai pu me refuser. Ainsi je suis sorti du

palais sans avoir rien pu terminer et sans avoir obtenu autre chose que la nomination du mandarin pour

dépêcher le vaisseau. J'ai aussi obtenu la permission de retourner à Faïfo.

Tandis que j'étois sur la terrasse du palais avec le Roy, des pauvres misérables se sont proster-

nés de l'autre côté de l'étang, et après s'estre plusieurs fois prosternés, se sont mis à crier de toutes leurs

forces : à l'injustice, à l'injustice. Pour se faire mieux remarquer du Roy, ils tenoient en main une

grande planche enduite d'une couleur blanche, sur laquelle étoit gravée leur plainte. Le Roy les ayant

apperçus a envoyé un capitaine de ses gardes prendre leur requeste. Ces gens là étoient de pauvres

laboureurs opprimés par un grand mandarin lesquels pour obtenir justice s'étoient servi de cet expé-

dient usité en Cochinchine.

Le 30. — Je suis allé chez les mandarins On tli bo et On caï bô tous deux chargés des affaires

qui regardent les vaisseaux. J'ai concerté avec eux une nouvelle requeste qui ne souffrira pas de diffi-

culté, et qui sera du goût du Roy à ce que m'ont dit ces deux mandarins. On caï bô s'est chargé de me

faire mettre par écrit cette requeste en beaux caractères.

J'ay beaucoup sollicité ce mandarin pour l'engager à faire transporter à la Cour mes ballots de

présens qui sont encore à Touranne et dont le défaut me nuit beaucoup. J'ai déjà prié vingt fois ce

mandarin de vouloir bien faire apporter ici ces présens parce que je ne doute point que si le Roy les

voyoit, il seroit tout autrement disposé en notre faveur. Mais je n'ai pu jusqu'à présent obtenir des

promesses. Il me dit toujours pour raison qu'il n'ose risquer sur la mer des effets appartenant au Roy

dans une saison aussi mauvaise que celle-ci. Je lui ai offert tout ce qu'il voudra, argent, marchandises,

curiosités, etc., s'il veut presser un peu le transport de ces ballots. J'ai encore eu des promesses. Le Roy

n'a encore reçu que deux ballots, tous les deux très curieux pour lui et il en a été content, mais il  le

seroit bien davantage s'il voyoit le reste. Les présents pour les mandarins sont avec ceux du Roy à

Touranne, ce qui me fait d'autant plus tort que quelques mandarins mal intentionnés surtout On caï an

tlin ont persuadé au Roy et aux grands mandarins que ces présens étoient fort peu de chose. Ce mal-

heur est une suite de la mauvaise saison. Quelle différence pour le succès de cette entreprise si nous

avions pu arriver ici deux mois plus tôt.

Le 1er décembre. — J'ai acheté quelques pics d'une espèce de teinture rouge qui m'a paru très

belle. Les Chinois la nomment hong-hoa, c'est à dire fleur rouge et les Cochinchinois Diou, c'est le

suffranum du Levant. Je ferai ci après la description de la plante qui donne cette teinture.

J'ai fretté un bateau pour porter à Faïfo les effets et les marchandises que j'ai ici, et la journée

s'est passée à emballer et charger.

Le 2. — J'ay expédié le bateau qui fut chargé hier, après avoir éprouvé mille difficultés de là

part des bateliers qui sont stupides et fripons. J'ai mis sur le bateau trois ou quatre hommes pour veiller

sur les bateliers et garder nos effets et marchandises.

Le 3. — Les grosses pluies se sont changées en brouillards qui rendent le pays très malsain. Il

vient ici divers marchands dont les discours sont fort capables d'embarrasser un étranger qui ne con-

noît pas le pays. Ils se décrient tous ; ils se font également passer pour des coquins auxquels il ne faut

pas se fier. Ce qu'il y a de plus fâcheux en cela c'est que tous disent la vérité.

J'ay reçu une lettre de M. Laurens qui m'accuse la réception de six caisses d'argent que je lui

avois envoyées.

J'ay appris que le mandarin On tha a manqué à la parole qu'il m'avoit donnée de me fournir

trois mille Quans à Faïfo avant le vingt de la lune à condition d'être ici remboursé en argent. Le vingt-

sept j'ai envoyé chez lui faire des plaintes sur ce manque de parole. Il a d'abord refusé audience faisant

dire qu'il étoit malade, mais à force d'instance on a obtenu la permission d'entrer, et pour prévenir mes

 

 

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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plaintes, il s'est fâché le premier disant que je n'avois pas apparemment besoin de la somme qu'il

m'avoit promis puisque je ne lui en avois point donné de billet. Notez qu'il n'y avoit pas plus de quinze

jours que j'avois confié à ce mandarin plus de trente mille piastres sans exiger de lui aucun billet ;

d'ailleurs comme je sais combien ces gens ci sont défiants, je lui avois envoyé mon billet par l'inter-

prète qui l'a gardé jusqu'à ce jour sans le remettre. Cet interprète au lieu de finir mes affaires en faisant

ce que je lui ordonne ne s'occupe qu'à chercher quelque expédient pour me voler. Les plaintes de On

tha m'on fait naître à son sujet de nouveaux soupçons que j'ai éclairci. J'ai découvert que ce coquin m'a

volé aujourd'hui quelques livres de corail en branche. Il y en avoit dans le palais huit livres que le Roy

a ordonné de me rendre il y a plus de vingt jours. J'ay depuis ce temps là envoyé tous les jours cet

interprète pour retirer le corail et les autres marchandises, il m'a toujours rapporté que le garde-

magasin du Roy ne vouloit rien rendre, mais enfin aujourd'hui il en a rapporté six livres me disant qu'il

y en avoit pas davantage, et j'ai appris de son domestique qu'il en avoit détourné deux livres qu'il lui

avoit ordonné de vendre, que de plus il avoit retiré des mains du garde-magasin des pièces de drap

qu'il avoit portées chez lui et vendues en détail.

Je ne sais plus à qui me fier. Je ne trouve partout que voleurs. Il me seroit aisé de faire châtier

celui-ci, mais je ne peux le faire sans courir risque de perdre ce qu'il a déjà volé et je suis par là obligé

de ne pas lui faire connaître que je sais qu'il est un coquin : il se cacheroit et je perdrois tout.

Je suis allé chez On caï bô. Ce mandarin m'a remis une première requeste de sa façon pour

présenter au Roy dans cette requeste je demande deux choses ; la première que le Roy m'accorde par

un acte authentique, l'exemption de tout droit qu'il m'a déjà accordée verbalement pour cette année-ci.

La seconde qu'il nomme un mandarin pour expédier le vaisseau.

Ces deux articles sont essentiels pour finir nos affaires dans ce pays-ci. Sans le premier, nous

serons bientôt accablés d'une multitude de mandarins grands et petits auxquels le Roy ne donne

d'autres salaires que ce qu'ils peuvent voler dans les vaisseaux qui viennent commercer ici : il ne suffit

pas que le Roy m'ait exempté verbalement de leur pillage. Il me faut une exemption signée du pinceau

rouge.

Je suis également obligé de demander la nomination d'un mandarin pour nous expédier, parce

qu'il n'y a point ici de douane réglée. L'usage est que le Roy nomme pour chaque vaisseau un manda-

rin qui examine et prend note des marchandises qui s'embarquent, non pour exiger un droit, mais pour

empêcher d'embarquer des marchandises prohibées telles que le riz, le fer, etc., la raison de cet usage

est que la charge de mandarin examinateur est regardé dans le pays comme fort lucrative, vu la facilité

de voler. Il y a auprès du Roy tant de gens qui meurent de faim et qui lui demandent sans cesse des

emplois, qu'il est obligé de multiplier en nommant presque tous les ans de nouveaux mandarins pour

chaque vaisseau ; si l'on me demande quelle occasion de voler peut avoir un douanier, voici ce que

l'expérience apprend aux étrangers commerçant dans ce pays-ci.

Dès que le mandarin est nommé, il se transporte à Faïfo avec beaucoup de faste et peu d'argent

; il ne lui en faut point, le vaisseau payera tout. L'examinateur arrivé, on vient de sa part avertir le capi-

taine ou le subrécargue du vaisseau. Celui-ci doit sur le champ prendre au moins cent quans pour féli-

citer le mandarin sur sa bonne arrivée. Quand celui-ci est de bonne humeur et qu'il veut bien s'en con-

tenter, il les fait examiner pour voir s'ils sont bons, les fait emporter par ses domestiques et dit qu'il

n'est pas comme les autres mandarins qui ne cherchent qu'à piller ; que pour lui il ne veut rien. Après

quoi il donne pour les cent quans beaucoup de caresses et de belles paroles, promettant d'expédier en

peu le vaisseau.

Les jours suivants se passent en demandes de la part du mandarin qui attrape d'abord tout ce

qu'il peut par la voie de la douceur. Ensuite on commence le chargement ; tout va assez bien pendant

trois jours au bout desquels le mandarin a des affaires, il ne peut plus penser à celles du navire. Atten-

 

 

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dez quinze jours ; les affaires du Roy doivent passer avant les vôtres. Le pauvre subrécargue sent bien

ce que cela veut dire. Il apporte encore cent quans. Oh! L’homme aimable, dit le mandarin. Je vais

faire pour vous ce que je ne ferois pas pour mon père. Expédiez-vous, tout passera. En voilà encore

pour quelques jours. Tout à coup le mandarin devient invisible. Il est malade, on ne peut pas lui parler.

C'est le tour des domestiques. Il faut dix quans à l'un, cinq à l'autre, à celui-ci une robe, à celui-là un

mouchoir, etc. Enfin le mandarin se trouve et continue son rôle jusqu'à ce qu'il ait volé un millier de

quans. Il expédie son navire et retourne à la cour partager son pillage avec le Roy.

Le 4. — Le mandarin On caï bô instruit de la dernière audience que j'aye eu au palais m'a fait

donner avis que les deux mandarins qui ont eu part avec lui à l'avance de notre vaisseau, savoir le

nègre favori et le capitaine Tong me traversoient dans toutes mes affaires et que j'avois tout à craindre

de leur part ainsi que du mandarin On caï an tin. Je les suis allé voir les uns après les autres pour m'as-

surer par moi-même si l'avis de On caï bô était fondé ou non. Les trois mandarins m'ont assez bien

reçu mais au travers de leurs politesses affectées, j'ai découvert chez eux une grande envie de me vo-

ler.

Le 5. — La pluie a été si continuelle que je n'ai pu sortir de la maison pour aucune affaire. J'ai

passé la journée chez les voisins. J'ai entre autres visité un petit mandarin métis chinois qui a inspec-

tion sur les sommes de Chine. Il m'a fait beaucoup d'amitiés et m'a fort exhorté à avoir confiance en lui

pour les marchés que je ferais par la suite, m'assurant que tous les autres mandarins étoient des vo-

leurs. Pour me prouver mieux son amitié, il a fait venir ses femmes et ses enfants en grand nombre,

m'a fort pressé d'accepter une femme et a été surpris de ce que je paroissais insensible à ses offres. J'ai

été chez les autres voisins qui sont tous ou chinois ou métis de cette nation. Je suis ici dans leur quar-

tier que les gens nomment Phô c'est-à-dire place de commerce.

J'ay été fort bien reçu partout, mais j'ay eu lieu de croire que tous s'étoient donné le mot pour

m'offrir • aujourd'hui des femmes. Ils m'ont fait à ce sujet des exhortations singulières, me citant

l'exemple de tous les étrangers et surtout des portugais de Macao qui à leur arrivée dans ce pays ne

manquent jamais de se marier à la mode du pays.

Ce quartier ci est le mieux bâti de toute la capitale. Les maisons sont de briques couvertes de

tuiles, les appartemens en sont distribués à la chinoise. Ces bâtiments rangés à la file forment une rue

qui est bien pavée.

Le quartier seroit assez agréable et commode s'il étoit moins éloigné du palais et des grands

mandarins, mais il y a une forte lieue d’ici au Phu King qui est le grand palais que le Roy habite pen-

dant neuf mois de l'année, ce qui est d'une grande  incommodité pour ceux qui ont des affaires d'ail-

leurs. Comme les Chinois généralement parlant sont plus riches et plus voluptueux que les Cochinchi-

nois ils ont attiré ici une si grande quantité de filles débauchées, qu'on est continuellement molesté par

leurs importunes et insolentes invitations. J'ai eu le chagrin de voir tout d'un coup mes domestiques me

manquer dans le fort de mes affaires par les maladies que leur avoient communiquées ces misérables.

Il n'y a point de précautions qui puissent mettre un étranger à l'abri de ces sortes d'accidents, vu les

sollicitations continuelles et la modicité du prix de ces créatures.

Le 6. — Il ne cesse de pleuvoir ; le froid est très sensible. J'ai été obligé de courir au milieu

d'un déluge universel jusqu'au palais supérieur pour finir quelque chose. D'abord je suis allé chez On

tha pour l'engager à m'échanger quelques piastres chappées pour des sapèques à cause de la difficulté

que j'éprouve tous les jours à faire passer notre nouvelle monnoye. Ce mandarin qui m'a manqué de

paroles pour les trois mille quans qu'il m'avait promis de faire tenir à Faïfo pour de l'argent que je lui

eusse remboursé ici, a eu peur que je lui en fisse mes plaintes. Il m'a d'abord fait attendre à sa porte

dans une espèce de cabane, ou j'ai eu tout à souffrir de l'insolente importunité d'une troupe de ca-

 

 

 

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nailles, ses domestiques et ses soldats. Enfin au bout de deux heures il m'a envoyé donner de très mau-

vaises raisons pour s'excuser de ce qu'il ne pouvait me recevoir.

Ensuite je suis allé chez le nègre favori pour savoir, si je pourrois avoir audience du prince. Le

nègre m'a dit que le Roy étoit renfermé avec ses femmes et ne parloit à personne ; qu'au reste si j'avois

quelque requeste à présenter, il s'en chargeroit moyennant de l'argent et deux bagues de diamant (c'est-

à-dire des pierres fausses, car ils ne sçavent pas les distinguer du diamant). J'ai été obligé de tout pro-

mettre pour finir. Notez que j'ai déjà donné à cet  insatiable nègre toutes sortes de présents quoiqu'il

m'eût d'abord assuré dans la première entrevue qu'il ne voulait rien et qu’il me rendroit sans intérest les

services qui dépendroient de lui.

Enfin je suis retourné à la maison sans avoir bu ni mangé de la journée et fort mécontent de

mon voyage.

Le 7. — La pluie ne finit point. J'ai pris le parti de la douceur pour faire revenir notre inter-

prète dans le droit chemin et l'engager à nous servir plus fidèlement. Il m'a tout promis.

J'ay été accablé d'une troupe de gens qui viennent uniquement pour me demander quelque chose. Ils

sont très importuns et ne cessent de demander, tout leur est bon, neuf, vieux ; ils s'accommodent de

tout.

        J'ai avancé ici quelques centaines de quans pour avoir une lettre de change payable à Faifo. Le

mandarin qui m'a fait la lettre n'a jamais voulu la dater d'aujourd'hui, parce que m'a-t-il dit c'est un jour

malheureux. Il l'a datée du jour précédent qui sans doute était un jour heureux, mais non pour moi.

Le 8. — J'ay passé le jour chez les premiers eunuques du palais. Ce sont eux qui ont inspection

sur tout ce qui entre dans les magasins du Roy. J'ai été obligé de leur porter un présent pour les enga-

ger à me rendre les marchandises que le Roy n'achète pas et qu'il leur a ordonné de rendre depuis plus

d'un mois. Enfin, grâce à mon présent ils nous donneront ce qui est à nous.

Pendant mon absence il est venu à la maison dix soldats des galères qui sans autre compliment ont

mesuré une pièce de bois de rose que j'ai achetée. Ils l'ont apparemment trouvée convenable pour leur

dessein, car ils l'avoient déjà chargée sur leurs épaules et commençoient à l'emporter lorsqu'on s'est

avisé de leur demander ce qu'ils voulaient. Ils ont répondu suivant leur coutume par des gestes inso-

lents. Le matelot qui gardoit la maison est tombé sur ces dix drôles, les a bien rossés et mon bois de

rose a été sauvé.

Ces soldats sont des voleurs publics qui vont impunément dans toutes les maisons enlever les

plus belles pièces de bois disant que le Roy en a besoin pour la charpente de ses palais ou la construc-

tion de ses galères.

L'ordre du Roy est réellement tel, mais il donne de l'argent pour payer ce qu'il fait enlever et

les soldats gardent l'argent. D'ailleurs sous prétexte de cet ordre ils prennent pour tous les mandarins et

pour eux-mêmes. Ils vont dans les basses-cours enlever les volailles ; ils arrachent les arbres dans les

jardins, prennent les chevaux et font encore payer de l'argent pour les conduire jusqu'à la cour. Quel

gouvernement ! Les pauvres Cochinchinois souffrent tout cela avec patience et n'osent pas dire le mot.

De retour à la maison l'interprète m'a rapporté que le Roy m'accordoit toutes mes demandes ;

ainsi je vois me disposer pour retourner à Faïfo.

Le 9. — J'ay profité du beau temps pour aller rendre visite au douanier général des sommes

chinoises. C'est un Chinois qui est très riche et paroit honnête homme. Il m'a fait toutes sortes d'amitiés

et m'a proposé divers marchés dans lesquels j'ai reconnu beaucoup de bonne foi.

De retour à la maison, l'interprète m'a rapporté que le Roy avoit changé de sentiment et ne

m'accordoit aucune des demandes renfermées dans la  requeste que j'avois laissée entre les mains du

 

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nègre favori. Le Roy m'a dit l'interprète ne s'explique pas clairement, il ne sait encore quelles sont les

marchandises de votre vaisseau, et quoi qu'il ne dise rien il paroît que son dessein est de garder pour

ses droits les marchandises qui sont dans le palais.

Loin de croire un rapport si destitué de vraisemblance, j'ai jugé que mon interprète, domes-

tique du nègre favori, étoit d'accord avec lui pour me voler et partager ensemble le butin. Je crains

beaucoup que les marchandises qui ont été portées au palais ne soient perdues pour nous, s'il est vrai

comme je pense que le nègre ait envie de s'en saisir. Je n'ai point de justice à espérer parce que le vo-

leur est craint de tous les mandarins et je ne peux guère aller au Roy que par lui.

Le 10. — Je me dispose à retournera Faïfo pour voir si mon absence fera passer à ces gens-ci

l'envie de me voler. J'ai remis toutes mes affaires entre les mains de On caï bô qui m'a promis de s'en

charger. Ce mandarin m'a conseillé de ne faire paroître aucun ressentiment à mon interprète, mais d'af-

fecter au contraire de lui marquer de la confiance, crainte qu'il ne m'arrivât pis. J'ai suivi ce conseil

bien malgré moi.

Notre maison est toujours remplie d'une troupe de gueux, qui viennent à ce qu'ils disent pour

voir et sous ce prétexte volent tout ce qu'ils trouvent. Il est impossible d'empêcher les curieux dans ce

pays-ci. C'est une espèce de droit établi que d'entrer partout pour voir. Aujourd'hui un de ces curieux a

été mal reçu. Comme on étoit occupé à faire des paquets, on craignait d'être volé. On a d'abord prié les

gens inutiles de sortir. Parmi ceux-là s'est trouvé le cuisinier d'une princesse qui a fait le mutin et a

même frappé un domestique qui d'un coup brutal l'a  renversé. Ce misérable s'est couché et a feint

d'être mort. C'est ce qu'ils nomment dans le pays nam va c'est-à-dire se coucher pour demander justice.

Dans ces sortes de cas, les parents de la personne couchée avertissent le mandarin qui vient

examiner l'affaire. Il en coûte quelques quans seulement s'il n'y a qu'une légère blessure et le prix est

taxé suivant les différentes parties du corps qui ont été lésées. Si l'on a abattu une dent, il en coûte

quinze quans, pour un œil cinquante, pour un bras trente, pour une jambe quarante et de plus dans les

deux cas ci-dessus, il faut payer au Roy le tribut du blessé. Pour les parties de la génération il en coûte

au moins deux cent quans parce que c'est un accident qui prive le Roy de sujets et par conséquent de

tribut ; pour la vie d'un homme il en coûte mille quans.

Le 11. — J'ay chargé un bateau de tout ce qui nous reste ici de marchandises et effets.

Comme je vois que notre argent ne peut point passer, non-seulement au taux de l'édit du Roy

mais même à quelque autre prix que ce soit, je me suis déterminé à vendre ici deux mille quatre cents

et quelques piastres à raison d'un quan deux masses chaque et j'ai chargé les deniers provenus de cette

vente sur le même bateau avec nos autres effets.

Le 12. — Je comptais partir aujourd'hui pour Faïfo. Dans ce dessein j'ai loué deux bateaux

pour me rendre à l'embouchure de la rivière, mais lorsqu'il a été question de s'embarquer les bateliers

m'ont dit qu'ils ne pouvoient me conduire à cause de cet homme qui avoit été frappé et qui restoit cou-

ché à ma porte depuis deux ou trois jours, parce que si cette affaire avoit des suites on s'en prendroit à

eux et on les mettroit à la cangue. J'ay été obligé de donner pendant la nuit cinq masses à cet homme

qui s'est aussitôt levé.

Le 13. — Enfin j'ai réussi à me débarrasser de ce pays-ci. J'ai fait partir le bateau que j'avois

foit charger le 11, et j'y ai mis trois hommes pour garder nos effets et nos deniers. Je me suis embarqué

pour retourner à Faïfo ne laissant absolument rien à Hué que les marchandises qui sont dans le palais

et dont je n'ai pu jusqu'à présent obtenir ni le payement, ni la restitution quoique je n'aye assurément

rien négligé pour cela.

 

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Je suis parti à midi et ai navigué le reste du jour et toute la nuit sur un canal de la grande Ri-

vière au milieu d'une plaine immense arrosée par une infinité de canaux et couverte de riz avec

quelques villages et pagodes situées ça et là le long de la rivière.

Le 14. — Je suis arrivé ce matin avant le point du jour au lieu du débarquement. C'est une des

embouchures de la rivière d'Hué, laquelle forme un port bordé d'un côté par une terre basse et sablon-

neuse et de l'autre par de hautes montagnes. Les gens du pays appellent ce port Cua hêi. Il étoit jadis

profond et les sommes chinoises y entroient sans danger. Il y a environ dix ou douze ans qu'une inon-

dation extraordinaire y forma un banc de sable et ferma entièrement ce port de façon que dans l'été le

banc de sable restoit à sec. Cette année-ci il est survenu un nouveau déluge plus considérable que ceux

des années précédentes, lequel a entraîné le sable et débouché le port. Cet événement a été comme je

l'ai dit ci-dessus une occasion de fêtes et de réjouissances.

Sur la terre basse et sablonneuse au bord de la rivière est bâti un vaste édifice de charpente

couvert de paille. Ce bâtiment étoit destiné pour recevoir le Roy lorsqu'il alloit tous les ans à la sep-

tième lune à la rencontre des champans chargés du tribut de toutes ses provinces, lesquels se rassem-

blent dans le port de Touranne puis partent en flotte au nombre de plus de mille voiles.

A une lieue de la terre basse s'élève du même côté une haute montagne bien boisée et nommée

tlnte vôi au sommet de laquelle est bâtie une pagode où le Roy monte tous les ans pour découvrir de

plus loin son tribut. Dès que le prince est parvenu à cette pagode on fait un signal, et l'on tire trois

coups de pierriers du sommet d'une autre montagne nommée Chu mée et située de l'autre côté de la

rivière, à quatre lieues de distance de celle où est le Roy et beaucoup plus avancée dans la mer. Ces

trois coups de canon sont pour saluer le prince et avertir de sa présence les conducteurs du tribut.

Je débarquai dans un petit village nommé Dô, c'est-à-dire passage. Il est situé du côté opposé à

la terre basse et sablonneuse ; ce n'est qu'un amas d'auberges bâties pour la commodité des voyageurs

dont le nombre est toujours grand. L'endroit n'est qu'un sable aride au pied des montagnes.

Au milieu de ces montagnes paroit une coulée qui étoit cy-devant le chemin pour aller de Hué

dans les provinces méridionales ; mais comme ce chemin étoit court et facile pour venir à la capitale,

les Roys ont cru faire un grand coup de le fermer pour rendre la difficulté du voyage plus grande et la

ville royale plus inaccessible. Ils ont confié la garde de ce passage à une compagnie de soldats qui

n'ont d'autre emploi que celui d'interdire aux pauvres voyageurs un chemin court et commode en les

obligeant de côtoyer les bords de la mer au milieu des sables et des rochers et au travers des mon-

tagnes les plus escarpées.

J'ai trouvé dans ce petit village où j'ai débarqué le nombre de coulis nécessaire pour nous por-

ter nous et notre bagage. Il a fallu à l'ordinaire  beaucoup de patience pour convenir avec eux de

quelque chose et les engager à partir. Il a fallu auparavant essayer le poids des caisses, estimer celui de

nos corps ; plusieurs fois convenir et plusieurs fois se dédire. Enfin nous avons commencé le voyage.

Dans la journée nous avons passé une rivière ou plutôt un bras de mer et gravi trois petites montagnes

assez escarpées. Nous sommes venus coucher aux auberges de la douane qui dépend du village de

hoïmit. Ce village est la limite de la province d'Hué qui est séparée de celle de Cham par une rivière

qui coule entre la haute montagne de Haï et le village de la douane. Tous ceux qui passent d'une pro-

vince à l'autre sont obligés de payer un droit à la douane établie pour cela. Ce droit est de deux ou trois

deniers par personne et de dix deniers par voiture. Les étrangers n'y sont point assujettis.

Le mandarin chef de cette douane ne m'a point permis de manger à l'auberge ; il a fallu abso-

lument aller chez lui où il m'a fait beaucoup d'amitiés jusqu'au point de vouloir me donner un lit et une

femme pour la nuit. Le bonhomme est cependant chrétien, mais très ignorant.

 

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Le 15. — Au point du jour, nous avons passé la rivière qui est fort large et porte des grands

bateaux. Nous avons ensuite gravi la haute montagne de haï que nous avons traversée avec beaucoup

de fatigues en sept heures de temps.

Cette montagne est couverte d'un bois très épais. Son terrain est partout semé de cailloux cris-

tallisés et de rochers couverts de talque. Une infinité de torrens la coupent en tout sens ; elle a le pied

dans la mer et de ce côté là elle est très escarpée. De l'autre elle tient à une chaîne immense de mon-

tagnes qui bordent toute la Cochinchine et la séparent du Laos.

Toutes ces montagnes renferment dans leur sein beaucoup d'or. Les torrents en entraînent des

paillettes de toute part, mais il est défendu de travailler à ces mines. La hauteur de ces montagnes,

l'épaisseur de leurs forêts, l'horrible silence qui y règne et qui n'est interrompu que par les cris surpre-

nants de quelques animaux monstrueux et par le bruit des torrens, tout cela inspire je ne sais quoi de

mystérieux et de si effrayant que le timide Cochinchinois s'est imaginé que ces lieux sombres et dé-

serts ne pouvoient qu'être la demeure de je ne sais quels esprits. Fondés sur cette folle croyance, les

Roys ont défendu de troubler dans leurs solitudes ces habitants invisibles en abattant les arbres et en

ouvrant la terre ; ils y ont même interdit la chasse dans la crainte de violer le mystérieux silence qui y

règne et que leur superstition adore.

Parmi la multitude indéfinie d'arbres et de plantes qui couvrent la montagne je n'ai reconnu

que très peu des espèces qui croissent dans nos climats. La nature présente ici un spectacle différent.

Elle offre mille nouveautés à des yeux Européens. A la vérité sans copier ses productions de l'Europe

elle les imite souvent, et le naturaliste trouve partout un même dessein varié à l'infini. Mais quelque-

fois la nature cache son jeu, le curieux la suit et ne la trouve qu'avec peine ; tout d'un coup elle se

cache entièrement et le naturaliste la perd de vue. Il cherche à découvrir la fleur d'un arbre ou d'une

plante et ne voit pas qu'elle est déguisée sous la figure ou la couleur d'une simple feuille. Ici c'est un

végétal sans fleurs, sans feuilles, avec de simples branches toutes nues. Là c'est un fruit qui naît à l'ex-

trémité de la feuille ; en un mot la nature paroît ici originale et oublier ses autres desseins, tant les pro-

ductions de ce climat sont différentes de celles des nôtres.

Le 16. — Après avoir descendu la haute montagne de Haï nous avons traversé l'anse aux oi-

gnons et sommes venus nous arrester sur les bords de la rivière de Phung Rac. Cette rivière qui des-

cend des montagnes coule dans une fort belle vallée qui a cinq ou six lieues de longueur. Elle se jette à

la mer dans la baye de Touranne. Son embouchure est belle et les grands bateaux peuvent y entrer

pendant la belle saison. Les deux côtés de l'embouchure de cette rivière sont commandés par des hau-

teurs qui forment des presqu'isles. Si des Européens avoient à s'établir dans la grande baye de Tou-

ranne pour y jouir du commerce de Faïfo et de la province de Cham, il ne saurait mieux faire que de se

placer à l'embouchure de cette rivière dont les bords sont fertiles et bien cultivés. D'ailleurs cette ri-

vière conduit aux mines d'or les plus fameuses de toute la Cochinchine. Ce sont celles où il y a le

moins de travail et le plus de profit. A quatre ou cinq lieues de l'embouchure sont situés au pied des

montagnes les deux riches villages de Keram d'un côté et de Phung Rac de l'autre. Ce dernier surtout

passe pour estre extrêmement riche parce qu'il est plus près des mines. Il y a un marché où les mineurs

envoyent journellement leur récolte, et où l'on trouvoit cy devant à cent et cent dix quans le pain de dix

taëls. Mais aujourd'hui le Roy et les Chinois le font enlever là comme ailleurs à deux cents et quelques

quans. Cette mine de Phung Rac n'est point pierreuse, l'or se trouve meslé avec une terre rougeâtre et

l'on y en trouve souvent des grains qui pèsent jusqu'à deux ou trois taëls.

Le 17. — Nous avons quitté aujourd'hui la côte de la baye de Touranne et avons traversé une

plaine immense de champs de riz et de sable. Nous avons laissé le village de Touranne sur la gauche et

après avoir traversé trois bras de la rivière de Faïfo je suis arrivé dans notre factorie où j'ai trouvé tous

nos messieurs en bonne santé.

 

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Le 18. — J'ai passé la journée à conférer avec M. Laurens sur la situation présente de nos af-

faires ; j'ay reçu différentes visites, entre autres celle du subrécargue portugais qui depuis notre arrivée

dans ce pays-ci a enlevé tout le sucre qu'il a pu trouver prévoyant bien que nous serions obligés d'avoir

recours à lui. Il est convenu de nous céder cent vingt milliers de sucre à raison de quatre cent piastres

et demi le pic de sucre candy et trois piastres et demi le sucre en poudre. Nous avons mis pour condi-

tion que le sucre seroit bien conditionné et prêt à l'embarquer.

Les marchands cochinchinois pensent ici comme à la  cour. Ils ont si peur que nous payons

leurs marchandises en piastres sur le pied de l'édit du Roy qu'ils n'osent rien vendre, et lorsqu’on leur

envoie demander à acheter ils nient avoir aucune marchandise. Cependant il est certain que quoiqu'ils

aient déjà chargé soixante et quatorze sommes chinoises, il leur reste encore de quoy charger notre

vaisseau et au delà.

Cette nouvelle difficulté nous fait beaucoup de tort vu qu'il est désormais trop tard pour vendre

nos piastres et du produit en acheter du sucre et d'autres denrées ; d'autant plus qu'il y a beaucoup de

perte ici sur les piastres. On n'en offre qu'un quan et une masse tandis qu'à Hué elles valent au moins

un quan deux masses et devraient valoir suivant le prix ordinaire plus d'un quan et trois masses.

Le 20. — J'ay reçu une lettre de M. Lefèvre, Evêque de Noëlene, résidant à Hué par laquelle

ce prélat m'apprend que je ne dois point encore attendre de mandarin pour examiner le vaisseau, et par

conséquent point de permission pour l'expédier, que le mandarin On caï bô lui a fait dire qu'il ne pou-

voit terminer mes affaires : que lorsqu'il avoit voulu s'en mesler, il avoit trouvé en son chemin des

adversaires plus puissans que lui. Ce ne sera ajoute l'Evêque, qu'en sacrifiant quelques milliers de

quans que vous vous tirerez comme il convient de ce pays-ci. Tel a été le sort de ceux qui sont venus

pour la première fois commercer dans ce royaume. Les années suivantes ce ne sera pas la même chose.

Le bon évêque finit sa lettre en m'exhortant dans les circonstances où je me trouve de n'écouter en rien

notre vivacité française, afin de ne pas nuire à la mission mais de prendre le parti de la douceur comme

le plus prudent et de retourner promptement à la cour pour y finir moi-même nos affaires puisque le

mandarin ne voulait plus s'en charger.

La lecture de cette lettre ne m'a pas peu embarrassé dans des circonstances aussi difficiles. Le

premier parti qui s'est présenté à mon esprit a été de plier bagage et de nous en aller. C'étoit le party le

plus naturel à prendre et le plus aisé à exécuter, mais c'eut été une infraction aux lois du royaume dont

les pauvres missionnaires françois auroient peut-être été rendus responsables devant une nation aussi

injuste que celle-cy.

D'ailleurs comment sortir de ce pays sans avoir rien arrêté avec le Roy, sans avoir fait les der-

niers efforts pour vaincre les obstacles que nous éprouvons, en un mot, sans pouvoir porter à la Com-

pagnie aucune montre des marchandises du pays et pour ainsi dire aucune connaissance sur laquelle

elle puisse compter.

D'un côté je voyais que le Roy nous accordait sa protection, qu'après, nous avoir promis les

privilèges les plus avantageux, il soutenoit sa promesse en me donnant au moins des marques conti-

nuelles de bienveillance.

De l'autre je voyais les affaires de la Compagnie arrestées, au moment que le succès paraissoit

en devoir estre infaillible. Je voyais ce même prince qui nous avoit tout promis, nous protéger mal

contre une troupe de mandarins mal intentionnés.

Toutes ces considérations jetoient dans mon esprit  tant de différentes pensées contraires les

unes aux autres que je n'ai pu prendre d'autre parti que celui de me condamner toute la journée à l'in-

quiétude et à la réflexion.

 

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Le 21. — J'ay envoyé deux espions dans les montagnes pour me chercher divers plans qu'on

m'a promis, surtout des poivriers, caneliers, aloès, rotin et bois de sapan.

Après avoir consulté avec M. Laurens sur ce que m'écrit M. Lefèvre et sur la situation présente

de nos affaires, je me suis déterminé à retourner à Hué pour tâcher d'aplanir les difficultés et tenter

même de profiter de l'avarice de ceux qui nous traversent pour obtenir d'eux en sacrifiant quelques

chose les privilèges les plus avantageux qu'il sera possible pour la Compagnie.

Je me suis donc embarqué pour passer à Touranne, où je suis arrivé à minuit. J'ai trouvé dans

notre hôpital quarante hommes presque tous convalescents. Je les ai consolés en leur donnant l'espé-

rance d'un prompt retour.

Le 22. — Au point du jour je suis arrivé à bord du vaisseau le Machault que j'ay trouvé tout

agréé et prêt à mettre à la voile si les affaires le permettoient. J'ai pris des arrangemens avec le capi-

taine suivant les circonstances où nous nous trouvons et pour prévoir celles où nous pourrons être par

la suite. Il est convenu avec moi de préparer sa cale pour recevoir toutes les marchandises que nous

avons à Faifo et qu'on doit envoyer incessamment à bord afin d'être indépendans des gens du pays et

de n'avoir rien qui nous retienne au cas que nos affaires viennent à tourner mal.

Du bord le canot m'a conduit en deux heures de temps jusqu'au pied de la haute montagne de

Haï. Ce petit trajet m'a épargné au moins une grande journée de chemin, et du chemin très difficile.

Étant dans l'auberge au pied de cette montagne j'ai vu arriver un de mes domestiques cochinchinois

que j'avois mis à Hué dans le dernier bateau que j'ai expédié pour conduire nos effets à Cham. Ce do-

mestique alloit à Faïfo me donner avis que le bateau dont il étoit conducteur coulant bas d'eau avoit

échoué sur le sable dans l'anse de Chu mée, mais qu'il n'y avoit rien de perdu.

A cette nouvelle je me suis hâté de traverser la montagne et suis allé coucher de l'autre côté à

l'auberge de la douane.

Le 23. — J'ai continué mon voyage le long de la mer et suis arrivé à Chu-mée où le bateau

étoit échoué. J'ai trouvé les bords de la mer couverts de débris de ce bateau, et j'ai vu venir au-devant

de moi un de nos gens qui étoit seul pour garder nos deniers et nos effets recueillis à terre sous une

cabane faite des débris du bateau. Ce pauvre misérable qui étoit là depuis plus de vingt-quatre heures

au milieu d'une troupe de coquins qui lui faisoient compagnie malgré lui pour pouvoir le voler fut

d'autant plus consolé de me voir qu'il ne m'attendoit que dans cinq ou six jours ; il me raconta l'histoire

de son naufrage et m'apprit que de trois mille quatre-vingts quans que j'avois chargés sur le bateau il

en manquoit mille deux cent vingt, et qu'il croyait que ces derniers étoient encore dans la carcasse du

bateau qui restoit entière échouée à cinq ou six brasses du plein, mais qu'il n'avoit osé se mettre à l'eau

pour aller les chercher, parce qu'il craignoit que tandis qu'il y seroit, tous ces Cochinchinois qui étoient

là n'emportassent aussi tout ce qui étoit déjà sauvé à terre. Par tout ce que j'appris de cet homme, je vis

qu'il y avoit dans ce naufrage beaucoup de mauvaise volonté de la part des bateliers et que s'il man-

quoit quelque chose c'étoit eux qui l'avoient volé.

Comme j'étois bien accompagné j'épouvantai tous ces gens là en mettant le pistolet à la main,

je les fis se jeter à l'eau, et leur ordonnai de chercher les deniers qui manquoient leur promettant dix

quans s'il les trouvoient, et les menaçant au contraire de coups de bâton s'ils ne cherchoient pas bien.

Mes promesses et menaces furent également sans effet. Rien ne se retrouva et après différentes tenta-

tives, je ne pensai plus qu'à mettre en sûreté ce qu'on avoit pu sauver en terre. J'ai pour cet effet loué

un autre bateau qui s'est heureusement trouvé dans ce port et dont le maître m'a bien rançonné vu la

nécessité où j'étois, j'ai tout rechargé dans ce bateau et ai mis dessus deux hommes pour le conduire.

Le 24. — Je me suis saisi du maître batelier et de son écrivain que j'ai conduits à Hué.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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Le 25. — Je suis arrivé au point du jour à la capitale, je suis allé loger chez l'évêque qui m'a

reçu avec toutes sortes d'amitiés. Ce prélat m'a confirmé tout ce qu'il m'avoit écrit à Faifo et je me suis

disposé à aller parler au Roy.

Le 26. — L'interprète Miguel est venu de la part du nègre favori me dire que si je voulais lui

donner deux mille cinq cents quans, il se chargeroit d'obtenir du Roy tout ce que je voudrois et de faire

expédier promptement le vaisseau. Il a ajouté que pour réussir plus sûrement il se servirait auprès du

Roy d'une nouvelle concubine qui est en faveur ; qu'il lui donnerait deux mille quans et en garderoit

cinq cents pour lui. Après avoir consulté sur cette nouvelle proposition, j'ai fait écrire trois différentes

requestes renfermant tout ce que j'ai à demander au Roy. Par la première j'ai demandé la restitution ou

le payement de toutes nos marchandises.

Par la seconde je demandais que le Roy signât du pinceau rouge l'exemption qu'il m'a déjà ac-

cordée verbalement pour tous les droits en général de notre vaisseau et nommât un mandarin pour aller

l'expédier.

Par la troisième requeste j'ay demandé que les vaisseaux de la nation française eussent la liber-

té de venir commercer dans tous les ports de ce Royaume et y jouissent des mêmes privilèges que s'ils

appartenoient au roi même de la Cochinchine. J'ai demandé la permission d'apporter ici des caches de

toutenague semblables en tout à celles que le Roy fait fondre dans son palais, et j'offrais pour cette

permission de payer le droit des dix pour cent, et d'estre exempt généralement de tout autre droit, tant

envers le Roy qu'envers les mandarins. J'ai mis aussi la condition que si nous ne pouvions pas apporter

des caches, mais seulement de l'argent ou quelque autre marchandise, nous ne payerions également

aucun droit et serions les maistre de vendre à qui bon nous sembleroit sans estre obligé de porter les

marchandises au palais. Enfin je finirais par demander la liberté de faire un établissement à Touranne.

J'ai remis ces trois requestes à l'interprète pour les porter au nègre et lui promettre de ma part les deux

mille cinq cents quans qu'il m'a demandé au cas qu'il pût obtenir du Roy sa signature aux trois re-

questes.

Le nègre en bon marchand a trouvé mes demandes trop fortes et la somme trop modique, il

m'a renvoyé dire que cela ne se pouvoit. Comme je ne puis plus me fier à cet interprète qui m'a déjà

trompé plusieurs fois, j'ai pris le parti d'aller chez le nègre voir par moi-même ce qu'il veut et finir

avec lui.

J'ai trouvé ce coquin plus insolent que de coutume. Il m'a d'abord donné de très mauvaises rai-

sons pour faire augmenter la somme, me disant que s'il demandait une somme d'argent ce n'étoit pas

pour lui, mais pour en faire présent, partie au Roy, partie à une concubine favorite. Il a ajouté que mes

demandes étoient si fortes que jamais il n'oseroit les proposer ; il ne convenoit pas de présenter à son

maître des choses désagréables et qui ne seroient sûrement pas de son goût ; en un mot qu'en obtenant

pour moi l'exemption de tout droit, il agiroit comme un mauvais domestique qui diminue le bien de

son maître.

Je lui fis sentir que s'il m'obtenoit mes demandes, il ne devoit pas penser diminuer en rien par

là le bien du Roy parce que si je n'obtenais pas tous mes privilèges, nos vaisseaux ne viendroient plus

en Cochinchine et le Roy se verroit par là frustré du présent qu'on lui apporteroit tous les ans si les

privilèges s'accordoient. Le nègre parut frappé de celle raison, mais non persuadé ; il insista dans son

premier sentiment, et je fus obligé de le prendre par intérest en lui promettant quelque curiosité et lui

donnant une bague que j'avois au doigt. Je profitai de l'instant où mon nouveau présent lui faisoit épa-

nouir le cœur, je l'accablai de caresses qui me coûtèrent beaucoup mais qui réussirent. Il se laissa ga-

gner et me promit tout. Mais puis-je compter sur la promesse d'un homme semblable ? La première

réflexion qu'il va faire dérangera toutes mes espérances.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

Jean-Paul Morel copie sur pierre-poivre.fr en juillet 2010  Page 51

 

De la maison du nègre, je suis allé au palais pour tâcher d'avoir audience et savoir si le Roy n'a

pas changé de disposition à notre égard. Dès que le nègre a su que je voulais parler au Roy, il a craint

que je ne présentasse moi-même mes requestes et de perdre par là les deux mille cinq cents quans que

je lui avois promis. Il a aussitôt couru dans le palais, et a si bien fait que je n'ai pu avoir audience.

Comme je retournais il m'a envoyé son écrivain pour venir avec moi faire un billet d'obligation

pour la somme promise.

Le 27. — J'ai pris le parti de gagner, un capitaine des gardes pour me faire entrer au palais. Je

l'ai invité à dîner, je lui ai fait quelques présents, et il m'a procuré une nouvelle audience.

Dès que j’ai paru à la porte du palais le capitaine sans en donner avis à son ami le Nègre, est

allé avertir le Roy que je demandais audience. Une demi heure après le prince est venu à la porte et

sans sortir il a simplement avancé la tête pour voir où j'étois. Je me suis approché et le Roy me rece-

vant avec son affabilité ordinaire m'a demandé pourquoi le vaisseau n'était pas encore parti

1

. Je lui ai

répondu qu'il m'avoit fait la grâce de me promettre depuis longtemps un mandarin pour dépêcher le

vaisseau ; que dans cette confiance j'étois allé l'attendre à Faifo ; mais que voyant la mousson passer

sans qu'il parût aucun mandarin, j'avois été obligé de revenir pour avoir recours à ses bontés et le prier

de nommer quelqu'un.

Le prince me dit qu'il avait nommé On caï bô depuis plus d'un mois et qu'il étoit surpris que ce

mandarin n'eût pas obéi. J'ai tout de suite exposé les différentes difficultés que j'éprouve de la part des

mandarins, les uns ai-je dit veulent me faire payer des droits que vous m'ayez pardonnés avec tant de

bonté et osent indignement vexer des étrangers qui sont sous votre protection royale : les autres mépri-

sant vos ordres, retiennent injustement nos marchandises et tandis que vos bienfaits remplissent notre

cœur d'estime et d'affection pour votre personne, leurs vexations nous inspirent de l'aversion et de

l'éloignement pour un pays où votre bonté nous invite mais nous soutient trop faiblement contre l'avi-

dité de vos mandarins.

Comme le Roy a paru touché, j'ai tâché de le décider fortement en notre faveur en lui disant

que j'étois bien éloigné de m'attendre à de telles difficultés, lorsque la première fois que je parus en sa

présence, il m'assura de sa protection dans les termes les plus forts. Que dira-t-on en France ajoutai-je

lorsqu'on apprendra que le Roy de Cochinchine nous  a bien reçus et nous a protégés, mais que ses

mandarins nous ont opprimés ? Dans notre Royaume qui est-ce qui oserait ainsi désobéir aux ordres du

Roy ? Dans quel pays du monde feroit-on de semblables injustices et avec quelle sévérité ne seroient

pas punis des mandarins assez misérables pour tyranniser ceux que le Roy protège ?

Pendant ce discours le Roy changea trois ou quatre fois de couleur et d'un air touché et interdit

se retira sans me répondre et sans que j'aye pu savoir au vrai l'effet de mes plaintes, comme je voyais

qu'il se retiroit, je tirai promptement une requête que j'avois toute prête par laquelle je demandais jus-

tice des bateliers qui nous ont volé mille deux cens vingt quans.

Le Roy jeta les yeux sur cette requeste, et jetant un cri d'indignation sur toutes les injustices

qu'on me foisoit, il me dit d'un air plein de bonté qu'il me feroit sûrement retrouver la somme perdue.

Je ne saurois croire que ce prince aye part aux vexations que j'éprouve. Il paroît avoir le cœur

bon et aimer les étrangers, mais pourquoi ne punit-il pas les mandarins ou du moins ne les empêche-t-

il pas de nous voler ? Il sçait bien se faire obéir quand il veut. La suite m'apprendra ce que je dois pen-

ser à son sujet.

                                                           

1

 Cette question du Roy prouve bien que ce n'est pas par son ordre que les mandarins nous molestent ; elle prouve aussi qu'il

est bien peu au fait de ce qui se passe chez lui. Il est vrai qu'il ne se mêle de rien.

 

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Le 28. — Un soldat que j'avois envoyé à Chu mehé se saisir des bateliers camarades de ceux

que j'ai amenés ici, est revenu sans avoir pu les prendre. Il m’a appris que le second bateau sur lequel

j'avois chargé les débris du premier naufrage avoit manqué de périr mais qu'il étoit heureusement ren-

tré dans le port. Le Roy a nommé On caï bô pour examiner l'affaire des bateliers. Ce mandarin a sur le

champ envoyé ses soldats se saisir des deux hommes que j'avois conduits ici.

Le Nègre m'a renvoyé aujourd'hui l'interprète avec le capitaine des Gardes, son ami, et l'un des

examinateurs de notre vaisseau pour me dire que si  je voulois augmenter encore cinq cents quans il

obtiendrait ce soir même mes demandes.

Après avoir disputé toute la journée je suis convenu de promettre les trois mille quans à condi-

tion que mes trois requestes seroient signées du Roy et je leur ai fait mon billet où je n'ai rien oublié

pour stipuler clairement les conditions. C'est la troisième requeste qui est la plus intéressante et pour

laquelle seule je crois ne devoir pas épargner les trois milles quans.

J'ai découvert une infinité de nouvelles friponneries de la part de l'interprète Miguel.

Le 29. — J'ai eu la visite des mandarins auxquels je me suis engagé de payer trois milles

quans s'ils pouvoient obtenir du Roy les demandes dont j'ai parlé ci-dessus : ils se sont servis de toutes

sortes de ruses pour me faire augmenter la somme en me disant que le Roy n'accorderoit jamais ces

demandes. Comme par mon billet j'exige d'eux qu'ils m'obtiennent la signature à trois requestes pour la

somme de trois mille quans, ils ont voulu stipuler le prix de chacune de ces requestes, afin d'avoir une

récompense sûre pour les deux premières qui sont aisées à obtenir, et me faire ensuite contribuer pour

la dernière qui est la plus difficile, mais la plus intéressante. Malgré toutes les difficultés je me  suis

tenu à mon premier billet sans y avoir rien changé. Ils m'ont appris que le Roy a nommé hier le man-

darin Oh caïbo pour aller dépêcher notre navire.

Ce sont eux qui ont la commission de porter cet ordre au susdit mandarin, mais ils n'oseroient

le faire aujourd'hui, disent-ils, vu que c'est un jour malheureux.

Ce qui m'embarrasse le plus en négociant avec ces gens-ci, c'est qu'ils ne disent jamais un mot

de vérité. Aujourd'hui ils conviennent d'une chose, demain ils nieront en estre convenu. Ils promettent

et se dédisent continuellement sans le moindre scrupule, n'ayant pour objet que leur propre interest

dans toutes les affaires dont ils sont chargés même de la part du Roy. Ils ne pensent qu'à tirer en lon-

gueur pour gagner davantage ; tous leurs discours ne tendent qu'à tromper. Plus on leur donne, plus ils

marquent envie d'avoir. Chaque entretien qu'on a avec eux finit par quelque demande importune de

leur part. Pour traiter avec de semblables gens il ne suffit point d'avoir de l'intelligence des affaires. Il

faut être aussi fripon qu'eux.

Un autre désagrément non moins grand que le premier, c'est qu'il n'y a pas de ministre déter-

miné pour telle ou telle affaire, surtout pour celles des étrangers. Le Roy donne à sa volonté le manie-

ment des affaires les plus intéressantes à ses domestiques nègres ou à quelques soldats favoris suivant

qu'il veut les récompenser, parce qu'il ne leur donne ces commissions qu'afin qu'ils puissent gagner.

Comme le Roy d'ailleurs ne les paye pas, dès qu'ils ont quelque commission ils n'oublient rien pour en

tirer le parti le plus avantageux et s'enrichir s'ils peuvent pour le reste de leur vie. De là viennent les

friponneries qu'on éprouve, de là vient la longueur des affaires qu'on ne scauroit terminer avec un

ignorant soldat qui ne connoît tout au plus que ses armes ou un nègre qui ne scait que les viles fonc-

tions d'un esclave. Ce qu'il y a de singulier en tout cela c'est de voir les plus grands mandarins obligés

de faire leur cour à ces coquins et le Roy demander compte à ceux-ci de leurs friponneries et partager

avec eux le pillage.

Enfin les deux mandarins sont retournés en me disant qu'ils ne pouvoient se charger de mes

requestes pour la somme de trois mille quans.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

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Le 30. — On a commencé à découvrir le vol que nous ont fait les bateliers. La maîtresse du bateau

étant mise à la question a avoué avoir volé trois milles quans pour payer ici des dettes de mandarins.

Les associés l'ont accusée d'avoir tout volé, et de leur avoir conseillé de couper les rotins qui lient le

bateau et de le faire par ce moyen ouvrir et périr en pleine mer afin de donner à croire que tout avoit

été ainsi perdu ; mais les bateliers quoique habiles nageurs, n'ont osé le faire périr en pleine mer. Tout

ce qu'ils ont pu faire pour contenter leur maîtresse et payer la part qu'ils ont eue au vol, a été de couper

un peu de rotin qui liait le bateau pour lui faire une voie d'eau puis de venir s'échouer sur le sable.

Cette première découverte me fait espérer que tout ou la meilleure partie des mille deux cent

vingt quans se retrouvera.

Les deux mandarins de hier sont encore venus pour éprouver de nouvelles ruses et me faire

augmenter la somme que je leur promets pour mes requestes. J'ai toujours tenu bon.

Le 31. — J'ai envoyé chez On caï bô qui comme je l'ai dit ci-dessus a été nommé il y a plus

d'un mois pour aller expédier notre vaisseau mais qui avoit négligé l'ordre du Roy et qui vient encore

d'être nommé depuis ma dernière audience.

Ce mandarin a répondu que quoique le Roy l'eût nommé, l'ordre ne lui en avoit pas encore été

porté ; qu'au reste il étoit inutile qu'un mandarin allât sitôt expédier le navire vu que je n'avois pas

encore payé les droits qui sont de dix pour cent. Voilà la première fois que ce mandarin m'a parlé de

payer ce droit. Il m'avoit toujours assuré que le Roy me les avoit pardonnés ; que d'ailleurs c'étoit la loi

du Royaume de n'exiger aucun droit d'un vaisseau qui apporte un présent tel que le nôtre, outre cela,

comme je l'ai déjà dit, le Roy lui-même m'a répété vingt fois qu'il n'exigeoit aucun droit et tout nouvel-

lement dans ma dernière audience il me l'a encore dit en présence des mandarins qui me font tant de

difficultés. On peut voir par là comment le Roy est servi. Il donne des ordres et celui qui est chargé de

les porter n'en fait rien, à moins que la personne intéressée ne lui donne de l'argent, ce qui est d'autant

plus surprenant que le Roy est réellement craint. Quel embarras pour un étranger ! Quelle patience ne

faut-il pas! Si encore il n'en coûtait qu'une centaine de quans ! mais ces gens-ci ne parlent que par

mille.

Ce droit dont On caï bô me fait parler ce malin est très considérable. Aucun vaisseau ne l'a

jamais payé parce que quoiqu'il soit déterminé par la loy, une autre loy en exempte tout vaisseau qui

apporte un présent curieux. Jamais vaisseau n'en a apporté un comme le nôtre. Ce droit de dix pour

cent sur toutes les marchandises du vaisseau se détermine sur l'estimation que fait le subrécargue des

dites marchandises conjointement avec le mandarin qui examine le vaisseau. Quoique nous n'ayons

presque aucune marchandise je ne sais comment On caï bô a composé son catalogue. Il nous donne

pour quatre vingt mille quans de marchandises sur lesquelles nous devons, dit-il, huit mille quans.

 Je vois à présent que ce mandarin, quoique chrétien, est aussi fripon que les autres et s'ac-

corde avec eux. Dans les commencements il avoit paru disposé à m'aider et m'avoit donné de fort bons

conseils que j'ai suivis à la lettre. Aujourd'hui j'apprends qu'il écoute le père Jésuite médecin qui  l'a

entièrement indisposé contre nous, et qui lui a fait des avances d'argent ainsi qu'à deux ou trois autres

mandarins, pour les engager à nous traverser dans nos entreprises, de façon que je ne vois pas d'autre

remède que de donner plus que ce bon Père qui agit ouvertement contre nous au nom de ses confrères

et des Portugais.

Le 1er

 janvier 1750. — J'ai renvoyé chez les mandarins avec lesquels je suis en négociation, et

leur ai écrit la lettre la plus engageante qu'il m'a été possible pour tirer d'eux quelque service Ils m'ont

répondu que le Roy devant retourner demain au grand palais, ils étoient occupés à faire transporter ses

effets, qu'ils ne pouvoient point me servir de deux jours, mais qu'après cela ils se chargeroient de ter-

miner nos affaires : nouveaux délais tous les jours.

 

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L'interprète Miguel que j'ai envoyé chercher m'a fait réponse que si je lui donnais trois cents

quans d'avance il viendroit me servir. J'ai fait acheter de la graine de vers à soie pour envoyer à notre

colonie de Maurice. J'ai vu aujourd'hui chez un mandarin cochinchinois une idole d'or d'environ un

pied de haut. Son altitude est celle d'un furieux ; elle est montée sur un monstre marin et tient en main

un trident. Ce mandarin m'a bonnement assuré que cette idole a autorité sur les vents et sur la mer.

C'est' le Neptune des anciens. L'ouvrage quoique dans le goust cochinchinois est assez bien exécuté,

on m'en a demandé mille quans.

Comme je demeure ici chez l'Évêque et que c'est aujourd'hui jour de cérémonie et de visites,

j'ai été surpris de ne voir venir aucun des religieux qui sont à la ville, quoiqu'ils soient au nombre de

sept ou huit. Ces bons missionnaires auroient dû naturellement venir visiter l'Évêque leur supérieur,

mais j'ai appris à cette occasion que la discorde règne dans cette mission comme dans toutes les autres.

Dix ou douze européens qui sont ici au milieu d'une nation barbare, et qui ne devroient point avoir de

plus grande consolation que celle de se rassembler quelquefois et de converser ensemble ne se voyent

jamais et ne peuvent se souffrir.

Le 2. — Le Roy est descendu du petit palais de Toudouc au grand Palais. Ce changement ne

m'a pas permis de travailler à aucune affaire.

J'ai fait appeler un ouvrier, mais ce misérable sortant de bon matin de sa maison pour venir

travailler chez moi a eu le malheur de rencontrer une femme. Il est aussitôt retourné, et de tout le jour

n'a osé mettre le pied hors de chez lui dans la crainte qu'il ne lui arrivât quelque accident, la femme est

ici un oiseau de mauvais augure.

Il est arrivé aujourd'hui une histoire qui fait beaucoup de bruit.

Un ancien auteur naturaliste Chinois parle dans ses ouvrages d'un certain arbre qui ressemble

presqu'en tout à notre figuier d'Europe. Après avoir fait un grand éloge de cet arbre auquel il donne des

qualités merveilleuses, il finit par dire que quoique cet arbre ne donne point de fleur, cependant il peut

en porter et que le Royaume où l'arbre portera fleur sera le plus riche et le plus heureux de tous les

royaumes.

La Cochinchine produit l'arbre en question et dans le voisinage du palais sur le bord d'un ruis-

seau, on a trouvé aujourd'hui deux fleurs rouges qu'on dit être fort belles sur un de ces arbres. Un heu-

reux hasard a conduit dans cet endroit deux jeunes gens qui ont pris ces fleurs et les ont portées au

Roy.

Aussitôt le prince a fait assembler tous les grands mandarins, leur a fait voir les fleurs. On a

envoyé reconnoître l'arbre et examiner si les fleurs y avoient été véritablement cueillies. La vérité du

fait confirmée le Roy a avalé les fleurs comptant bien se procurer par là le bonheur le plus parfait et

peut-être l'immortalité. Les mandarins ont applaudi à sa bonne fortune en se prosternant neuf fois et

tout le monde ne doute plus du bonheur du Roy et de tout son royaume. Les deux jeunes gens qui ont

fait cette découverte ont eu chacun une compagnie de soldats.

Ce petit événement ne contribuera pas peu à augmenter la vanité du Roy qui est déjà grande et

donnera lieu à beaucoup de flatteries de la part de ses courtisans qui en faisoient déjà un dieu. On a

placé une compagnie de soldats auprès de l'arbre pour le garder et le Roy a ordonné d'y élever une

pagode.

Le 3. — Je suis allé chez les deux mandarins avec lesquels je suis en marché pour finir mes af-

faires. J'ai trouvé le Nègre favori qui m'a dit avoir parlé au Roy et que ce prince étoit disposé à signer

mes trois requestes à condition que je payerai les trois milles quans dont j'étois convenu, et de plus les

droits des trois examinateurs de notre vaisseau dont la somme se monte à sept cens cinquante quans,

c'est-à-dire à deux cents cinquante quans chacun. J'ai encore disputé beaucoup là dessus, mais comme

 

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j'ai affaire à gens qui n'entendent aucune raison,  et que d'ailleurs le nègre m'assuroit que tel étoit

l'ordre du Roy, j'ai été obligé de convenir de tout ce qu'il a voulu. Je lui ai donné la liste des marchan-

dises qui sont encore au palais, et dont le prix suivant la facture que nous avons donnée, monte à plus

de cinq mille quans. Je lui ai dit de prendre sur cette somme les trois mille quans que le Roy demande

et de se charger de payer les trois examinateurs dont lui-même est du nombre. Il a consenti à ma pro-

position et m'a promis de finir demain en obtenant la signature du pinceau rouge à mes trois requestes.

Ce misérable nègre est insatiable. Il m'a fait mille demandes et j'ai été obligé de lui donner

sans quoi tout eût été brouillé : il est certain que les trois milles quans sont pour lui quoiqu'il dise ne

les demander que pour les offrir au Roy.

Le 4. — Le Roy est allé à la chasse au tigre. Ce prince a pris goust pour cet amusement, parce

que, me dit-il un jour, c'est un exercice qui l'accoutume aux fatigues de la guerre et le rend hardi.

J'ai acheté quelques petites pièces de soye mal fabriquées. On ne sauroit en avoir à moins de

les commander. La soye n'a jamais été aussi chère dans le pays que cette année. Elle vaut ordinaire-

ment de huit à neuf masses le nên ou les douze onces, la soye de la première sorte. Aujourd'hui elle

vaut au moins un quan trois masses jusqu'à un quan six masses.

J'ai fait venir chez moi un fondeur de deniers du Roy qui m'a vendu tous ses outils et m'a en-

seigné la manière de fondre en travaillant lui-même devant moi, et me faisant voir toutes les opéra-

tions. Comme le nègre favori me dit hier que le Roy m'accordait avec mes deux autres demandes, la

permission d'apporter ici des caches, je n'ai rien négligé pour m'instruire à fond de la manière de les

fondre et j'insère ici ce que j'en ai recueilli.

 

Manière de fondre les caches en Cochinchine.

 

On commence d'abord par poser solidement un petit établi do la longueur du moule des

caches. Cet établi a ici deux pieds de longueur sur sept pouces de largeur. Il a la forme de l'établi d'un

tonnelier. On pose dessus une ligne parallèle un premier cadre dont les parties sont fixes et ne jouent

point. On couvre la surface de l'établi d'une poussière de charbon renfermée dans un sac de toile claire,

puis on remplit la cavité que forme le cadre au-dessus de l'établi de la terre grasse préparée, passée par

un gros tamis et médiocrement sèche.

Cette terre étant ainsi posée de façon qu'elle surpasse la hauteur du cadre d'environ un demi-

pouce.

L'ouvrier la presse d'abord avec les mains, puis il monte dessus et s'appuyant sur un morceau

de bambou suspendu par les deux extrémités à la hauteur de ses bras, il foule cette terre de tout le

poids de son corps, en poussant et repoussant dessus deux ou trois fois.

Cette opération faite, l'ouvrier prend un petit morceau de bois de la longueur d'un demi-pied,

de forme carrée et de deux pouces d'épaisseur en tous sens. Avec ce planissoir il enlève toute la terre

qui surpasse le cadre, après quoi il sème encore du charbon sur cette terre.

Alors il divise avec le compas la largeur du contenu du cadre en quatre parties. Sur les deux

points qui marquent les deux parties les plus voisines des bords du cadre, dans sa longueur il trace

deux lignes dans chacune desquelles il pose une baguette de fer qui est un peu plus grande à l'une de

ses extrémités, et va toujours en diminuant jusqu'à l'autre.

Cette baguette de fer est séparée en trois parties qui s'ajustent bout à bout l'un de l'autre lors-

qu'on les emploie. Chacune de ses parties est ronde d'un côté et triangulaire de l'autre.

 

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C'est le côté triangulaire que l'ouvrier enfonce dans cette première terre préparée, dont j'ai déjà

parlé cy dessus. Il enfonce chacune des parties de ces deux baguettes l'une après l'autre avec un petit

instrument de corne et d'ivoire fait à peu près comme le manche ordinaire d'un outil, convexe à l'une

de ses extrémités et concave à l'autre. Il frappe légèrement et avec adresse sur ce petit instrument sur la

baguette de fer pour la faire enfoncer également de la moitié de son épaisseur.

Ces deux séparations étant formées par les deux baguettes de fer, l'ouvrier ajuste les caches

originales qu'il a choisies pour en graver l'empreinte dans la terre, il les applique toutes bout à bout

l'une de l'autre, en laissant seulement une ligne de séparation, ayant bien soin de les placer toutes sur le

même côté, de façon qu'elles touchent la baguette de fer. Avant de les placer, l’ouvrier doit avoir atten-

tion de les frapper avec le petit outil de corne ou d'ivoire dont j'ay parlé cy dessus, afin de rendre la

cache un peu concave du côté où elle doit être appliquée sur la terre, afin que la frappant ensuite sur le

côté opposé pour en mieux imprimer les caractères elle revienne dans son état naturel.

L'ouvrier forme ainsi quatre lignes de caches, c'est-à-dire une ligne de chaque côté de chacune

des deux baguettes de fer ; les caches ne doivent être enfoncées dans la terre qu'à la moitié de leur

épaisseur.

Il faut avoir attention de laisser deux pouces de vide à la tête des quatre rangs de caches. Dans

cette espace vide, l'ouvrier imprime avec force le côté concave, de son instrument de corne. Cette em-

preinte servira par la suite à retenir la terre qui doit être jetée sur ces rangs de caches. Pour faire la

seconde partie du moule en prenant l'empreinte de l'épaisseur de la moitié de chaque cache du côté

opposé à celui où elles sont déjà appliquées sur la terre. C'est, également pour tenir cette seconde terre

que l'ouvrier imprime dans les bords de la première des cavités triangulaires qu'il fait avec un petit

morceau de bois à sa volonté.

Cette première couche des caches originales étant ainsi disposée, l'ouvrier la saupoudre une

première fois de poussière de charbon. Il applique sur ce premier cadre qui ne s'ouvre point un second

cadre dont les quatre angles jouent et qui peut s'ouvrir. Il remplit ce nouveau cadre comme le premier

de terre préparée ; il la foule avec les mains, puis avec les pieds comme dans la première opération.

Enfin il en ôte le superflu comme cy devant. Il frappe légèrement les deux côtés des deux cadres, les

enlève tous les deux, les renverse de façon que les caches et les baguettes de fer resteront appliquées

sur le second moule et présenteront la partie qui étoit imprimée dans le premier.

Ce second moule alors se met à la place du premier qu'on laisse à part pour un moment ; on

adapte sur le cadre de ce second moule un troisième cadre. Cette opération se fait d'autant plus facile-

ment que le cadre supérieur a quatre chevilles qui répondent à quatre trous du cadre inférieur ce qui

rend l'ouvrage beaucoup plus juste.

Le nouveau cadre étant ainsi appliqué, on saupoudre les caches de poussière de charbon. On

remplit le cadre de terre. On la foule, on en tire le superflu comme cy devant ; en un mot on en forme

la seconde partie du moule, qu'on lève avec dextérité comme le premier, et qu'on pose sur une planche

de la largeur du cadre.

Jusqu'ici il n'y a encore que la moitié du moule de fait, parce que le premier n'a servi que

comme de base pour faire les autres. Car comme le premier cadre ne peut pas s'ouvrir le demi moule

qu'il renferme ne peut servir que pour la fonte. On le met à part comme je l'ai dit cy dessus, et il ne sert

qu'au cas que le moule sur lequel on veut imprimer le revers des caches ne vienne à se casser. Alors on

reprend ce premier cadre, on le pose sur celui qui menace ruine, et en le renversant, les caches se re-

trouvent disposées comme la première fois, et on recommence l'opération.

 Après cette explication, il est aisé de comprendre comment après l'impression du premier de-

mi-moule on imprime le second, en renversant les moules de façon que lorsqu'on les sépare, les caches

qui restent sur le moule inférieur présentent le côté qu'on veut imprimer.

 

VOYAGE DE PIERRE POIVRE EN COCHINCHINE par Henri Cordier

Jean-Paul Morel copie sur pierre-poivre.fr en juillet 2010  Page 57

 

Les moules étant ainsi formés on les place parallèlement les uns sur les autres au nombre de

six, vingt, trente à la volonté de l'ouvrier. Puis on les couvre tous d'une nouvelle planche qu'on lie avec

la planche inférieure de façon qu'on puisse manier  le tout sans courir risque de rien casser. Alors on

renverse tous les moules ainsi attachés sur une troisième planche de façon que l'orifice de tous les

conduits destinés à recevoir la matière se présentent en haut.

Il faut avoir attention de disposer cette dernière planche inférieure de façon qu'elle ait un peu

de pente, ce qui se fait en mettant sous l'une de ses extrémités quelque chose qui s'élève de ce côté-là.

Alors on prend une petite cuillère de fer aiguë et l'on se sert de sa pointe pour élargir légèrement l'ori-

fice de chaque conduit. Puis avec l'extrémité du manche de cette cuillère lequel forme une espèce

d'anneau, on trace dans la superficie des moules, un petit conduit également creusé qui conduit d'un

orifice à l'autre. Ces deux opérations se font avant de lever les moules sur la planche inférieure.

Il ne reste plus qu'à verser la matière. Il faut avoir attention que la matière no soit pas trop

cuite, c'est ce que l'expérience apprend. Dès que la matière est jugée bien fondue, on la prend avec une

grande cuillère et on la verse dans tous les conduits extérieurs qui communiquent à chaque conduit

intérieur. On laisse un peu refroidir la fonte, puis on brise les moules.

Les caches retirées du débris des moules, on en sépare tout le superflu qui se remet à la fonte ainsi que

celles qui ont été manquées. Quant à celles qui ont bien réussi on les enfile au nombre de quatre ou

cinq cents dans une aiguille de fer forgé suivant la forme carrée du trou qui est au milieu des caches.

On les presse l'une contre l'autre avec force à l'aide d'un petit battoir de fer percé comme les susdites

caches.

Alors on présente cette enfilade sur un tour et à l'aide de deux grosses limes entre lesquelles on

les fait retourner, on réussit à en polir la circonférence après quoi on les lave pour une plus grande

propreté.

*

Le 5. — Le Roy s'est donné le spectacle du combat des tigres avec les éléphants. On a trans-

porté les premiers dans des cages sur une isle située au milieu de la grande rivière de Hué vis-à-vis l'un

des palais. On a fait passer la rivière à quarante gros éléphants qui se sont rangés en ordre de combat et

ont formé une double haie qui bordait entièrement l'une des extrémités de l'isle. Les tigres étoient pla-

cés du côté opposé et des soldats, la lance à la main, ont bordé une autre partie de l'isle dans toute sa

longueur qui peut être de six cens pas ; de façon qu'il ne restait qu'un côté de l'isle ouvert. C'est en cet

endroit que le Roy est venu se placer accompagné d'une douzaine de galères et de tous les grands

mandarins du royaume. La galère du Roy n'étoit distinguée que par un parasol rouge qu'un page tenoit

à côté de ce prince.

Le Roy a fait donner le signal du combat en faisant frapper à diverses reprises sur un morceau

de bambou (cet instrument grossier rend un son ou plustost fait un bruit très désagréable). A ce signal

des soldats font sortir un des tigres de sa cage. Ce pauvre animal qui a longtemps souffert dans son

étroite prison et auquel on a rogné les ongles et lié la gueule, sort à demi-mort et est attaché avec une

longue et bonne corde à un poteau. Aussitost un éléphant se détache de sa ligne et vient à pas lents

auprès du tigre. Il replie sa trompe crainte d'être saisi par cet endroit sensible, et avec ses deux dents

soulève le tigre qui est sans défense, et le fait pirouetter assez haut, puis recommence ce jeu jusqu'à ce

que le tigre soit entièrement mort. Alors des soldats avec des fagots de paille viennent lui brûler les

barbes afin que personne ne puisse s'en servir pour composer des poisons, car les gens du pays préten-

dent que ces poils sont extrêmement dangereux.

Voilà ce que c'est que le combat des tigres contre les éléphants, spectacle bien ennuyeux. Ce-

pendant le Roy et tous ses mandarins ont eu la constance de passer la journée à voir ainsi tuer dix-huit

tigres.

 

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